• Il faisait partie des poètes les illustres de la Grèce du vingtième siècle. Il était né à Μονεμβασιά – ΜΟΝΕΜΒΑΣΙΑ, dans l’une des maisons qui donnaient sur la place située devant l’église Παναγία Χρυσαφίτισσα – ΠΑΝΑΓΙΑ ΧΡΥΣΑΦΙΤΙΣΣΑ.

    Voici le lieu où le poète a vu le jour :

     

    La coquetterie de la lettre

     

    Pour rendre hommage à l’homme et à son œuvre, la municipalité reconnaissante a dressé tout autour de la place le profil dansant des lettres de l’alphabet grec. Voici l’une d’elles à l’angle Nord-Ouest :

     

    La coquetterie de la lettre

     

    C’est la lettre έψιλον – ΕΨΙΛΟΝ (ε), qui correspond au « e » français.

    Mais le sculpteur a doté la lettre d’un couvre-chef singulier, qui fait de l’ombre juste pour une mèche de cheveux. À moins que ce ne soit la mèche elle-même qui est représentée, dans une position quelque peu rebelle, puisqu’elle se soulève, quand on suit le sens de la lecture, qui va de gauche à droite.

    ε comme au début de ειρήνη – EΙΡΗΝΗ, qui signifie « paix ».

    À l’angle Nord-Est, du côté de la mer, on trouve cette autre lettre :

     

    La coquetterie de la lettre

     

    C’est la lettre άλφα – ΑΛΦΑ (α), qui correspond au « a » français.

    Le sculpteur a ajouté à la graphie habituelle deux appendices, l’un au-dessus de l’arc supérieur, et l’autre entre les deux mâchoires à droite. Ils évoquent l’extensibilité.

    α comme au début de αγάπη – AΓΑΠΗ, qui signifie « amour ». Et l’amour est extensible, ô combien !

    Les lettres ε et α constituent les points nodaux de l’entrée en matière d’un magnifique texte écrit par le poète en 1953. Voici la première strophe de ce poème :

    Τ'όνειρο του παιδιού είναι η ειρήνη.

    Τ'όνειρο της μάνας είναι η ειρήνη.

    Τα λόγια της αγάπης κάτω απ' τα δέντρα,

    είναι η ειρήνη.

     

    Le rêve de l’enfant est la paix.

    Le rêve de la mère est la paix.

    Les mots de l’amour sous les arbres,

    c’est la paix.

     

    Le texte est remarquable par son refus de la grandiloquence. Le poète fait le choix de la simplicité et de la limpidité.

    Le premier à entrer en scène est l’enfant, c’est-à-dire l’être qui ne connaît pas encore le doute, la traîtrise, ou la vengeance. C’est celui qui ne freine pas sa bonté, qui fait volontiers confiance et qui n’imagine pas qu’il puisse être déçu.

     

    La coquetterie de la lettre

     

    L’enfant, c’est soi-même. C’est nous tous, il y a longtemps. À l’époque, on était encore indemne de toutes sortes de blessures.

    L’enfant ne demande qu’à croître. Tout naturellement, cette croissance attend que la paix lui prête main forte. Mais l’état conscient de l’enfant n’a pas encore les moyens pour exprimer qu’il désire la paix. Pour l’instant, celle-ci appartient au non-dit, tout en étant absolument indispensable. Elle est alors l’objet d’un rêve.

    La première forme de paix est apportée par la sécurité au sein du liquide amniotique.

    La logique de la filiation promeut alors la figure maternelle.

    L’enfant et sa mère ont le même rêve.

    L’unité psychique prolonge l’unité physiologique.

    Instinctivement, l’enfant aime sa mère et la mère aime son enfant.

    La prospérité du lien maternel requiert une seule chose : la paix.

    Les paroles aimantes se libèrent plus facilement « sous les arbres », dans l’ombre rafraîchissante de l’olivier, du platane ou du palmier.

    Le jardin est une extension du foyer. C’est encore un espace de l’intimité, mais à ciel ouvert.

    Ombre du jardin, intérieur de la maison, ventre de la mère : ce sont les espaces internes qui intéressent en premier chef le poète.

    L’amour crée la paix. La réciproque est vraie : la paix favorise l’amour.

