• Voici deux couronnes :

     

    Le refus de l'indifférence

     

    Sont-elles une copie l'une de l'autre ? Non, au sens du copier/coller de l'informatique.

    Sont-elles une réplique l'une de l'autre ? Oui, au sens où sur la scène du théâtre, un personnage donne la réplique à un autre.

    Il y a donc similitude, très forte similitude même, entre les deux couronnes, mais pas identité. Car un examen minutieux révèle des variations, infimes certes, mais bien réelles.

    On pourrait penser à deux sœurs jumelles, que l’œil exercé des parents ne confondrait pas, même au premier regard.

    L'une a fourni au monde le modèle d'égalité en matière de gestion des affaires publiques en confiant au peuple la désignation du pouvoir : c'est le modèle démocratique.

    L'autre a donné à l'Histoire la Déclaration des Droits de l'Homme, qui stipule, dès le début, que « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. »

    Les deux sœurs sont portées par le même élan vers l'universel.

    Le rapprochement spatial sur le bas-relief évoque la proximité des âmes, la similitude des aspirations et la communauté des destins.

    L'une des deux sœurs ne pourrait pas demeurer indifférente quand l'autre est brimée, martyrisée et humiliée.

    C'est pourquoi la France a pris part à une coalition qui réunissait aussi l'Angleterre et la Russie pour libérer la Grèce du joug ottoman.

    L'affrontement entre l'alliance philhellène et l'ottoman a lieu dans la baie de Pylos, qui s'appelle encore Navarino dans la langue de Dante Alighieri. Les historiens ont choisi l'appellation italienne pour nommer le site du combat naval qui s'est déroulé le 20 octobre 1827 et qui a fait triompher la cause grecque.

    Le combat dans la baie de Pylos a été illustré par le peintre Louis-Philippe Crépin. Voici son tableau :

     

    Le refus de l'indifférence

     

    L'ottoman avec ses drapeaux rouges est représenté au premier plan. Malgré que ses navires soient trois plus nombreux que ceux de l'alliance philhellène, il a essuyé une cuisante défaite avec une soixantaine de vaisseaux détruits, soit les deux tiers de sa flotte.

    Le spectacle émouvant de la gémellité des deux couronnes est offert par l'obélisque que la Grèce a érigé pour montrer qu'elle n'est pas indifférente à la participation française, qui a grandement contribué à la victoire.

    Le monument commémoratif se trouve à l'entrée de la baie, à l'extrémité méridionale de la barrière rocheuse connue depuis l'Antiquité sous le nom de Σφακτηρία – ΣΦΑΚΤΗΡΙΑ.

    Pour contempler de plain pied l'obélisque de la gratitude, il faut s'élever à une centaine de mètres au-dessus de la mer.

    La Grèce a construit un magnifique escalier pour permettre cette ascension.

    L'escalier ressemblait au lotus égyptien qui décorait les frises de l'Égypte pharaonique. Mais par rapport au modèle de la vallée du Nil, l'artiste grec a pris deux initiatives pour exprimer sa créativité. Premièrement, le lotus grec est retourné. Autrement dit, l'inflorescence était en bas. Le pédoncule, en haut. Deuxièmement, l'axe du pédoncule n'était pas confondu avec celui de l'inflorescence. En effet, la plante s'incurvait, au niveau de l'articulation entre la forme pyramidale et la forme cylindrique.

     

    Le refus de l'indifférence

     

    Le génie grec consistait à introduire la souplesse dans la rigidité et à insuffler la vie dans la raideur.

    La partie évasée, qui était au contact avec la mer, se composait de deux plates-formes, l'une au Sud et l'autre au Nord. Ces deux rez-de-chaussée permettaient de passer de l'élément liquide au sol ferme, et inversement.

    Intentionnellement, l'artiste grec n'a pas voulu symétriser les deux accès. La vie est faite de changements et de nouveautés.

    C'est pourquoi les deux plates-formes ne se ressemblaient guère, ni par rapport à la forme, ni par rapport à la fonction.

    Voici l'accès Nord :

     

    Le refus de l'indifférence

     

    Un escalier conduisait au premier étage, qui avait une forme presque trapézoïdale, puis au deuxième étage, qui ressemblait un peu à un hexagone.

    Voici l'accès Sud, plus étroit et plus difficile :

     

    Le refus de l'indifférence

     

    Un autre escalier reliait le rez-de-chaussée, le premier étage et le deuxième étage.

    Sur la photo ci-dessus, les saillies des trois paliers sont bien apparentes.

    L'accès Nord et l'accès Sud se rejoignaient au deuxième étage.

    Après cette convergence, il n'y avait plus qu'un chemin pour progresser en hauteur.

    Le troisième étage était un gros parallélépipède, qui menait tout naturellement vers les marches supérieures de l'escalier de gloire.

