• La principale pièce du squelette est le mât.

    La réparation du squelette n’était qu’une éventualité au moment où le Zeph, meurtri et choqué, s’est présenté à la clinique spécialisée de Χαλκούτσι – ΧΑΛΚΟΥΤΣΙ (transcription : Khalkoutsi). La non-réalisation de cette éventualité signifierait que le heurt avec le rocher de l’ensorcellement n’aurait pas trop abîmé le Zeph.

    L’examen préliminaire réalisé par le service des urgences de la clinique a abouti à la conclusion que le démâtage n’était pas indispensable. Cette conclusion était pour nous une bonne nouvelle.

    Puis il y a eu l’expertise. Bien que le mât ne semble pas affecté par la collision, l’expertise a fortement recommandé qu’il soit extrait pour ne pas déséquilibrer le bateau quand il s’agirait d’enlever à son tour la quille.

    Nous ne pouvions qu’approuver la sagesse d’une telle mesure préventive.

    Mais pour qu’une grue vienne soulever le mât du Zeph, des fonds devaient être envoyés, au préalable, à la clinique par l’assurance.

    Pendant que nous étions à l’Acrocorinthe, le mercredi 6 juin, nous avons été informés de l’accord de principe selon lequel seraient pris en charge par l’assurance les travaux de réparation, dont l’extraction préventive du mât constituerait la toute première étape.

    Il fallait attendre trois jours supplémentaires pour que l’argent quitte effectivement les coffres de l’Occident.

    Le jour où la migration effective des capitaux a eu lieu était aussi le jour où le Capitaine a préparé physiquement le mât à son extraction. Les connexions étaient libérées de la colonne de métal :

     

     

    Des photos ont été soigneusement faites pour se rappeler des branchements.

    Puis il fallait attendre sept jours encore pour que la trésorerie de la clinique de Χαλκούτσι – ΧΑΛΚΟΥΤΣΙ dispose de la liquidité promise (sept jours pendant lesquels la Banque du Pirée avait largement le temps de faire fructifier pour elle-même l’argent en transit). Nous étions alors le vendredi 16 juin. Ce jour-là, le chirurgien nous a dit que l’extraction du mât aurait lieu après le week-end.

    Mais quand le lundi 19 juin est venu, le chirurgien nous a demandé un report d’une semaine parce qu’il était occupé avec un cas plus urgent.

    Nous avons profité de cette semaine de battement pour revoir le site de la Pythie.

    Que nous réserverait le lundi 26 juin, à notre retour de Delphes ?

    Une annonce mi figue, mi raisin.

    Le démâtage du Zeph était toujours au programme du bloc opératoire, mais il y aurait quelques difficultés à assurer la disponibilité du matériel. Le bruit courait que la grue qui devait faire l’extraction était de service à Corinthe !

    Pour faire patienter le Capitaine, le chirurgien a demandé à celui-ci de vérifier le bon état des articulations qu’étaient les ridoirs.

     

     

    Consensuel, le Capitaine a vérifié consciencieusement qu’aucune rotation ne soit bloquée par la rouille. Sur la photo, on le voit travailler vers la poupe, à tribord.

    Finalement, la grue tant désirée est annoncée pour le surlendemain.

    Le jour de l’extraction effective, mercredi 28 juin, Le Capitaine a de nouveau vérifié que tout tournait bien au niveau des ridoirs.

     

     

    Sur la photo, on le voit travailler vers la proue.

    Le travail extrêmement consciencieux du Capitaine témoignait qu’il était très attaché au Zeph.

    Puis le chirurgien extracteur a fait son apparition au bloc opératoire.

    Les haubans à tribord ont été libérés en premier lieu.

     

     

    Puis c’était le tour des haubans à bâbord :

     

     

    Après, le chirurgien et le Capitaine se sont déplacés vers la poupe. Le respect mutuel faisait que leur travail avait de la fluidité.

    Les voici occupés avec le pataras à tribord :

     

     

    Tout semblait bien fonctionner. Le chirurgien nous racontait des blagues qu’il avait connues du temps où il était adolescent à Ζάκυνθος – ZAKYNΘΟΣ (transcription : Zakinthos).