    Il faut attendre la deuxième strophe pour assister à l’apparition de la masculinité. Voici la description faite par le poète :

    Ο πατέρας που γυρνάει τ'απόβραδο μ'ένα φαρδύ χαμόγελο στα μάτια

    μ' ένα ζεμπίλι στα χέρια του γεμάτο φρούτα

    κι οι σταγόνες του ιδρώτα στο μέτωπο του

    είναι όπως οι σταγόνες του σταμνιού που παγώνει το νερό στο παράθυρο,

    είναι η ειρήνη.

     

    Le père qui revient le soir avec un large sourire dans les yeux

    avec, dans ses mains, un panier rempli de fruits

    et sur son front des gouttes de sueur

    qui sont comme les gouttes de la cruche qui gèle l’eau à la fenêtre...

    c'est la paix.

     

    Le père rentre à la maison en fin de journée, il quitte le monde de la rue pour retrouver son chez lui.

    Pour l’instant, la paix ne concerne pas encore ce qui a lieu dans l’espace public, elle ne s’intéresse qu’au lieu des retrouvailles, c’est-à-dire le foyer familial.

    La première observation porte sur les yeux.

    Ce n’est pas la bouche qui sourit. C’est le regard qui est rieur. Et le sourire des yeux est qualifié de « large ». La belle amplitude exprime la douce satisfaction de l’instant présent, l’absence de scories pour la vision du futur, la magnificence de la paix.

    Les Grecs disent :

    « Tα μάτια είνα ο καθρέφτης της ψηχής. »

    Les yeux sont le miroir de l’âme.

    Ainsi, la paix qui fait éclore le sourire dans les yeux est avant tout celle qui illumine l’être intérieur.

    Que rapporte la figure paternelle à la maison ?

    Un état d’esprit et des vivres pour la subsistance matérielle.

    Le panier rempli de fruits est sans doute le salaire de la journée.

    Le contentement favorise la paix.

    On voit la récompense d’abord, l’effort ensuite.

    La sueur qui perle sur le front parle du labeur de la journée écoulée. L’eau qui provient de l’épiderme est mise en relation avec une autre eau, qui n’est pas d’origine physiologique.

    La différence est aussi dans les températures. Dans le premier cas, c’est la température du corps. Dans le second cas, il est question d’un froid proche du gel, sans doute pour exalter le plaisir d’étancher la soif, surtout quand il a fait trop chaud en journée. De plus, la sueur a un goût salé tandis que l’eau de la cruche ne renferme pas du tout de sel. Malgré ces trois divergences, les gouttes qui sont sur le front se disent parentes de celles qui sont contenues dans la cruche. Au cours de cette identification, la fatigue se dissout dans le délassement et la paix triomphe.

    Le poème continue avec la strophe suivante :

    Όταν οι ουλές απ' τις λαβωματιές κλείνουν στο πρόσωπο του κόσμου

    και μες στους λάκκους που 'σκαψαν οι οβίδες φυτεύουμε δέντρα

    και στις καρδιές που 'καψε η πυρκαϊά δένει τα πρώτα της μπουμπούκια η ελπίδα

    κ' οι νεκροί μπορούν να γείρουν στο πλευρό τους και να κοιμηθούν δίχως παράπονο

    ξέροντας πως δεν πήγε το αίμα τους του κάκου,

    είναι η ειρήνη.

     

    Quand les cicatrices qui viennent des blessures se referment sur le visage du monde

    et dans les fossés que les obus ont creusés nous plantons des arbres

    et dans les cœurs que l’incendie a brûlés l’espoir noue ses premiers bourgeons

    et les morts peuvent se tourner sur le côté et dormir sans plainte

    sachant que leur sang du mal n'est pas parti,

    c'est la paix.

     

    Le poète aborde le contexte élargi des conflits armés.

    Pour les défunts, le sommeil sans réclamation peut avoir lieu, parce que la paix efface le ressentiment.

    Celles et ceux que la vie a quittés sont dans une position allongée, non pas sur le dos, à la manière des gisants, mais sur le côté, comme dans un banquet antique.

    Puis, le poème poursuit en ces termes :

    Ειρήνη είναι η μυρωδιά του φαγητού το βράδι,

    τότε που το σταμάτημα του αυτοκίνητου στο δρόμο δεν είναι φόβος,

    τότε που το χτύπημα στην πόρτα σημαίνει φίλος,

    και το άνοιγμα του παράθυρου κάθε ώρα σημαίνει ουρανός

    γιορτάζοντας τα μάτια μας με τις μακρινές καμπάνες των χρωμάτων του,

    είναι η ειρήνη.

