• Il a dit qu’il ferait le geste de l’amitié. Pour exprimer sa sympathie à notre égard, mais aussi pour honorer un savoir-être transmis de génération en génération depuis plusieurs millénaires.

    Il a donné sa parole devant le Musée, lieu de mémoire par excellence.

    Allait-il tenir parole, non seulement par rapport à nous, mais encore par rapport à ses pères ? Car c’était devant les mânes de ses ancêtres, représentés par le Musée, qu’il avait pris l’engagement d’honorer l’héritage qu’était l’hospitalité.

    Le geste de l’amitié consistait à nous accorder la gratuité de la taxe portuaire pour la dernière matinée.

    C’était une demande émanant du Capitaine. Il ne s’agissait pas de marchandage, car l’intérêt financier n’entrait pas en ligne de compte. Notre démarche n’était pas motivée par la bourse mais par le cœur : nous souhaitions obtenir un joli souvenir du savoir-être légendaire de notre hôte.

    Notre requête amusait le Grec, qui a tout de suite montré qu’il nous avait compris.

    En guise de remerciement, le Capitaine a demandé au Grec le nom de celui-ci.

    Ce n’était pas une parole intrusive. C’était plutôt l’expression d’une amitié naissante.

    Le Grec a répondu : « Παύλος » (en français : Paul).

    Décliner son nom, c’est présenter le seuil de sa propre intimité.

    Voici Παύλος :

     

    L'épreuve de la parole

     

    Le Grec numérisait le relevé des stationnements.

    Devant son sternum, il avait fixé sa carte d’accréditation.

    À sa taille, il avait accroché la pochette qui contenait l’argent liquide.

    Le voici qui rendait la monnaie au Capitaine :

     

    L'épreuve de la parole

     

    Le Grec nous a promis la gratuité pour la matinée qui nous verrait quitter le quai municipal de Πόρος – ΠΟΡΟΣ afin de rejoindre le chantier à Γαλατάς – ΓΑΛΑΤΑΣ.

    L’écoute, l’empathie et la générosité faisaient que sa parole apportait beaucoup de réconfort.

    Il n’a pas cru utile d’avoir recours à la solennité du serment.

    Le sourire de ses yeux et la douceur de sa voix suffisaient pour assurer que sa parole ne serait pas vaine.

     

    L'épreuve de la parole

     

    Sur le bord gauche de la photo, derrière le parasol gris foncé, apparaissait une inscription avec des lettres rouges sur un fond blanc. Les voici :

    ΕΚΤΕΛΟΥΝΤΑΙ ΕΓΑΣΙΕΣ

    ΑΠΟ ΤΟ ΥΠΟΥΡΓΕΙΟ ΠΟΛΙΤΙΣΜΟΥ

    ΜΑΚΡΥΝΕΣTE

    ΑΠΟ ΤΑ ΙΚΡΙΩΜΑTA

     

    Littéralement :

    SONT EXÉCUTÉS DES TRAVAUX

    DE LA PART DU MINISTÈRE DE LA CULTURE

    ÉLOIGNEZ-VOUS

    DES ÉCHAFAUDAGES

     

    Parole de précaution à destination des passants et des visiteurs.

    Le bâtiment jaune à l’arrière-plan appartenait donc au Ministère de la Culture : c’était le Musée. Des travaux de réfection étaient en cours, comme les échafaudages pouvaient en témoigner.

    Voici une vue de l’ensemble de ces échafaudages :

     

    L'épreuve de la parole

     

    Sur la photo, le premier plan était occupé par la bôme du Zeph et son éolienne tricolore.

    L’édifice du Musée se trouvait à l’arrière-plan. À côté de la porte qui donnait sur la rue, apparaissait une grande affiche qui montrait un torse féminin, de couleur ocre.