     

    Le refus de l'indifférence

     

    Avec une progression normale jusqu'en haut de l'escalier, le premier regard sur le plateau qui se trouvait au sommet ne livrait aucune découverte remarquable. Pour trouver ce qui donnait véritablement sens à l'ascension, une rotation des épaules dans le sens inverse des aiguilles d'une montre était nécessaire. Avec ce mouvement giratoire, c'était comme si le corps se retournait pour regarder en arrière.

    L'artiste grec n'a pas placé l'objet de la découverte dans une présentation frontale, avec un accès immédiat grâce à un cheminement rectiligne du regard.

    La rotation demandée signifiait que l'esprit était invité à effectuer un retour en arrière, pour prendre conscience de la valeur des choses antérieures. En l’occurrence, il s'agissait de revenir deux siècles en arrière.

    Le chemin de la mémoire n'est pas un espace rectiligne, mais incurvé.

    Scénographie d'architecte pour susciter le suspense, feinte de stratège pour provoquer l'effet surprise.

    Une fois accompli le geste de retour en arrière, corporellement et mentalement, voici le spectacle qui était la justification de l'ascension :

     

    Le refus de l'indifférence

     

    L'obélisque de la fraternité, qui recevait la lumière solaire en début d'après-midi, était éclairé sur la face Sud et la face Ouest.

    Sur le côté Sud, étaient arborées les deux couronnes jumelles.

    Sur le flanc Ouest, se trouvait cette inscription :

     

    Le refus de l'indifférence

     

     

    H ΓΑΛΛΙΑ

    ΤΟΙΣ ΤΕΚΝΟΙΣ ΑΥΤΗΣ

    ΝΑΥΤΑΙΣ ΚΑΙ ΣΤΡΑΤΙΩΤΑΙΣ

    ΤΟΙΣ

    ΥΠΕΡ ΤΗΣ ΑΝΕΞΑΡΤΗΣΙΑΣ

    ΤΗΣ ΕΛΛΑΔΟΣ

    ΘΑΝΟΥΣΙ

     

     

    LA FRANCE

    À SES ENFANTS

    MARINS ET SOLDATS

    À CEUX QUI

    POUR L'INDÉPENDANCE

    DE LA GRÈCE

    SONT DÉCÉDÉS

     

    La Grèce n'est pas indifférente au geste de solidarité de la France. La sœur qui est restée en Orient remercie vivement celle qui se trouve en Occident.

    Par rapport aux points cardinaux, le message grec s'adresse à l'Ouest.

    Politiquement et militairement, c'était de l'Ouest que la Grèce attendait de l'aide pour briser le joug ottoman.

    En plus, cette face tournée vers le soleil couchant reprenait la signification symbolique du portail occidental d'une église, portail qui est dédié à la glorification.

    Une palme de bronze, apposée à l'angle Nord-Ouest, au pied de l'obélisque, évoquait la gloire d'une bataille navale qui a fait sombrer définitivement les ambitions de l'ottoman.

    Que pouvait-on trouver sur la face opposée, celle qui était tournée vers l'Est ?

    Sur ce côté, c'était la France qui s'exprimait. Elle remerciait ses enfants courageux et dévoués. Elle a refusé d'être indifférente au sacrifice de ses fils, morts pour la liberté hellène.

    Politiquement et militairement, c'était en tournant son regard vers l'Est que la France s'est émue du sort de sa sœur humiliée par l'ottoman. Symboliquement, les morts sacrificielles offertes par la France pour l'Indépendance grecque étaient en résonance avec le cimetière de Pylos-Navarin, qui se trouvait en face, à la même hauteur, sur la rive opposée du détroit.

    Le glorieux fait d'armes réalisé par la France dans cette baie, il y a deux siècles, est rappelé par une plaque de bronze. La voici :

     

    Le refus de l'indifférence

     

    La plaque énumère les sept bâtiments qui formaient la force de frappe française en mer et qui étaient épaulés par deux régiments d'infanterie, le seizième et le trente-cinquième.

    La teinte bleutée de la photo est due au contre-jour. L'inscription française était à l'Est tandis que la lumière solaire qui éclairait notre visite en début d'après-midi venait plutôt de l'Ouest.

    Le nom du commandant des forces navales françaises est cité : c'est le contre-amiral Henri de Rigny.

    Il avait quarante-quatre ans quand l'alliance philhellène a voulu mettre un terme à l'hégémonie ottomane en Méditerranée orientale.

    La France a refusé de se montrer indifférente au mérite de son valeureux fils. Elle a édité une médaille pour commémorer le haut fait d'armes qui avait contribué à l'Indépendance grecque.

    L'avers de cette médaille montre un portrait du contre-amiral, promu vice-amiral après la victoire.

     

    Le refus de l'indifférence

     

    L'effigie présente le profil gauche, tel celui d'un buste grec.

    En bordure, sont gravés ces mots :

    C(om)te H(enr)i DE RIGNY V(i)ce AMIRAL DÉP(u)té MIN(is)tre DE LA MARINE NÉ A TOUL EN 1783 MORT EN 1835

    Sous le cou, apparaît la signature de l'artiste graveur : DOMARD.