    Après le pataras à tribord, c’était le pataras à bâbord qui retenait l’attention du chirurgien et du Capitaine :

     

     

    Pendant que nous étions occupés à faire tourner la grosse épingle à nourrice solidement charpentée, une détonation a eu lieu dans notre dos. La soudaineté et la violence faisaient penser à l’explosion d’une canalisation d’eau. Dans le contexte de la chirurgie, le mousse a pensé à la rupture d’un gros vaisseau sanguin. Et en se retournant, il s’attendait à voir le champ opératoire complètement inondé par une énorme hémorragie.

    Factuellement, il y a bien eu rupture, mais de l’étreinte qui retenait la base du mât dans son socle métallique.

    En effet, le mât, qui n’était plus retenu ni par les quatre haubans de la position médiane, ni par les deux pataras de la poupe, a cédé à la traction de l’étai, qui était devenue la seule force agissante. Cette traction a fait basculer le mât vers la proue mais l’a aussi fait sortir de son socle. C’était cette éjection, imprévue et brutale, qui était à l’origine de la détonation.

    Tout le monde était surpris par cette détonation inopportune, le chirurgien extracteur en premier. Vite, celui-ci s’est précipité vers la proue pour limiter le déséquilibre tandis que le Capitaine s’est dirigé vers le mât qui se balançait dangereusement dans le vent.

    Pour empêcher les oscillations du mât de continuer à se produire, le Capitaine a pris celui-ci dans ses bras.

     

     

    Bien sûr, le geste du Capitaine avait pour but d’éviter que d’autres mauvaises surprises ne se produisent. Mais il est difficile de ne pas remarquer le caractère affectueux de l’étreinte. En volant au secours du mât, le Capitaine exprimait de manière émouvante l’affection qu’il avait pour le Zeph.

    Le danger ramène sur le devant de la scène les priorités existentielles.

    Pendant toute cette phase de stabilisation du mât devenu vagabond, le chirurgien extracteur ne cessait de dire, sur un ton sincèrement désolé : « C’est la première fois que ça arrive ».

    Il a prononcé cette phrase exactement quatre fois.

    Le ton du regret, utilisé à quatre reprises, témoignait que le professionnel a été pris au dépourvu.

    Or, il nous avait confié qu’auparavant, il avait déjà procéder à de telles extractions et que son palmarès en comptait sept.

    Nous ne doutions pas de cette parole du professionnel, mais nous étions surpris qu’il soit lui-même surpris par l’incident du mât déchaussé comme par mégarde.

    Plus tard, dans la soirée, le Capitaine dirait qu’il n’aurait pas choisi la même chronologie et qu’il aurait procédé sans zigzaguer, mais en progressant toujours dans le même sens, de la poupe vers la proue, avec les pataras en premier, les haubans en deuxième lieu et l’étai à la fin.

    Le désaccord entre le Capitaine et le chirurgien extracteur était resté silencieux pendant tout le protocole opératoire. Malgré son existence silencieuse, ce désaccord soulève, en toute légitimité, la question de l’adéquation du savoir expérimental acquis par le chirurgien extracteur.

    Une fois le mât soulevé par la grue, c’était le Capitaine qui s’est précipité au sol pour amener à la bonne place les tonneaux cylindriques sur lesquels reposerait le mât couché.

     

     

    Le Capitaine était le premier et le seul à faire ce geste.

    La célérité du Capitaine était due au fait qu’il ne voudrait pas que d’autres malheurs surviennent au Zeph, malheurs qui seraient qualifiés de dégâts nosocomiaux.

    Mais en amont de ce souci de la sécurité, il y avait évidemment l’intense affection qu’éprouvait le Capitaine à l’égard du Zeph. Le Capitaine a volé au secours de la pièce de mâture parce qu’il aimait son Zeph, tendrement !

    La solitude de l’effort du Capitaine ne peut manquer d’intriguer nos lecteurs. Le chirurgien extracteur n’avait-il pas des assistants ? Bien sûr que si. Le chef du bloc opératoire avait à sa disposition trois assistants, tous venus du continent indien. Il s’avérait que le matin de l’extraction du mât, les trois assistants avaient l’autorisation de s’absenter pour assister à ue liturgie de leur terre natale. La liberté religieuse, ainsi interprétée par la Grèce, a donc contraint le chirurgien à se passer de ses assistants. La prise de risque de celui-ci était considérable quand il a voulu opérer seul, sans ses assistants. Or, il n’était pas du tout prévu que ce soit le Capitaine qui amène les tonneaux servant de coussins surélevés. Il n’était pas prévu non plus que ce soit le Capitaine qui guide l’atterrissage du mât de l’infortune.