    Sur le flanc Est, qui était exposé au soleil, se dressaient des échafaudages qui se répartissaient sur quatre étages. À l’avant-dernier étage, un ouvrier, habillé de couleurs sombres, s’apprêtait à emprunter l’échelle.

    Tout en haut de la terrasse du Musée, deux autres ouvriers étaient adossés au muret qui dominait la rue.

    Quant à la pancarte aux lettres rouges, déchiffrée ci-dessus, elle se trouvait vers le haut de l’échelle du rez-de-chaussée.

    Au pied de l’oranger qui était en face de cette échelle, attendait un splendide chapiteau corinthien. Le voici :

     

    L'épreuve de la parole

     

    La perspective captée dans le cas présent était l’inverse de celle qui structurait la photo précédente.

    Cette fois-ci, le contre-jour était dû à l’orientation du regard, qui allait de la poupe vers la proue, alors que celle-ci se trouvait du côté du soleil.

    Dans cette atmosphère lumineuse, l’éolienne du Zeph exhibait sa silhouette héroïque.

    Ainsi la topographie révélait que la présence du Musée était un élément primordial de l’environnement immédiat du Zeph. Toute cette disposition spatiale montrait qu’il y avait des témoins quand Παύλος nous a donné sa parole. L’âme du Musée a vu et entendu le Grec nous promettre le geste de l’amitié.

    La parole du Grec résisterait-elle à l’épreuve ?

    Mais quelle épreuve aurait pu mettre à mal la parole du Grec ? L’épreuve de l’imprévu, que redoutent tous les marins.

    En effet, le matin du départ, une pluie torrentielle, qu’aucun bulletin météo de la veille n’avait annoncée, s’est abattue sur Πόρος – ΠΟΡΟΣ.

    Toute l’île était immergée.

    Voici le Zeph, juste avant le largage des amarres :

     

    L'épreuve de la parole

     

    Le quai municipal était inondé. Le ciel devenait de plus en plus menaçant. Mais le Zeph restait vaillant.

    À notre grande stupeur, le chantier de Γαλατάς – ΓΑΛΑΤΑΣ nous a fait faux bond.

    Frigorifiés, nous étions contraints de revenir sur nos pas. Et de nouveau, nous avons cherché asile auprès du quai municipal de Πόρος – ΠΟΡΟΣ.

    De ce fait, nous avons donc revu Παύλος. Nous lui avons expliqué notre mésaventure. Ému, le Grec a étendu la dispense de la taxe à l’intégralité de cette journée, et même jusqu’au lendemain matin, au cas où nous tenterions de nouveau notre chance auprès du chantier, au prochain lever du jour.

    L’ami s’est montré compatissant. Nous lui en sommes très reconnaissants.

    Son humanité a donné de la splendeur à sa parole.

    La noblesse d’âme est un trésor. Et ce genre de trésor, ça ne court pas les rues, quelle que soit la latitude (ou la longitude). Même à Πόρος – ΠΟΡΟΣ, tous n’étaient pas comme l’ami Παύλος.

    Effectivement, à Πόρος – ΠΟΡΟΣ, la parole du bureau des gardes-côtes était instable, déroutante et anxiogène.

    Dès notre arrivée sur l’île, nous les avons consultés pour nous mettre au courant des toutes dernières instructions relatives au confinement.

    Au sujet de notre déplacement entre le quai municipal et le chantier qui devait nous gruter, on nous a accordé une entière liberté pour le faire, quel que soit le jour et quelle que soit l’heure. La parole officielle que nous avons reçue de vive voix et de visu était : « Go ! Go ! Go ! » (littéralement : Allez-y ! Allez-y ! Allez-y !), sans aucune restriction. Sans aucune autorisation écrite à fournir. Même si ce jour-là, nous nous sommes présentés avec une attestation de dérogation, qui attendait le coup de tampon officiel. Le service d’accueil, à cet instant, a jugé que le coup de tampon était tout à fait inutile et que l’autorisation verbale, scandée à trois reprises, suffisait amplement. La parole officielle de ce moment-là disait que notre déplacement n’était pas considéré comme une navigation.