     

    La paix est l'odeur du repas, le soir,

    quand arrêter la voiture sur la route n'est pas la peur,

    quand frapper à la porte signifie l’ami,

    et ouvrir la fenêtre à chaque heure signifie que le ciel

    fête nos yeux avec les cloches lointaines de ses couleurs,

    c'est la paix.

     

    Après l’échappée du côté des champs de bataille, le poète revient vite vers le cadre familier et réconfortant du foyer familial. La nourriture du soir est citée en premier, comme contribution essentielle à l’ambiance de paix.

     

    La coquetterie de la lettre

     

    Et c’est l’aspect olfactif qui prime.

    L’appétit, la satiété, le bien-être ne sont pas des choses négligeables, loin de là.

    Tout ce qui est spatialement extérieur à ce cercle choyé comporte éventuellement du danger, surtout lorsque l’obscurité physique devient de plus en plus envahissante.

    À la nuit tombante, ce qui se passe dans la rue ou sur le seuil de la maison, de l’autre côté de la porte, peut engendrer de mauvaises nouvelles. Mais quand il y a la paix, ce qui est imprévisible n’est plus un sujet d’inquiétude.

    Voici la strophe qui suit :

    Ειρήνη είναι ένα ποτήρι ζεστό γάλα

    κι ένα βιβλίο μπροστά στο παιδί που ξυπνάει,

    τότε που τα στάχυα γέρνουν το ‘να στ’ άλλο λέγοντας :

    το φως, το φως

    και ξεχειλάει η στεφάνη του ορίζοντα φως,

    είναι η ειρήνη.

     

    La paix est un verre de lait chaud

    et un livre devant l'enfant qui se réveille,

    quand les épis s'inclinent l’un vers l’autre en se disant :

    la lumière, la lumière

    et la couronne de l'horizon déborde de lumière,

    c'est la paix.

     

    Le poème épouse la course du temps. On passe de la nuit au lever du jour.

    À l’arrivée de la journée nouvelle, la figure de l’enfant reste centrale et prioritaire.

    L’alimentation constitue le support matériel qui permet l’obtention de la paix.

    À côté de la nourriture pour le corps, celle de l’esprit prend place. Le livre, pour s’ouvrir au monde, pour échanger avec autrui :

     

    La coquetterie de la lettre

     

    Le bonheur de la maison se répand dans les champs.

     

    La coquetterie de la lettre

     

    Coquetterie et sensualité des épis qui se font des câlins.

    Paix et prospérité vont de pair.

    Puis le poète enchaîne avec ces vers :

    Τότε που οι φυλακές επισκευάζονται να γίνουν βιβλιοθήκες,

    τότε που ένα τραγούδι ανεβαίνει από κατώφλι σε κατώφλι τη νύχτα

    τότε που τ' ανοιξιάτικο φεγγάρι βγαίνει απ' το σύγνεφο

    όπως βγαίνει απ' το κουρείο της συνοικίας φρεσκοξυρισμένος

    ο εργάτης το Σαββατόβραδο

    είναι η ειρήνη.

     

    Quand les prisons sont réparées pour devenir des bibliothèques,

    quand une chanson monte de seuil en seuil la nuit

    quand la lune printanière sort du nuage

    comme il sort du salon de coiffure,

    fraîchement rasé, le travailleur du samedi soir

    c’est la paix.

     

    La présence du livre au petit déjeuner de l’enfant s’enchaîne avec la conversion des prisons en bibliothèques. Se former et se réformer grâce aux lettres, à des pages écrites, imprimées et rassemblées en livres.

    βιβλίο – BΙΒΛΙΟ est le terme grec pour « livre ». Le lieu où sont conservés tous ces documents écrits se dit en grec βιβλιοθήκη – ΒΙΒΛΟΘΗΚΗ, qui devient « bibliothèque » en français. Dans la langue grecque, il est très aisé de constater la filiation entre les deux mots. En conséquence, ceux-ci commencent tous les deux par la lettre βήτα – ΒHΤΑ (β), qui correspond au « b » français, que l’on retrouve tout naturellement au début de « bibliothèque ».

