• Le jour où elle est venue au monde, elle a goûté la douceur du sein maternel, mais aussi la saveur âcre du lieu carcéral. Car elle était née dans une prison de Constantinople. Non pas la Constantinople de l’Empire byzantin, mais la Constantinople que l’Ottoman assujettissait depuis plus de trois siècles.

    Pourquoi sa venue au monde était-elle si lugubre ? Pourquoi était-elle punie dès sa naissance ?

    C’était son père qui était puni. Il était puni pour avoir participé à une remise en question de l’autorité qui imposait le joug. La contestation a fait voler en éclats l’hégémonie en mer de l’oppresseur, avec la bataille qui s’est déroulée au large de Χίος – ΧΙΟΣ (en français : Khios) :

     

    Le choix de la dignité

     

    Pour s’être lié d’amitié avec l’ennemi de l’ennemi, le père a été incarcéré et torturé. Pour avoir prêté main forte à la détonation qui avait ébranlé la Sublime Porte, le père a perdu la santé, puis la vie.

    En punissant le père insoumis, l’Ottoman a étendu le même châtiment à la fille.

    Après l’anéantissement du Grec dans la geôle meurtrière, la veuve et l’orpheline sont rentrées à la maison, dans le Κόλπος Σαρωνικός – ΚΟΛΠΟΣ ΣΑΡΩΝΙΚΟΣ (en français : le Golfe Saronique).

     

    Le choix de la dignité

     

    En grandissant, la jeune fille née en prison n’avait qu’un objectif : redonner à son pays la liberté, et la dignité qui allait avec.

    L’héroïne des temps modernes s’appelait Λασκαρίνα Μπουμπουλίνα – ΛΑΣΚΑΡΙΝΑ ΜΠΟΥΜΠΟΥΛΙΝΑ. La transcription en français est  : Laskarina Bouboulina.

    Son quartier général se trouvait sur l’île connue sous le nom de Σπέτσες – ΣΠΕΤΣΕΣ (en français : Spetses).

    La construction navale est ce qui fait la vitalité, la grandeur et la renommée de l’île.

    Avec émerveillement, nous avons contemplé le spectacle des gestes millénaires :

     

    Le choix de la dignité

     

    L’effort productif des chantiers navals donnait de la fierté et faisait autorité.

    Le précieux savoir-faire des charpentiers de la mer a été le fer de lance de l’héroïne qui voulait coûte que coûte rétablir la dignité pour son pays.

    Elle a employé toute sa fortune pour construire la flotte qui redonnerait l’indépendance.

    Pour son vaisseau amiral, elle a choisi le nom du chef qui avait conduit la coalition grecque dans la guerre de Troie : Αγαμέμνων – ΑΓΑΜΕΜΝΩΝ (en français : Agamemnon).

    L’impressionnant navire de guerre était une corvette longue de trente-trois mètres et armée de dix-huit canons lourds.

    C’était le plus beau fleuron de la marine de la Résistance grecque.

    Plus tard, la Grèce, restaurée dans sa dignité, s’est souvenue de ce magnifique vaisseau en en faisant un motif décoratif de la monnaie nationale :

     

    Le choix de la dignité

     

    Le célèbre trois-mâts est entouré de l’inscription : ΕΛΛΗΝΙΚΗ ΔΗΜΟΚΡΑΤΙΑ (en français : DÉMOCRATIE HELLÉNIQUE). Sous la coque, est mentionnée la valeur faciale :

    ΔΡΑΧΜΗ

    1

    c’est-à-dire : une drachme.

    L’année d’édition est aussi indiquée : 1988.

    Cette présentation est celle de l’avers. Que montre le revers ? Voici la fin du suspens :

     

    Le choix de la dignité

     

    C’est le portrait de l’héroïne de la Guerre d’Indépendance.

    Devant le visage, est inscrit le nom du personnage : Λ. Μπουμπουλίνα (en français : L. Bouboulina).

    Le profil gauche est mis en valeur. L’artiste a pris soin de faire ressortir le regard perçant de la Grecque.

    Pourquoi la Grèce de nos jours a-t-elle préféré montrer le vaisseau amiral sur l’avers, puis l’héroïne sur le revers, dans cet ordre et non pas dans l’ordre inverse ?

    L’État grec se veut pragmatique. La Guerre d’Indépendance a été gagnée grâce à des moyens concrets. La flotte de guerre construite par l’héroïne était la concrétisation d’une ferme volonté de retrouver la dignité. L’intérêt national se méfie des belles paroles qui ne débouchent sur aucun investissement concret. C’est pourquoi le discours iconographique a donné la préséance à l’armement qui avait coûté une fortune.