    Confiants, nous nous sommes rendus au rendez-vous fixé par le chantier.

    Penauds, nous en sommes vite revenus, avec l’espoir de digérer notre amère déception, en nous fiant à l’hospitalité du quai municipal, quitté quelques heures plus tôt.

    Et vlan ! Voilà qu’au moment de s’amarrer, le Zeph était intercepté par un uniforme de garde-côtes. Un uniforme très guindé, autoritaire et tyrannique, qui écrasait avec hargne et mépris nos multiples tentatives pour démontrer notre bonne foi. L’uniforme, zélé à l’extrême, était obsédé par l’impérieuse nécessité de nous infliger une contravention, comme si son honneur et sa carrière en dépendaient.

    Le mousse était très choqué et meurtri que la Grèce en uniforme nous traite ainsi, sans aucune compassion, sans aucun égard.

    Quel malheur ! Quelle douleur ! Et quelle absurdité !

    Dans sa révolte contre le non-sens, le mousse s’est souvenu du ticket de caisse que nous avait tendu l’ami Παύλος. C’était la pièce qui prouverait que nous n’étions pas venus d’ailleurs et que nous n’avions pas enfreint la loi. Vite, le ticket de caisse a été retrouvé pour être montré à l’uniforme tatillon et intraitable, qui s’est mis à ironiser en disant que le bout de papier appartenait au registre du commerce et n’avait aucun lien avec la réglementation de la circulation.

    Persévérant, le mousse a montré sur le ticket de caisse la ligne qui indiquait que l’emplacement du Zeph était celui du Musée, jusqu’à ce matin encore.

    Là-dessus, l’uniforme a commencé à refréner sa superbe.

    La parole indirecte de l’ami Παύλος et du Musée était venue à notre rescousse.

    Voyant les premiers signes du recul de l’uniforme, le mousse a convoqué une autre parole, celle de notre propre conscience, qui s’était matérialisée à travers l’attestation dérogatoire, que le bureau lui-même des gardes-côtes n’avait pas jugé utile de parapher.

    La vue de ce deuxième document faisait voler en éclats la parole insolente de l’uniforme, qui a fini par nous proposer, non sans bafouiller, une régularisation qui prendrait en compte notre condition de sinistrés.

    Pour sauver la face, l’uniforme embarrassé s’est retranché derrière une fabulation : le Zeph aurait été arraisonné parce qu’il a été pris pour un navire de commerce !

    Allons ! Est-ce que le Capitaine et le mousse avaient des tronches de commerçants ?

    Pour se disculper, la parole injuste n’a pas hésité à emprunter le chemin du délire !

    Quelle calamité !

    Voici l’accès au bureau des gardes-côtes, là où la parole facilitatrice s’était muée en parole coercitive, là où la main secourable était devenue une main de fer, prête à frapper sans ménagement :

     

    L'épreuve de la parole

     

     L’entrée était indiquée par un blason qui portait en son centre deux ancres qui se croisaient à angle droit.

    Sur la guirlande inférieure, figurait l’inscription :

    ΛΙΜΕΝΑΡΧΕΙΟ ΠΟΡΟΥ

     

    Littéralement :

    CAPITAINERIE DE POROS

     

    Juste au-dessus des anneaux qui coiffaient les manches des deux ancres, était écrit ceci :

    ΑΡΧΗΓΕΙΟ

    ΛΙΜΕΝΙΚΟΥ ΣΟΜΑΤΟΣ

     

    Littéralement :

    QUARTIER GÉNÉRAL

    DES GARDES-CÔTES

     

    Sur la droite de la photo, sous un lampadaire paré de lignes courbes, se dressait un portail surmonté d’un demi-cercle, que traversait un faisceau de neuf flèches.