    Le vent aurait pu se lever et sans la multitude de bras pour pour amener le mât centimètre par centimètre jusqu’à la position finale, il y aurait eu certainement de la casse !

    Le chirurgien extracteur n’aurait-il pas pu reporter son opération ?

    Cette question met tout le monde dans l’embarras.

    Sans la contribution spontanée et extrêmement efficace du Capitaine, qu’aurait fait le chirurgien extracteur avec seulement deux bras prisonniers de leur solitude ?

    Même s’il prétendait être omniscient, le chirurgien ne pouvait pas être omniprésent, matériellement. Par conséquent, l’omnipotence lui était refusée, d’office.

    Le savoir indispensable à la sécurisation du mât au-dessus des coussins surélevés ne concernait pas des données techniques, comme la hauteur de la grue ou sa capacité de levage, mais la disponibilité des ressources humaines. En l’occurrence, ce savoir qui faisait fi du bon sens n’était pas digne d’être cité en exemple.

    La position couchée du mât, à un mètre au-dessus du sol, facilitait son auscultation. Le Capitaine s’y est employé avec calme, minutie et objectivité.

    La première découverte se situait à l’extrémité supérieure du mât. En effet, l’étai était vrillé !

     

     

    Le Capitaine en était abasourdi.

    Le tout premier réflexe était d’attribuer cette malheureuse torsion à la rotation qui avait immédiatement fait suite au déchaussement brutal du mât.

    Or les yeux du mousse, qui étaient en alerte dès la première seconde qui avait suivi la détonation, n’avaient décelé qu’une toute petite rotation du mât subitement libéré et l’angle de cette rotation ne dépassait pas la dizaine de degrés.

    En définitive, nous avons conclu que cette torsion de l’étai n’était pas liée à la maladresse de l’extraction. Ce défaut de l’étai était donc antérieur au démâtage.

    Il arrive que les soins pratiqués pour une pathologie révèlent chez le même patient l’existence d’autres pathologies concomitantes mais insoupçonnées auparavant. C’est ce genre de mauvaise surprise qu’apportait la torsion de l’étai.

    Maintenant que l’étai vrillé était découvert en cet état, son remplacement s’imposait. Et cela n’enchantait guère le Capitaine, qui n’avait pas prévu de budget pour changer le(s) câble(s).

    Le pluriel devenait alors une source de tracas lancinante.

    Combien de câbles faudrait-il changer ? Seulement celui qui était abîmé ou tous ? Chacun d’entre eux coûterait au moins deux cents euros.

    Cette réflexion était loin d’apporter l’apaisement quand un autre motif d’inquiétude est venu se greffer là-dessus.

    En effet, le hasard a fait qu’un spécialiste du gréement était là quand le mât du Zeph venait d’être déposé. Le Capitaine a profité de cette présence providentielle pour demander une nouvelle auscultation, cette fois-ci par un professionnel, qui fournirait dans la foulée une estimation du coût de la remise en état du mât.

    Voici le deuxième médecin de la matinée, en train d’examiner le mât du Zeph :

     

     

    Le spécialiste prenait son temps pour faire les mesures et les reporter sur un cahier.

    Son travail semblait méthodique et minutieux.

    La photo montre une confrontation au niveau de la barre de flèches la plus basse.

    Le professionnel disait au Capitaine que le voisinage immédiat de deux métaux de natures différentes représentait un risque de corrosion. En effet, la partie centrale de la barre de flèches était de teinte claire tandis que l’extrémité arrondie avait une couleur foncée. Comme la vérification de la réalité de la corrosion coûtait trois cents euros, le Capitaine, que l’on voit sur la photo en train de soulever la housse de cuir qu’il avait jadis cousue à Port Napoléon pour protéger cette zone sensible, n’a pas jugé indispensable de procéder à cette vérification.