    Le revers raconte l'événement historique qui a forgé la célébrité de ce fils de la France.

     

    Le refus de l'indifférence

     

    Un personnage ailé se tient sur une galère. Le fait glorieux s'est donc déroulé en mer.

    Dans sa main droite, il tient la foudre, qui évoque la puissance de la force de frappe, mais aussi l'instantanéité de la destruction. Avec le contexte philhellène, la foudre est un des attributs de Zeus. La foudre brandie par la main droite symbolise alors le jugement de l'Olympe, qui intervient, même à l'ère moderne, pour ramener la liberté dans l'espace grec.

    Une plume gigantesque longe tout le bras gauche.

    Dans l'iconographie de l'Antiquité, la plume fait allusion à la justice. Ce n'est que justice si la Grèce retrouve la liberté face à l'ottoman. Le gigantisme de la plume indiquerait que cet enjeu de justice était énorme.

    La plume est aussi un instrument pour l'écriture. Dans le cas présent, la très grande taille de la plume fait allusion au caractère mémorable de la bataille navale qui a fait chavirer l'arrogance de l'ottoman.

    L'encrier a la forme d'un bateau antique, qui a sa voile dépliée.

    Au moment du combat, le contre-amiral Henri de Rigny avait sous ses ordres :

    le vaisseau de ligne Scipion, doté de soixante-quatorze canons et confié au Capitaine Pierre Bernard Milius,

    le vaisseau de ligne Trident, doté aussi de soixante-quatorze canons et confié au Capitaine Morice,

    le vaisseau de ligne Breslau, doté également de soixante-quatorze canons et confié au Capitaine Botherel de la Bretonnière,

    la frégate Armide, dotée de quarante-quatre canons et confiée au Capitaine Hugon,

    la goélette Alcyone, dotée de seize canons et confiée au Capitaine Turpin,

    et la goélette Daphné, dotée de six canons et confiée au Capitaine Frézier.

    Le vaisseau amiral de la flotte était la frégate Sirène, dotée de cinquante-deux canons et confiée au Capitaine de vaisseau Robert.

     

    Le refus de l'indifférence

     

    Pourquoi la médaille commémorative ne montre-t-elle pas une frégate du dix-neuvième siècle, mais une galère antique ?

    D'abord, parce que dans cette iconographie du souvenir, il y a de la courtoisie et de l'affection. Courtoisie selon le protocole diplomatique, dont la France était la principale muse. Affection d'une sœur pour sa jumelle enfin délivrée de la servitude.

    Juste au-dessous de la ligne médiane, sont gravés les mots suivants :

    BATAILLE DE NAVARIN

    XX OCTOBRE MDCCCXXVII

    Au-dessus de la proue, reconnaissable à sa forme pointue, est posé un caducée à deux serpents. C'est un attribut d'Hermès, le messager des dieux. La galère antique a donc un message très important à proclamer.

    Derrière le caducée, se trouvent trois couronnes de lauriers. Le laurier pour la gloire de la victoire. Le chiffre 3 pour l'accentuation discursive.

    La signature de l'artiste, DOMARD, apparaît derrière la poupe, ornée d'une sirène majestueuse.

    Ensuite, l'illustration voulait inscrire la bataille de Navarin dans la lignée des autres victoires navales célèbres, comme Marathon et Salamine, qui ont préservé la liberté sur l'espace qui a été le berceau de la démocratie.

    Le site de la commémoration de la participation française au rétablissement de la liberté dans l'espace hellène possède une première originalité, qui est l'orientation de l'escalier censé mener jusqu'à l'obélisque.

    Le lieu possède une deuxième originalité, qui est en lien avec le pouvoir suggestif de ses lignes courbes. Celles qui prennent naissance au niveau de l'inflexion de la tige du papyrus sont particulièrement intrigantes. Les voici :

     

    Le refus de l'indifférence

     

    L'itinéraire qu'elles proposent bifurque sur la droite par rapport au tracé de l'escalier triomphant. Laissons-nous tenter et prenons la déviation. Après quelques minutes de marche à flanc de colline, une merveille géologique clôt la route : une immense arche enserre l'azur du ciel et de la mer.

     

    Le refus de l'indifférence

     

    Très beau cadeau de la Grèce pour remercier la France.

    L'arche monumentale est telle un arc de triomphe.

    La Grèce a choisi un endroit sublime pour ériger l'obélisque de la gratitude.

    Nous aimons beaucoup ce site né du refus de l'indifférence. Pendant notre séjour à Pylos, nous nous y sommes rendus à trois reprises. Nous nous plaisions à qualifier l'endroit de « Porte du Ciel ».

     

    Le refus de l'indifférence

     

    Le refus de l'indifférence est une manifestation d'empathie, un geste de solidarité, une démonstration de courage.

     


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