    Voici de nouveau ce lampadaire et ce portail en prenant du recul :

     

    L'épreuve de la parole

     

     

    Avec ce deuxième regard, la lumière dorée du lampadaire franchissait une porte située de l’autre côté de la ruelle et venait se poser sur les chaises qui étaient alignées au premier plan.

    Les chaises caressées avec délicatesse par la lumière dorée du lampadaire étaient destinées au recueillement et à la prière. La porte ouverte appartenait à une chapelle édifiée en face du bâtiment des gardes-côtes.

    À travers l’embrasure de cette porte, quelqu’un regardait depuis l’aire sacrée, nuit et jour. Voici ce personnage :

     

    L'épreuve de la parole

     

    Son nom était écrit à côté de la joue gauche. Disposées horizontalement, les lettres donneraient : Πέτρος (en français : Pierre).

    L’homme avait un ami qu’il aimait beaucoup, au point de proclamer devant tout le monde qu’il n’abandonnerait jamais son ami. Voici la parole en faveur de l’ami :

    « εἰ πάντες σκανδαλισθήσονται ἐν σοί ἐγὼ οὐδέποτε σκανδαλισθήσομαι »

    ΤΟ ΚΑΤΑ ΜΑΤΘΑIΟΝ ΕΥΑΓΓΕΛΙΟΝ. Kεφ. κς’. Στίχος λγ’

     

    « Si tous les autres trébuchent à ton sujet, moi, je ne trébucherai jamais ! »

    Bonne nouvelle selon Matthieu. Chapitre 26. Verset 33

     

    La déclaration d’amour était construite sur deux idées fortes.

    La première idée forte, qui opposait un singulier (ἐγὼ / moi) à un pluriel (πάντες / tous), extrayait hors de la multitude de l’ordinaire l’homme passionné et le plaçait au-dessus de cette multitude.

    La seconde idée forte, qui s’emboîtait à merveille avec la première, était portée par l’adverbe οὐδέποτε / jamais, qui évoquait une victoire sur le temps.

    La parole affectueuse disait que l’attachement que l’homme avait pour son ami était à la fois unique et indéfectible. Ce lien d’amitié était donc proclamé comme doublement exceptionnel.

    Comment l’ami a-t-il reçu cette déclaration d’amour ?

    Voici la réponse de l’ami :

    « ἀμὴν λέγω σοι ὅτι ἐν ταύτῃ τῇ νυκτὶ πρὶν ἀλέκτορα φωνῆσαι τρὶς ἀπαρνήσῃ με »

    ΤΟ ΚΑΤΑ ΜΑΤΘΑIΟΝ ΕΥΑΓΓΕΛΙΟΝ. Kεφ. κς’. Στίχος λδ’

     

    « En vérité je te le dis : cette nuit, avant qu’un coq chante, tu me renieras trois fois »

    Bonne nouvelle selon Matthieu. Chapitre 26. Verset 34

     

    L’ami tenait à la lucidité. À la parole emphatique, il a répondu par une mise en garde.

    L’homme impétueux était prévenu : il trébucherait quand même, jusqu’à trois fois, en utilisant le déni, c’est-à-dire la parole retournée.

    À l’adverbe οὐδέποτε / jamais, qui signifiait « zéro fois », s’opposait désormais le terrible décompte d’un triple échec lors de l’épreuve de la parole.

    En dépit des mots prophétiques, l’homme enthousiaste ne perdait pas contenance. Il maintenait la substance de sa déclaration initiale et la boostait par une surenchère. En effet, voici sa réponse à l’ami qui venait de prophétisait :

    « κἂν δέῃ με σὺν σοὶ ἀποθανεῖν οὐ μή σε ἀπαρνήσομαι »

    ΤΟ ΚΑΤΑ ΜΑΤΘΑIΟΝ ΕΥΑΓΓΕΛΙΟΝ. Kεφ. κς’. Στίχος λε’

     

    « Même si je devais mourir avec toi, non, je ne te renierai pas. »

    Bonne nouvelle selon Matthieu. Chapitre 26. Verset 35

     

    L’amitié tiendrait bon, même face à la mort !