    Là-dessus, sont entrés en scène les deux adjoints du gréeur en chef. Sur la photo suivante, l’un d’eux, qui était debout tout près du Capitaine, tenait avec sa main gauche le hauban qui venait de parcourir le tiers inférieur du mât et qui arrivait à la barre de flèches la plus basse. Avec une grande force persuasive, l’auriculaire de sa main droite était pointé vers quelque chose qui provoquait une très grande inquiétude sur le visage du Capitaine.

     

     

    Le technicien, qui venait d’enclencher une bataille psychologique et qui sentait qu’il était en train de la gagner, n’avait pourtant pas son nez sur la chose décisive. Ses yeux étaient distants de celle-ci d’une cinquantaine de centimètres, avec en plus, un regard oblique.

    Malgré cette configuration spatiale peu propice à l’exactitude de l’observation, le technicien qui servait de fer de lance à l’entreprise de gréement, a affirmé, martelé et rabâché qu’il y avait une fissure qui rendait impératif le changement de tout le système.

    Le ton péremptoire utilisé par le technicien a mis la puce à l’oreille du mousse, qui a voulu comprendre la raison du déferlement d’énergie oppressive.

    Ignoré par la charge en trombe, le mousse a donc mené son enquête pour accéder au vrai savoir.

    La photo suivante montre la configuration de l’endroit qui a servi d’épouvantail.

     

    La réparation du squelette

     

    À gauche, tout en haut, c’était le hauban que le technicien avait dans sa main gauche.

    Au niveau de l’extrémité de la barre de flèches, ce hauban donnait naissance à deux câbles. D’où le double manchon en cuir confectionné par le Capitaine. Le câble le plus long était le câble extérieur, qui s’en allait rejoindre le sommet du mât, tandis que le câble le plus court, qui était donc le câble interne, s’arrêtait à la barre de flèches supérieure.

    Comment ces deux câbles naissaient-ils de l’extrémité de la barre de flèches ?

    Chacun d’eux prenait forme à partir d’une boucle. Voici la boucle argentée du câble intérieur :

     

     

    La boucle elle-même était constituée de trois cylindres empilés. Le cylindre médian était précisément celui qui engendrait les torons du câble. L’enveloppe du cylindre médian n’était pas parfaitement lisse, mais il formait avec les deux autres cylindres un ensemble bien compact et bien solide.

    Comment était la boucle du câble extérieur ? La voici, aux reflets dorés :

     

     

    L’empilement des trois cylindres était facilement reconnaissable. Le cylindre médian, qui était légèrement en retrait par rapport aux deux autres dans le cas précédent, avait cette fois-ci un léger excédent de matière, qui a provoqué l’apparition d’une ombre en forme de collerette.

    C’était cette ombre que le technicien avait appelée « fissure » !

    De toute évidence, le constat délivré par le technicien était erroné.

    Celui-ci ne s’est pas donné la peine de vérifier l’exactitude de l’information, soit par un regard plus rapproché et plus attentif, soit en confirmant la vue par le toucher.

    Ce que recherchait l’homme de main, ce n’était nullement l’objectivité, mais la déstabilisation de l’interlocuteur pour mieux extorquer celui-ci.

    La « fissure » inventée fonctionnait comme une sorte d’abîme où se noyait l’incompétence de l’usager.

    Le ton péremptoire employé avait pour but de réduire à néant toute forme de résistance en inoculant le poison de la culpabilité. En quelque sorte, le charlatan disait au marin qui refuserait la réparation : « Tu es vraiment débile de ne pas faire la réparation car tu mets en danger ta vie et celle des autres. »

    Mais le ton péremptoire qui nous était adressé, à nous qui ne paraissions pas très aguerris dans ce genre de face à face, révélait chez l’imposteur une jouissance anticipée. C’était comme s’il nous disait : « Vous finirez par venir à nous. Et on saura vous faire cracher cinq mille euros ! ».

    C’est bien cela : pour remettre en état le mât, il faudra débourser cinq mille euros, au moins.

    Manifestement, dans l’affaire du hauban, il y a eu falsification et manipulation du savoir.

    Avons nous raison de rester au chevet du Zeph, et ce, dès les premiers instants de l’hospitalisation ?

    La réponse est affirmative.

    La réparation du squelette, qui n’était qu’une éventualité, devient une nécessité.

    À chaque étape, il faut demeurer vigilant pour échapper à l’emprise du pseudo-savoir.

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