    Quel traitement la lettre grecque a-t-elle reçu sur la place de l’église ? Voici le choix du sculpteur :

     

    La coquetterie de la lettre

     

    La lettre garde sa silhouette habituelle. Mais au lieu d’être juchée au sommet d’une tige métallique comme ses voisines, elle se tient en équilibre au-dessus de la pointe dressée par une plaque trapézoïdale, qui fait penser au soc d’une charrue.

    Il est de l’étude des livres comme des travaux de labour : il faut du temps pour creuser les sillons et semer les bonnes graines avant de pouvoir espérer une récolte.

    D’ordinaire, l’univers carcéral est indissociable des lamentations qui s’échappent des cellules. Ici, après la conversion des lieux d’enfermement en espaces ouverts, le poète fait monter une chanson « de seuil en seuil », c’est-à-dire un air d’espoir et d’allégresse devant chaque porte.

    Jusqu’où va s’élever la mélodie régénératrice ? Jusqu’à la lune, qui s’affranchit de l’écran nuageux pour répandre avec générosité sa lumière. Voici la pleine lune à Μονεμβασιά – ΜΟΝΕΜΒΑΣΙΑ :

     

    La coquetterie de la lettre

     

    Le spectacle du lever de la lune est vu à travers la porte qui donne accès au phare situé au Nord de la forteresse.

    Tous ces changements d’état se retrouvent dans la métamorphose de l’homme qui sort de chez son coiffeur : celui qui vient de se faire coiffer est « fraîchement rasé ». La perception sensorielle mise à l’honneur est le toucher. La coquetterie rend désirable. La paix s’allie avec la jouissance du beau.

    Voici la suite du poème :

    Τότε που η μέρα που πέρασε

    δεν είναι μια μέρα που χάθηκε

    μα είναι η ρίζα που ανεβάζει τα φύλλα της χαράς μέσα στο βράδι

    κ' είναι μια κερδισμένη μέρα κ' ένας δίκαιος ύπνος

    τότε που νιώθεις πάλι ο ήλιος να δένει βιαστικά τα κορδόνια του

    να κυνηγήσει τη λύπη απ' τις γωνιές του χρόνου

    είναι η ειρήνη.

     

    Quand le jour qui est passé

    n'est pas un jour perdu

    mais c'est la racine qui soulève les feuilles de la joie à l’intérieur du soir

    et c'est un jour gagné et un sommeil légitime

    quand tu sens à nouveau le soleil attacher précipitamment ses lacets

    pour débusquer le chagrin des coins du temps,

    c'est la paix.

     

    La strophe est entièrement consacrée à l’enjeu du temps.

    Faire de chaque jour une réussite.

    La journée est comparée à un arbre fier de l’allégresse qui anime son feuillage à l’heure du bilan. Celui-ci a lieu à la tombée de la nuit. La satisfaction, née du sentiment de plénitude, apporte une belle récompense : le doux sommeil est celui de la paix. Le poète n’oublie jamais que la paix doit commencer par l’harmonie du soma.

    La strophe précise comment faire de chaque journée un succès : il faut traquer, déloger et supprimer le chagrin dans chaque coin et dans chaque recoin de l’étendue temporelle, porter une attention particulière à chaque instant. Faire preuve de vigilance, de courage et de persévérance.

    Ne pas remettre à plus tard l’occasion favorable. S’y atteler avec diligence, à l’instar du soleil qui se dépêche de nouer ses lacets !

    Quelle magnifique exhortation pour ne pas laisser s’échapper le καιρός – ΚΑΙΡΟΣ !

    Voici le Zeph à Μονεμβασιά – ΜΟΝΕΜΒΑΣΙΑ :

     

    La coquetterie de la lettre

     

    Il jubilait grâce au καιρός – ΚΑΙΡΟΣ.

    Tous les éléments de la métaphore utilisée par le poète étaient présents. Le mât servait de tronc d’arbre. Le linge évoquait le feuillage qui se soulevait de joie.

    La nuit a été douce. Le sommeil, délicieux.

    La photo montre que le soleil venait juste de s’élever au-dessus de l’horizon. En suivant son exemple, nous nous sommes dépêchés d’attacher nos lacets pour traquer tout ce qui était vacuité. C’est ce que nous avons fait avec cette grande lessive au petit jour.

    À gauche de la photo, apparaissait la silhouette du Rocher de Μονεμβασιά – ΜΟΝΕΜΒΑΣΙΑ, qui contemplait la paix « légitime » du Zeph.

