• Nous parlons de la presqu’île qui était au cœur de la Fête des Lumières, il y a une semaine. Le Rhône et la Saône la baignent de leurs eaux. Le masculin à l’Est, le féminin à l’Ouest. Le genre adopté par la grammaire pour nommer chaque cours d’eau correspond-il à quelque réalité hydrographique ?

    En tout cas, l’artiste chargé par la presqu’île de célébrer la rencontre des deux fleuves tient compte de la distinction des deux genres grammaticaux et la transpose sur le plan de la morphologie et aussi sur celui du comportement.

    Le lyonnais André Vermare avait la responsabilité et le privilège d’illustrer dans la pierre l’union des deux fleuves. L’œuvre du sculpteur se trouve au Palais du Commerce de Lyon, aux pieds de l’escalier donnant sur la place des Cordeliers.

     

     

    Sur le bas-relief, l’artiste a représenté le Rhône dans la partie supérieure et la Saône dans la partie inférieure.

     

     

    Entre les deux personnages, il n’y a aucun échange dans le regard. La silhouette virile est préoccupée uniquement par sa propre progression et ne se soucie guère de l’autre corps qui est à côté et qui semble prendre du retard.

    Les deux silhouettes ne doivent-elles pas avancer ensemble ? Si, normalement. Mais la scène sculptée montre que dans les faits, c’est du chacun pour soi.

    Les regards ne se croisent pas, mais les corps se touchent-ils ?

    La main droite du corps féminin touche la clavicule gauche de l’autre corps.

     

     

    Les doigts allongés cherchent-ils un encouragement ou expriment-ils la lassitude ? Le geste est ambigu.

    L’autre main, qui cherche peut-être un point d’appui, montre aussi peu d’énergie.

    Il existerait un second contact entre les deux corps, car la cuisse gauche de la silhouette d’en haut semble rejoindre le sein gauche qui se trouve juste au-dessous. L’image ne traduit aucune tendresse. Il s’agirait plutôt d’un heurt fortuit.

     

     

    Dans ce contact accidentel, les muscles saillants du corps masculin évoquent même la maladresse, la brutalité, voire la violence.

    Quel raffinement peut-il exister dans cette sculpture ?

    Aucun.

    Par contre, le raffinement de la presqu’île s’est dévoilé à cinq cents de mètres de là. Plus précisément, aux Terreaux.

    Ce raffinement s’est manifesté dans le financement d’une autre sculpture, faite en bronze, toujours sur le thème du masculin et du féminin. À la sortie de l’atelier de fonderie, l’œuvre a été installée dans le Jardin du Palais des Beaux-Arts.

    L’artiste est Augustin Courtet. Le groupe de bronze a pour titre « La Centauresse et le Faune ». Grammaticalement, et morphologiquement, il y a encore les deux genres : le féminin et le masculin, mais dans cet ordre.

     

     

    C’est donc le féminin qui mène la danse, et cela se voit dès le premier regard.

    Parlant de regard, cette fois-ci, les deux personnages se regardent bien les yeux dans les yeux.

     

     

    De plus, leurs bouches sont toutes proches l’une de l’autre.

    Le bronze fait éclore deux sourires, qui expriment une tendresse mutuelle, tandis que la pierre n’en fait apparaître qu’un seul.

     

     

    Sur le marbre, est esquissé le sourire de la solitude ou de la résignation.

    Pendant ce temps, comment est l’autre visage sur le bas-relief ?

    Il est anguleux et fermé, antipathique avec ses muscles durcis.

     

     

    Il montre l’inflexibilité.

    Il porte l’expression du commandement suprême, de la force dominatrice.

    Il reflète l’autoritarisme plus que l’autorité.

    Rien de tel avec le groupe en bronze.

    Le leadership s’exerce avec douceur, dans la grâce et en musique.

    La Centauresse tient un instrument à vent dans sa main gauche et utilise sa main droite pour soutenir délicatement la nuque du partenaire.