    Les préparatifs de guerre menés par l’héroïne ne pouvaient pas ne pas éveiller les soupçons de ceux qui collaboraient avec le pouvoir central du régime d’oppression. Pour qu’on cesse de lui mettre des bâtons dans les roues, la Grecque est allée directement à Constantinople, pour solliciter l’aide d’un philhellène, qui avait le bras long : il s’agissait de l’ambassadeur Grigori Alexandrovitch Stroganov, qui défendait, devant le Sultan, les intérêts de la Russie orthodoxe et de la Grèce opprimée. De ce voyage à Constantinople, la Grecque a fait d’une pierre deux coups. Non seulement elle a obtenu de l’ambassadeur russe le soutien escompté, elle a en plus eu gain de cause auprès du deuxième personnage le plus important de l’Empire Ottoman, après le Sultan lui-même.

    Le titre porté par ce deuxième personnage le plus important de l’Empire Ottoman était :

    والده سلطان (en français : Validé-Sultane).

    L’expression signifie littéralement « Mère du Sultan ».

    À cette époque, le Sultan était محمود ثانى (en français : Mahmoud II).

    Voici la signature officielle du Sultan Mahmoud II :

     

    Le choix de la dignité

     

    La calligraphie servait de support à la proclamation suivante : « Mahmoud - Khan - fils de - Abdülhamid Ier - victorieux - à jamais ».

    En obtenant une audience auprès de la « Mère du Sultan » et en remportant la sympathie de celle-ci, la Grecque a réussi sa périlleuse mission diplomatique : empêcher l’administration ottomane de faire obstruction à la construction de la flotte de la Résistance grecque.

    Le vaisseau amiral « l’Agamemnon » est terminé en 1820.

    Le 13 mars 1821, devant le port de Σπέτσες – ΣΠΕΤΣΕΣ, le premier drapeau de l’Indépendance est hissé sur le mât principal, puis est salué à coups de canon.

    Voici le drapeau que l’héroïne avait préparé pour la reconquête de la dignité :

     

    Le choix de la dignité

     

    Le pavillon montrait un aigle avec une ancre dans un pied et un phénix sortant des flammes dans l'autre.

    Avec la présence de l’aigle, l’héroïne voulait renouer avec le symbolisme byzantin, qui était en vigueur sous la dynastie des Comnènes. Le phénix qui émergeait des flammes évoquait la renaissance de la nation grecque. Quant à l’ancre qui dressait fièrement sa silhouette de l’autre côté, elle symbolisait la force navale, qui permettrait à la dignité de triompher de nouveau dans l’espace égéen.

    De façon délibérée, l’héroïne n’a pas réutilisé le drapeau du port d’attache, qui était Σπέτσες – ΣΠΕΤΣΕΣ. Voici le pavillon de Σπέτσες – ΣΠΕΤΣΕΣ :

     

    Le choix de la dignité

     

    En lettres rouges sur fond bleu, une inscription exposait le choix auquel était confronté tout être doté d’une conscience :

    ΕΛΕΥΘΕΡΙΑ Η ΘΑΝΑΤΟΣ

    Littéralement :

    LIBERTÉ OU MORT

    Du côté de la « liberté », le serpent qui s’enroulait autour de l’axe de l’ancre rappelait le caducée de la guérison. Du côté de la « mort », une lance solitaire évoquait la tristesse de l’issue fatale. Un oiseau, sans doute porteur d’espérance, se dirigeait du côté de la « liberté ». Au sol, gisait un croissant, qui était retourné, pour annoncer la défaite de l’Ottoman.

    Le drapeau conçu par l’héroïne pour le vaisseau amiral et celui de l’île prête à se soulever contre l’Ottoman étaient très différents.

    L’héroïne a choisi de se placer, moralement et militairement, dans le sillage de l’Histoire, laissé par Byzance.

    La singularité n’était pas que dans l’usage des symboles. Elle était aussi dans la chronologie, c’est-à-dire dans le calendrier des événements. En effet, Σπέτσες – ΣΠΕΤΣΕΣ s’est soulevée contre l’Ottoman le 3 avril 1821. Autrement dit, le drapeau du vaisseau amiral « l’Agamemnon » a été hissé douze jours avant celui de son port d’attache !

    En raison de son intelligence et de son dévouement, l’héroïne était appelée « H Μεγάλη Κυρά των Σπετσών » (en français : la Grande Dame de Spetses).

    À bord du vaisseau amiral, la « Grande Dame » dirigeait en personne les opérations militaires. Elle a participé activement au blocus naval des bastions tenus par l’Ottoman.

    L’iconographie au service de la Monnaie nationale propose une effigie de la « Grande Dame » en train de donner des instructions pendant le siège de Ναύπλιο – ΝΑΥΠΛΙΟ (en français : Nafplie) :

     

    Le choix de la dignité

     

    Tout près du poste de commandement, apparaît l’un des dix-huit canons qui constituent la force de frappe du vaisseau amiral.