    À présent, prenons connaissance de la suite du poème :

    Ειρήνη είναι οι θημωνιές των αχτίνων στους κάμπους του καλοκαιριού

    είναι τ' αλφαβητάρι της καλοσύνης στα γόνατα της αυγής.

    Όταν λες : αδελφέ μου — όταν λέμε : αύριο θα χτίσουμε

    όταν χτίζουμε και τραγουδάμε

    είναι η ειρήνη.

     

    La paix, ce sont les meules de foin rayonnant dans les plaines de l'été,

    c'est l'abécédaire de la bonté sur les genoux de l'aube.

    Quand tu dis : mon frère - quand nous disons : demain nous construirons

    quand nous construisons et chantons

    c'est la paix.

     

    La strophe part d’un spectacle de la nature, une nature domestiquée grâce au savoir-faire du paysan. L’image de la moisson accomplie est rassurante et apaisante. Le grain est engrangé tandis que la paille qui nourrit les bêtes est toute prête.

     

    La coquetterie de la lettre

     

    Le poète est réaliste : aucune paix n’est possible quand il y a la disette ou la privation de nourriture.

    La réussite des travaux des champs donne de la conviction à l’exhortation au partage.

    Là encore, la sagesse du poète l’incite à s’intéresser d’abord à « l’abécédaire » de la bonté, c’est-à-dire aux aspects les plus élémentaires.

    Le symbolisme de l’abécédaire, qui renvoie à la simplicité de la notion et à l’évidence de l’obligation, repose sur la présence des lettres, qui jouent avec la coquetterie en se faisant dorloter sur les genoux de l’aube.

    Quelle est la finalité de l’abécédaire ? La bonté.

    On y apprend à parler avec bonté. Et le poète s’empresse de fournir trois exemples, qui s’enchaînent crescendo.

    La première étape consiste à considérer l’autre comme un frère. Mais à ce stade, le locuteur est seul.

    C’est pourquoi, dans l’étape suivante, il y a deux personnes qui parlent, de concert. Le « nous » remplace le « tu ». Qu’expriment ces deux locuteurs accordés ? Leur intention de construire ensemble quelque chose. D’un état, celui de la fraternité, on passe à une action, celle de faire émerger une œuvre commune. Quelle magnifique progression ! Quelles merveilleuses perspectives, qui s’offrent grâce à « l’abécédaire de la bonté » !

    Les lettres qui y figurent inspirent la langue de la fraternité, puis actionnent les mains de la solidarité pour finalement prendre leur envol dans un chant. Oui, le texte grec dit que la paix naît en musique, par la parole chantée.

    Le texte grec dit :

    « quand nous construisons et chantons

    c'est la paix. »

    La paix exulte dans les cordes vocales, au bout des doigts, au plus profond du cœur.

    Retrouvons la suite du poème :

    Τότε που ο θάνατος πιάνει λίγο τόπο στην καρδιά

    κ' οι καμινάδες δείχνουν με σίγουρα δάχτυλα την ευτυχία,

    τότε που το μεγάλο γαρύφαλλο του δειλινού

    το ίδιο μπορεί να το μυρίσει ο ποιητής κι ο προλετάριος

    είναι η ειρήνη.

     

    Quand la mort prend peu de place dans le cœur

    et que les cheminées montrent avec des doigts remplis de certitude, le bonheur,

    quand le grand œillet du coucher du soleil

    lui-même peut être senti par le poète et le prolétaire

    c'est la paix.

     

    Pour la première fois, la grande faucheuse est nommée en tant que telle.

    Le poète est réaliste et raisonnable. Il ne nie pas l’invincibilité de la mort, ni ne cherche à la défier. Il ne connaît que trop bien les ravages qu’elle a causés dans la famille.

    Le poète est lucide quand il nomme la peine qui affecte le cœur. Il est conscient que cette douleur ne s’en ira jamais. C’est pourquoi son vœu tout simple est de pouvoir laisser « peu de place » à ce choc traumatique.

    Quel raffinement dans l'emploi de la locution adverbiale « peu de » !