    Qu’est-ce qui motivait une parole aussi enflammée ?

    Une admiration sans borne, qui laisserait à penser que l’attachement serait indéfectible.

    Un superlatif entraînerait un autre.

    L’avenir a-t-il confirmé cette extrapolation ?

    L’homme vivait de la pêche de poissons avant de rencontrer l’ami. Celui-ci lui a donné une nouvelle vocation : le pêcheur de poissons devenait pêcheur d’hommes.

     

    L'épreuve de la parole

     

    L’homme choisi buvait les paroles de sagesse de son ami. L’enseignement de celui-ci et les prodiges qui accompagnaient cet enseignement révélaient à l’homme que son ami était véritablement le Sauveur. D’où la hâte avec laquelle l’homme a dit qu’il resterait toujours fidèle à son ami, même face à la mort.

    L’exubérance de la parole dénotait une émouvante sincérité mais aussi un excès d’assurance.

    Hélas, au même moment, le nouveau savoir de l’ami déclenchait la jalousie et l’hostilité de la classe dominante, qui a donc cherché à éliminer coûte que coûte la voix dissidente. C’est ainsi que l’ami a été arrêté pour être jugé, avec comme unique perspective, la peine capitale, pour cause de sédition.

    L’homme a vu l’arrestation de son ami et l’a suivi pendant que celui-ci était conduit au tribunal. À l’intérieur de l’aire du tribunal, un feu était allumé pour compenser la chute de la température, liée à la tombée de la nuit. L’homme s’est approché du feu pour bénéficier de la chaleur. C’est alors qu’à la clarté des flammes, une femme qui faisait partie du personnel de service l’a identifié en ces termes :

    « καὶ σὺ ἦσθα μετὰ Ἰησοῦ τοῦ Γαλιλαίου »

    ΤΟ ΚΑΤΑ ΜΑΤΘΑIΟΝ ΕΥΑΓΓΕΛΙΟΝ. Kεφ. κς’. Στίχος ξθ’

     

    « Toi aussi tu étais avec Jésus le Galiléen ! »

    Bonne Nouvelle selon Matthieu. Chapitre 26. Verset 69

     

    C’est à ce moment-là que les protestations d’amitié, émises quelques heures auparavant, devraient faire leur effet. Était-ce le cas ? Nullement. Voici comment le texte grec rapporte la réaction de l’homme au sujet de « l’ami » à qui il avait promis une fidélité à toute épreuve :

    « ὁ δὲ ἠρνήσατο ἔμπροσθεν πάντων λέγων οὐκ οἶδα τί λέγεις »

    ΤΟ ΚΑΤΑ ΜΑΤΘΑIΟΝ ΕΥΑΓΓΕΛΙΟΝ. Kεφ. κς’. Στίχος ο’

     

    « Mais il le nia devant tous, en disant : ‘Je ne sais pas de quoi tu parles’ »

    Bonne Nouvelle selon Matthieu. Chapitre 26. Verset 70

     

    De manière non équivoque, l’homme suspecté niait avoir tout lien avec celui qu’il avait considéré comme son plus grand ami. De plus, l’homme, qui se sentait en danger, disait que l’accusation était inintelligible. Transposée dans le langage moderne, sa riposte serait : « Arrête ton délire ! »

    L’homme, bousculé, craignait de perdre son anonymat. Pour se protéger, il sacrifiait le lien de l’amitié. Puis il passait à l’offensive en taxant la parole accusatrice d’incohérence.

    Le peintre nantais Jacques-Joseph Tissot a illustré cette scène où la parole de l’homme s’était retournée :

     

    L'épreuve de la parole

     

    Démasqué, l’homme tombait à la renverse. L’effroi se lisait dans ses yeux et sur sa bouche. Ses bras levés indiquaient la soudaineté du déséquilibre.