     

     

    La tête renversée du Faune dit qu’il chavire, dans tous les sens du terme. Elle dit qu’il est ivre d’amour. Il s’accroche à son bonheur en enlaçant avec son bras droit la nuque de la Centauresse.

     

     

    Quant au bras gauche, il s’en sert pour consolider la position qui permet l’ivresse.

     

     

    Dans l’œuvre d’Augustin Courtet, le féminin, qui dirige le masculin et impulse la chorégraphie de tout le groupe, offre un spectacle fascinant qui met en valeur la solidarité des deux corps. Cette solidarité s’exprime par l’enlacement de la nuque, mais encore par la complémentarité des deux courbures dorsales.

     

     

    Comme cette douce intimité et cette belle osmose contrastent avec la distance, physique et symbolique, qui rend les deux personnages du bas-relief de marbre, tragiquement étrangers l’un à l’autre !

    Augustin Courtet avait vingt huit ans quand il a réalisé « La Centauresse et le Faune ».

    Après avoir séjourné une dizaine d’années dans le giron du Musée des Beaux-Arts, le groupe de bronze a rejoint le Parc de la Tête d’Or.

    Le raffinement de la presqu’île est dans le fait de proposer à la contemplation le savoir-faire féminin en matière de commandement.

    Le cadre de la mythologie était un subterfuge pour renverser l’hégémonie de la virilité à une époque où la parité entre féminin et masculin était encore un sujet tabou.

    Cependant la question véritable n’est pas : « Qui est au-dessus de qui ? », ou : « Qui domine qui ? » L’interrogation qui mérite que l’on s’y attarde est : « Qui peut se passer de qui ? »

    Un élément de réponse se trouve dans la frise Sud du Parthénon, où il est question encore de Centaures.

    Les sculptures, qui sont conservées au British Museum, relatent le combat entre les Centaures et les Lapithes. La métope 2 montre un Centaure vaincu par l’adversaire.

     

     

    Au cours de cette bataille, le Centaure Κύλλαρος – ΚΥΛΛΑΡΟΣ a trouvé la mort.

    Son épouse, la Centauresse Υλονόμη – ΥΛΟΝΟΜΥ, n’a pas pu supporter la perte de l’être qu’elle chérissait tant. Alors, elle a pris sa propre vie pour aller le rejoindre.

    Au moment où la Centauresse Υλονόμη – ΥΛΟΝΟΜΥ s’en allait rejoindre son époux dans le Hadès, elle se disait, sans aucun doute, que c’était du gâchis que de consacrer la vie, si brève et si précieuse, à des rapports de force.

    Dans cette perspective, comme la Centauresse d’Augustin Courtet a raison de mettre à profit, avec sagesse et dextérité, la complémentarité entre le féminin et le masculin pour créer la solidarité et faire éclore l’harmonie, pendant que le temps est encore favorable !

    Sur le bas-relief de marbre, la position dominante, accordée au masculin, donne lieu à une scène qui reflète la rudesse et l’égocentrisme alors que dans le groupe de bronze, la direction assurée par le féminin crée un univers empli de sollicitude et de tendresse.

    Le bas-relief de marbre impressionne mais ne séduit pas tandis que le groupe de bronze séduit et envoûte.

    Le raffinement de la presqu’île est dans la proclamation et la diffusion d’un message d’une surprenante modernité grâce à l’utilisation d’un contexte de l’Antiquité.

    L’esprit raffiné de la presqu’île a choisi pour l’œuvre d’Augustin Courtet un écrin paradisiaque.

     

     

    Le spectacle chorégraphié par l’artiste est introduit par un rideau de scène, brodé d’or.

     

     

    À l’occasion de la récente Fête des Lumières, le Groupe F, si célèbre pour ses prouesses pyrotechniques, a ajouté au mur de scène un rideau tissé avec des fils d’argent.

    Ainsi, chaque soir, entre or et argent, la Centauresse et le Faune se délectaient de la présence de l’autre.

    Pin It

    3 commentaires


    Suivre le flux RSS des articles de cette rubrique
    Suivre le flux RSS des commentaires de cette rubrique