    La mort se dit en grec θάνατος – ΘΑΝΑΤΟΣ, avec la lettre θήτα – ΘΗΤΑ (θ), qui est transcrit par un « th » en français. Comment cette lettre grecque apparaît-elle sur la place qui s’étend devant l’église ? Voici l’option du sculpteur :

     

    La coquetterie de la lettre

     

    Il y a peu de variation par rapport au profil habituel. Le détail qui attire le regard est la légère ondulation de la barre médiane, qui fait penser à l’oscillation du diaphragme. Ultime respiration au niveau des viscères, avant l’envol définitif du souffle de vie.

    La lettre est dans la position la plus basse de la série. La proximité avec l’humus confère à ce plan sculpté le statut de stèle tombale. Voilà qui est fort approprié.

    On a coutume de dire que la mort est la seule justice ici-bas. Le poète préfère une formulation plus positive, en réclamant l'équité de notre vivant, pour contempler ensemble le coucher du soleil, que nous ayons le statut de poète ou de prolétaire.

    Le poète compare le disque solaire à un œillet.

     

    La coquetterie de la lettre

     

    Contempler un œillet dans un parc ne doit pas être réservé à quelques uns. L’accès à d’autres beautés de la nature ne doit pas non plus être un facteur d’iniquité.

    Le poème continue avec ces vers :

    Η ειρήνη είναι τα σφιγμένα χέρια των ανθρώπων

    είναι το ζεστό ψωμί στο τραπέζι του κόσμου

    είναι το χαμόγελο της μάνας.

    Μονάχα αυτό.

    Τίποτ' άλλο δεν είναι η ειρήνη.

    Και τ' αλέτρια που χαράζουν βαθειές αυλακιές σ' όλη τη γης

    ένα όνομα μονάχα γράφουν :

    Ειρήνη. Τίποτ' άλλο. Ειρήνη.

     

    La paix, ce sont les mains serrées des hommes

    c'est le pain chaud sur la table du monde

    c'est le sourire de la mère.

    Seulement cela.

    Rien d'autre n'est la paix.

    Et les charrues qui creusent de profonds sillons sur toute la terre

    n'écrivent qu'un seul nom :

    Paix. Rien d'autre. Paix.

     

    Il ne suffit pas de joindre une main à l'autre. Il faut serrer bien fort l'autre main, pour dire à quel point on tient à l'autre. Cette unité repose sur un double fondement : une nourriture vivifiante pour tous, et le bien-être dans chaque foyer.

    Le « pain chaud » ne doit pas être un luxe.

    Le « sourire de la mère » est le bonheur du dévouement, qui permet de surmonter les épreuves.

    La strophe abonde en locutions restrictives. Les voici dans l'ordre d'apparition :

    « seulement cela »

    « rien d'autre »

    « ne...que »

    « un seul »

    « rien d'autre ».

    Le poète affirme, répète, insiste, martèle.

    C'est qu'il y tient.

    C'est parce qu'il a le vif désir que nous nous concentrions sur l'essentiel, sur ce qui est pour lui le strict essentiel.

    Le poète poursuit sa pensée en écrivant :

    Πάνω στις ράγες των στίχων μου

    το τραίνο που προχωρεί στο μέλλον

    φορτωμένο στάρι και τριαντάφυλλα

    είναι η ειρήνη.

     

    Sur les rails de mes paroles,

    le train qui va dans le futur

    chargé de blé et de roses

    est la paix.

    Jusqu'à maintenant, les strophes se sont occupées du présent, voire du futur immédiat. C'est la première fois que le futur, même lointain, est envisagé.

    Comment le poète envisage-t-il ce futur à moyen ou à long terme ?

    La subsistance matérielle est toujours citée en premier. Sans aucun doute parce que la faim indispose l'estomac, mais aussi l'esprit et le cœur.

    À côté du blé, la cargaison à emporter pour le futur comprend des roses. Coquetterie de poète, qui reflète l'inaliénable désir d'évasion par le beau.

    Enfin, le poète conclut par ces mots :

    Αδέρφια,

    μες στην ειρήνη διάπλατα ανασαίνει όλος ο κόσμος

    με όλα τα όνειρά μας

    Δώστε τα χέρια αδέρφια μου,

    αυτό ‘ναι η ειρήνη.

     

    Frères et sœurs,

    en paix le monde entier respire à pleins poumons

    avec tous nos rêves

    Donnez-vous la main, mes frères et sœurs,

    c'est cela la paix.