    À l’arrière-plan, se dresse la forteresse Παλαμήδι – ΠΑΛΑΜΗΔI, qui domine la cité portuaire.

    À hauteur du canon, figure l’inscription : ΔΡΑΧΜΑΙ ΠΕΝΤΗΚΟΝΤΑ (en français : CINQUANTE DRACHMES).

    Cette scène prend place sur le verso du billet de banque. Quelle illustration occupe le recto ? Voici ce qui est représenté sur l’autre face :

     

    Le choix de la dignité

     

    C’est Poséidon en personne qui est invoqué. Le discours du billet de banque est donc celui-ci : la Guerre d’Indépendance a été gagnée parce que les Grecs ont bénéficié du soutien du Souverain des Mers, qui a utilisé, entre autres, le talent militaire de la « Grande Dame de Spetses ».

    Celle qui, à bord du vaisseau amiral « l’Agamemnon », contrôlait le vent et ordonnait le tir des boulets de canon sur les cibles ottomanes était encore appelée Καπετάνισσα – ΚΑΠΕΤΑΝΙΣΣΑ. La translittération en français donne « Kapétanissa ». Mais la traduction est fort difficile, car il s’agit du grade de capitaine, à décliner au féminin.

    « Capitaine », en français, devient « captain » en anglais et « capitano » en italien.

    Mais aucune de ces trois langues n’a prévu qu’un jour une femme puisse assumer des responsabilités de capitaine à bord d’un navire. La langue grecque, elle, a envisagé cette éventualité en créant le duo linguistique καπετάνιος / καπετάνισσα. Le premier terme, καπετάνιος (avec la translittération « kapétanios ») s’applique au cas où la personne qui commande est un homme tandis que le deuxième terme, καπετάνισσα (avec la translittération « kapétanissa ») s’adresse au cas où le commandement vient d’une femme.

    L’héroïne Λασκαρίνα Μπουμπουλίνα avait l’autorité et le doigté pour être une Καπετάνισσα – ΚΑΠΕΤΑΝΙΣΣΑ de premier ordre. Et ce, malgré les dures épreuves qui se sont abattues sur son chemin.

    Le destin s’est acharné sur l’héroïne, en lui volant quatre êtres chers. Son père a succombé sous la torture dans une prison de Constantinople. Puis la cruauté des pirates l’a rendue veuve à deux reprises. Et le champ de bataille à Άργος – APΓΟΣ a permis que la vie de son fils aîné Γιάννης Γιάννουζα soit fauchée par l’Ottoman.

     

    Le choix de la dignité

     

    La douleur d’une veuve est immense. Le chagrin d’une mère l’est tout autant.

    Malgré ses multiples épreuves, l’héroïne tenait bon dans son combat pour restaurer la dignité.

    Il existait une dignité qu’il fallait absolument sauvegarder, c’était celle de la parole.

    À la « Mère du Sultan », la Grecque avait promis de ne pas laisser une femme, même ottomane, sans secours.

    Se souvenant de la promesse faite à la « Validé-Sultane », l’héroïne est intervenue, au péril de sa vie, lors du siège de Τριπολιτσά – TΡΙΠΟΛΙΤΣΑ (en français : Tripolitsa), pour sauver des femmes et des enfants appartenant à la maisonnée du chef ottoman خورشيد أحمد پاشا ( en français : Khurshid Ahmad Pasha).

     

    Le choix de la dignité

     

    La dignité d’un chef de guerre est dans le respect de la parole donnée.

    Comme les lieux décuplent leur pouvoir enchanteur quand ils bénéficient des effluves de l’Histoire !

    Chaque ballade à Σπέτσες – ΣΠΕΤΣΕΣ nous ramenait invariablement à l’émouvante exemplarité de la « Grande Dame ».

    Une amie, qui enrichit la chronique du Zeph par des remarques constructives, nous a parlé du balcon de Michel Déon à Σπέτσες – ΣΠΕΤΣΕΣ. Mais il y avait plus séduisant que ce balcon de l’académicien français. En effet, l’horizon de Λασκαρίνα Μπουμπουλίνα nous captivait davantage, car il était le théâtre d’un corps-à-corps entre le tragique du destin et la vertu libératrice de l’héroïsme.

    La lumière du couchant magnifiait la beauté des flots de la dignité réhabilitée. Au moment de monter dans l'annexe pour retrouver le Zeph, une douce sensation de plénitude nous envahissait.

     

    Le choix de la dignité

     

    Le bonheur qui s’épanouissait le long du rivage était un héritage de la Guerre d’Indépendance.

     

    Le choix de la dignité

     

    Avec Λασκαρίνα Μπουμπουλίνα, le choix de la dignité était inspiré par un quadruple amour : l’amour de la mer, l’amour du bateau, l’amour de la liberté et l’amour de la patrie.

     

    Le choix de la dignité

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