    Le tableau est conservé au Brooklyn Museum, à New York.

    Se sentant menacé, l’homme s’est mis à s’éloigner du feu. Mais cette retraite n’a pas empêché une deuxième dénonciation de retentir en ces termes :

    « οὗτος ἦν μετὰ Ἰησοῦ τοῦ Ναζωραίου »

    ΤΟ ΚΑΤΑ ΜΑΤΘΑIΟΝ ΕΥΑΓΓΕΛΙΟΝ. Kεφ. κς’. Στίχος οα’

     

    « Celui-là était avec Jésus le Nazaréen. »

    Bonne Nouvelle selon Matthieu. Chapitre 26. Verset 71

     

    Comment l’homme traqué a-t-il réagi devant cette nouvelle accusation ?

    A t-il saisi l’occasion pour enfin se montrer digne de son ami ?

    Voici ce que le texte grec dit à ce sujet :

    « καὶ πάλιν ἠρνήσατο μετὰ ὅρκου ὅτι οὐκ οἶδα τὸν ἄνθρωπον »

    ΤΟ ΚΑΤΑ ΜΑΤΘΑIΟΝ ΕΥΑΓΓΕΛΙΟΝ. Kεφ. κς’. Στίχος οβ’

     

    « Et de nouveau il le nia, avec serment :

    ‘ Je ne connais pas cet homme ! ’ »

    Bonne Nouvelle selon Matthieu. Chapitre 26. Verset 72

     

    L’homme piégé a choisi de rester dans l’engrenage du déni. Mais cette fois-ci, les choses étaient devenues plus graves.

    Dans la première dénonciation, l’homme était nommé à la deuxième personne, avec le pronom « σὺ / tu ». C’était une sorte de conversation privée, même si des oreilles indiscrètes pouvaient traîner à proximité.

    Mais dans la deuxième dénonciation, l’homme était désigné à la troisième personne, par l’expression « οὗτος / celui-là ». La parole accusatrice s’adressait donc à un large public et voulait alerter celui-ci au sujet d’une dissimulation. Craignant d’être maltraité par une foule malveillante, l’homme a répondu avec emphase, en jurant.

    En la circonstance, le recours au serment était une escalade pour rendre la parole crédible. C’était un artifice qui espérait récolter plus de crédibilité, mais qui ne changeait aucunement le degré de véracité.

    Le serment de l’homme a-t-il rassuré ceux qui s’interrogeaient à son sujet ? Nullement.

    Voici ce qu’en dit le texte grec :

    « μετὰ μικρὸν δὲ προσελθόντες οἱ ἑστῶτες εἶπον τῷ Πέτρῳ ἀληθῶς καὶ σὺ ἐξ αὐτῶν εἶ καὶ γὰρ ἡ λαλιά σου δῆλόν σε ποιεῖ »

    ΤΟ ΚΑΤΑ ΜΑΤΘΑIΟΝ ΕΥΑΓΓΕΛΙΟΝ. Kεφ. κς’. Στίχος ογ’

     

    « Peu après, ceux qui se tenaient là s’approchèrent et dirent à Pierre : ‘À coup sûr, toi aussi tu es des leurs ; et d’ailleurs ton dialecte te trahit’ »

    Bonne Nouvelle selon Matthieu. Chapitre 26. Verset 73

     

    L’homme suspecté continuait d’être suspecté, de plus en plus fortement, surtout après qu’une évidence a surgi, celle que la parole de l’homme inquiet n’avait pas du tout l’accent du coin, mais l’accent d’ailleurs, de la Galilée, là où il avait connu son ami !

    Proximité des intonations, proximité des existences, connivence des projets de vie.

    Ce raisonnement faisait de l’homme un complice de celui qui était en train d’être jugé par le tribunal.

    Pour sauver sa peau, l’homme aux abois devait crier haut et fort qu’il ne connaissait pas « l’ami ».

    Voici comment le texte grec décrit la protestation de l’homme affolé :

    « τότε ἤρξατο καταθεματίζειν καὶ ὀμνύειν ὅτι οὐκ οἶδα τὸν ἄνθρωπον »

    ΤΟ ΚΑΤΑ ΜΑΤΘΑIΟΝ ΕΥΑΓΓΕΛΙΟΝ. Kεφ. κς’. Στίχος οδ’(α’)

     

    « Alors il commença à faire des imprécations et à jurer : ‘Je ne connais pas cet homme’ »

    Bonne Nouvelle selon Matthieu. Chapitre 26. Verset 74a

     

    En plus du déni et du serment, l’homme a fait usage, cette fois-ci, des imprécations. En d’autres termes, il déclarait solennellement qu’il était prêt à subir les pires malheurs s’il ne disait pas la vérité. Invoquer les plus grandes malédictions contre soi-même pour garantir sa parole : comme c’était tragique !

    L’homme, pris au dépourvu, fuyait ses responsabilités. Et la parole enflait, enflait, enflait, pour couvrir la fuite éperdue.

    La tension était à son comble avec la triple garantie avancée par l’homme déboussolé.

    Cet édifice de la surenchère tiendrait-il longtemps ?

    La fin du verset est extrêmement éloquente :

    « καὶ εὐθέως ἀλέκτωρ ἐφώνησεν »

    ΤΟ ΚΑΤΑ ΜΑΤΘΑIΟΝ ΕΥΑΓΓΕΛΙΟΝ. Kεφ. κς’. Στίχος οδ’(β’)

     

    « Et aussitôt un coq chanta »

    Bonne Nouvelle selon Matthieu. Chapitre 26. Verset 74b

     

    L’adverbe «  εὐθέως / aussitôt » est terrible : l’édifice de la parole surdimensionnée s’est écroulé dès qu’il a atteint son expansion maximale.

    Les mots articulés par l’homme pour constituer une défense étaient anéantis en un clin d’œil par une autre « parole », en provenance d’une créature inférieure. Cet anéantissement était un immense désastre. En effet, voici ce que dit le texte grec :

    « καὶ ἐμνήσθη ὁ Πέτρος τοῦ ῥήματος Ἰησοῦ εἰρηκότος ὅτι πρὶν ἀλέκτορα φωνῆσαι τρὶς ἀπαρνήσῃ με καὶ ἐξελθὼν ἔξω ἔκλαυσεν πικρῶς »

    ΤΟ ΚΑΤΑ ΜΑΤΘΑIΟΝ ΕΥΑΓΓΕΛΙΟΝ. Kεφ. κς’. Στίχος οε’

     

    « Et Pierre se souvint de la parole que Jésus avait dite : ‘Avant qu’un coq chante, tu me renieras trois fois’. Et il sortit et pleura amèrement. »

    Bonne Nouvelle selon Matthieu. Chapitre 26. Verset 75

     

    L’adverbe « πικρῶς / amèrement » vient d’une racine qui évoque le fait de transpercer.

    Le remords transperçait implacablement le cœur de l’homme qui avait renié son ami.

    Le peintre allemand Anton Robert Leinweber montre l’homme désespéré en train de se couvrir le visage à cause de la honte :

     

    L'épreuve de la parole

     

    Littéralement, l’homme perd la face quand la parole perd sa consistance.

    La main gauche est posée sur le visage tandis que la main droite s’oriente en direction des deux éléments qui ont encadré le processus du reniement : le feu qui a déclenché ce processus, et le coq qui a clos celui-ci.

    Le bras de la rhétorique est tendu. Celui de la contrition est plié.

    L’homme baisse la tête en direction de la terre, lieu de la mise à l’épreuve.

    Le peintre italien Guido Reni a choisi un autre réalisme, en donnant à voir les pleurs « amers » :

     

    L'épreuve de la parole

     

    Le regard se noie dans une tristesse infinie.

    Les sourcils froncés reflètent une peine inconsolable.

    Le liquide lacrymal s’accumule au-dessus du rebord inférieur de l’œil. L’immersion locale produit une brillance qui accentue l’impression d’une noyade.

    Les larmes qui coulent sur les joues ne sont pas prêtes de tarir.

    L’homme lève la tête pour implorer la miséricorde.

    L’Occident montre que la douleur anéantit sur-le-champ. L’Orient, lui, s’attache à en dévoiler le caractère lancinant, comme si la guérison était impossible.

    L’icône byzantine crée des positions singulières pour décrire l’impact du remords. Au lieu d’être dans le prolongement du cou, la tête se met transversalement, comme si elle était prisonnière d’un torticolis :

     

    L'épreuve de la parole

     

    Les yeux fixent intensément le coq dont le chant a fait prendre conscience de la folie du triple reniement. Mais point de rancune dans le regard, qui cherche une issue à la crise.

    La paume de la main gauche cache la bouche qui est allée jusqu’à faire des imprécations, tandis que la main droite tient le sommet du crâne, comme pour encourager le retour à des pensées positives.

    La tête, étrangement inclinée par rapport à l’axe du corps, reste inscrite dans un disque aux reflets jaune ocre. Physiquement, c’était la première pleine lune du printemps.

    La scène représentée semble avoir lieu assez longtemps après l’épreuve. La douleur a eu le temps de diminuer, sans pour autant disparaître complètement.

    Désormais, chaque fois que l’homme contrit voit ou entend un coq, il ne peut s’empêcher de penser qu’il a quand même renié l’ami à trois reprises.

    L’icône byzantine décrit cette mémoire douloureuse en montrant l’impact sur le corps. Par exemple, avec une contraction, où le cou disparaît entre des épaules rehaussées :

     

    L'épreuve de la parole

     

    Une peine immense pétrit le regard qui se tourne vers le coq en train de s’égosiller sur une branche. L’oiseau est comme une sentinelle qui sonne le clairon pour réveiller les consciences.

    L’artiste n’a pas oublié le feu qui a déclenché le retournement de la parole.

    La peinture ne montre pas une actualité en direct, à chaud, mais un souvenir qui produit son ressac à chaque chant du coq au clair de lune.

    L’iconographie byzantine ne se restreint pas à l’instant paroxystique du drame. Il s’emploie à inscrire dans la durée l’expérience tragique.

    L’épreuve clôturée par le chant du coq avait le même scénario que celle qui impliquait le bureau des gardes-côtes : l’emballement de la parole qui était censée rassurer et réjouir serait comme un présage du manque de fiabilité de celle-ci.

    Un tel scénario incite à examiner la question de l’impératif de la prudence.

    Ainsi la topographie du bâtiment des gardes-côtes exhibait un lien psychologique avec un personnage qui a provoqué la pire crise de son existence en reniant son ami à trois reprises.

    À Πόρος – ΠΟΡΟΣ, la connexion spatiale entre de l’administration portuaire et la chapelle s’identifiait à un lien thématique suscité par l’épreuve de la parole.

    Il n’est pas vain de relever le caractère burlesque de cette coïncidence.

    Un proverbe sénégalais dit :

    « Une parole est comme l'eau qui, si elle a coulé, ne se ramasse pas. »

    En termes simples, mais ô combien pittoresques, la sagesse populaire décrit l’épreuve de l’irréversibilité.

    La terre d’Israël est comme celle du Sénégal.

    Il en est de même du sol grec.

    L’eau qui y est versée ne peut plus être récupérée ni en quantité égale, ni en qualité égale.

    La parole est consubstantielle de son épreuve, qui est celle de l’irréversibilité.

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