     

    Le poème commence avec l’enfant, évoqué au singulier. La poésie se termine par une scène avec plusieurs grands enfants, qui se donnent la main pour faire une ronde dans la cour de récréation. L’unité numérique fait place au pluriel dans la concorde.

    Dans le premier vers, la paix apparaît à l’état de « rêve ». Dans le dernier vers, elle se matérialise par des poignées de main qui se relaient, sans limite, ni dans l’espace, ni dans le temps. L’état onirique fait place à une réalité organique, matérielle et concrète.

    Le poème débute avec un être fragile, qui a besoin d’être protégé. Le texte conclut avec des personnes qui se tiennent par la main pour se soutenir, pour se transmettre l’énergie vitale et l’influx de la joie, pour danser l’instant présent.

    La trait d’union est la main. En grec : χέρι – ΧΕΡΙ, qui est employé au pluriel ( χέρια – ΧΕΡΙΑ ), dans le poème.

    Voici comment la lettre χ apparaît dans le ballet de la coquetterie sur la place Παναγία Χρυσαφίτισσα – ΠΑΝΑΓΙΑ ΧΡΥΣΑΦΙΤΙΣΣΑ, qui a vu naître le poète :

     

    La coquetterie de la lettre

     

    À l’habituel croisement des deux branches obliques, le sculpteur a ajouté un œil qui est suspendu par sa prunelle. Est exhibé un surcroît de l’acuité visuelle, qui recherche également l’originalité.

    Le nom du poète était Γιάννης Ρίτσος – ΓΙΑΝΝΗΣ ΡΙΤΣΟΣ.

    Comme vous l’avez sans doute deviné, le titre du poème est ειρήνη – EΙΡΗΝΗ ( en français : paix )

    Le sommet du Rocher de Μονεμβασιά – ΜΟΝΕΜΒΑΣΙΑ est en lien avec une autre ville dont le nom est un double écrin pour la paix.

    En effet, là où l’acropole de Μονεμβασιά – ΜΟΝΕΜΒΑΣΙΑ plonge à pic dans la mer, les Grecs ont érigé un sanctuaire dédié à la Sagesse organisatrice du cosmos. Le sanctuaire s’appelait donc Αγία Σοφία – ΑΓΙΑ ΣΟΦΙΑ.

    Devant le portail occidental, du côté Sud, se dressait un énorme olivier.

    L’olivier est l’arbre de la paix.

    La vision de la paix, au milieu des effluves du monothéisme, nous ramenait inévitablement vers la Ville Sainte dont le nom est bâti sur le vocable « paix ». Il s’agissait de Jérusalem, qui s’écrit en hébreu : ירושלם , avec la prononciation « Yéroushalaïm » correspondante.

    Dans l’écriture de ירושלם , il y a la racine trilitère שלם , qui signifie « paix »

    Mais cette inclusion s’accompagne d’une coquetterie, d’ordre grammatical. En effet, « Yéroushalaïm » comporte un pluriel, qui s’entend avec la sonorité finale en « ïm ». C’est la racine trilitère שלם ( en français : « paix » ) qui y figure sous la forme d’un pluriel appelé duel. Au regard de la grammaire, Jérusalem se définit alors comme la Ville qui possède une Double Paix.

    Nous voici, songeant à la Paix doublement sanctifiée, à l’ombre de l’arbre sacré :

     

    La coquetterie de la lettre

     

    Avant de signifier la paix, la racine trilitère שלם désigne d’abord l’état de plénitude.

    La précision apportée par l’étymologie est à mettre en lien avec ces vers du poète grec :

    Τότε που η μέρα που πέρασε

    δεν είναι μια μέρα που χάθηκε

    ...

    είναι η ειρήνη.

     

    Quand le jour qui est passé

    n'est pas un jour perdu

    ...

    c'est la paix.

     

    Un jour « perdu » est un jour qui n’a pas atteint son état de plénitude.

    Le sentiment d’avoir commis un gaspillage suscite la contrariété et l’insatisfaction.

    Œuvrons pour la paix avec nous-mêmes, puis avec les autres, en donnant sens à chaque instant.

    L’escale à Μονεμβασιά – ΜΟΝΕΜΒΑΣΙΑ a été très édifiante. Elle nous a offert le privilège de découvrir la coquetterie des lettres qui célèbrent le désir de paix.

    Le voyage sur les mers de l’éthique nous mène vers des trésors inestimables.

    Pin It

    votre commentaire


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique