• La beauté attire. La bonté, aussi.

    Pour les Grecs, il existe un troisième principe doté d’un pouvoir attractif aussi fort : c’est le principe de véracité, qui organise la quête de connaissance.

    D’où vient l’attrait des graffiti qui sont venus à nous pendant les escales du Zeph ? Du beau ? Du bon ? Ou du vrai ?

    Le premier exemple est fourni par Καλαμάτα – ΚΑΛΑΜΑΤΑ (en français : Kalamata).

    Là où le chemin appelé oδός Ποσειδώνος (en français : rue de Poséidon) adoptait un tracé Nord-Sud pour servir de frontière entre le quai municipal et la Marina privée, une main fiévreuse avait tracé sur la pierre nue ces lettres :

    Σ'ΑΓΑΠΩ

    ΔΗΜΗΤΡΑ

     

    L'attrait du graffiti

     

    En français :

    JE T'AIME

    DIMITRA

     

    L'être aimé portait le même nom que la déesse des récoltes.

    La déclaration d'amour était écrite sur deux lignes. Le haut était consacré au verbe. Le bas, au complément d'objet. Juste avant celui-ci, sur la même ligne, se trouvait un cœur qui se penchait et se gonflait en direction de l'être aimé.

    Le ventricule extérieur se creusait pour expédier tout son sang sur l'autre côté.

    Le cœur battait pour se rapprocher de la présence désirée.

    La nef de l'amour avait sa voile rouge gonflée à bloc pour rejoindre ΔΗΜΗΤΡΑ, la bien-aimée.

    À proximité, était exhibée l'inscription suivante :

    ΚΑΤΕΡΙΝΑ

    Σ'ΑΓΑΠΩ

     

    L'attrait du graffiti

     

    En français :

    CATHERINE

    JE T'AIME

     

    Ici encore, la déclaration d'amour occupait deux lignes. Mais cette fois-ci, c'était le complément qui précédait le verbe. Le nom de l'être aimé ouvrait le texte, comme dans un appel déchirant. La syntaxe montrait que toute l'onde de choc était véhiculée par l'identité de la personne chérie. Graphiquement, la mise en apothéose de la présence désirée se traduisait par l'immense taille des lettres qui composaient le nom magique, par-dessus la rugosité de la pierre.

    Le relief irrégulier du support minéral évoquait les difficultés de l'existence, qu'il faudrait surmonter pour ne pas perdre KATEPINA, la bien-aimée.

    Dans le premier exemple, c'est la force de l'amour qui était proclamée.

    Dans le deuxième cas, c'est la personne aimée qui occupait toute la pensée.

    La nuance est de taille.

    Sur le « chemin de Poséidon », face à la mer, les cris d'amour avaient chacun leur spécificité. C'est la prise en compte de la nuance qui exalte leur attrait.

    Existait-il d'autres découvertes passionnantes ? Que penser du graffiti suivant, qui était voisin des deux précédents ?

     

    L'attrait du graffiti

     

    La phrase aimante était :

    ΓΙΩΡΓΟ

    ΣΑΓΑΠΩ

     

    En français :

    GEORGES

    JE T'AIME

     

    L'être aimé n'apparaissait plus au féminin, mais au masculin.

    De plus, la déclaration d'amour comportait une date, qui était celle du 22/8/2019. Émouvant détail qui procurait au graffiti le statut très particulier d'un journal intime.

    Et dans les frémissements de l'intime, évoluaient à la manière des papillons cinq cœurs dont l'axe s'incurvait avec délicatesse. Un cœur servait de ponctuation après le verbe. Un autre fleurissait la date. Et trois autres encore fermaient la marche, avec grâce.

    L'envol se déroulait par l'intermédiaire d'une progression ascendante, selon un plan incliné.

    Cette fois-ci, aucune ambiance d'urgence, aucune impétuosité dans l'élan amoureux, contrairement aux deux exemples précédents. Dans le cas présent, c'est la douceur qui prévalait. Et cette douce sérénité possédait un attrait extrêmement irrésistible.

    La singularité de ce graffiti n'était pas seulement dans sa tendresse. L'originalité résidait dans la composition d'ensemble car il faisait partie d'un diptyque, dont voici le deuxième volet :

     

    L'attrait du graffiti

     

    La même date du 22/8/2019, rédigée sous le texte, fixait la déclaration dans le cours du temps. C'est le deuxième feuillet écrit le même jour, dans le journal intime.

    La similitude n'était pas que dans le repère temporel. Elle se voyait aussi dans la sympathique rondeur des signes calligraphiés.

    La même main amoureuse a écrit les deux graffiti le même jour.

    L'un concernait le microcosme de la relation à deux. L'autre déclarait une aspiration en rapport avec le macrocosme. Voici les mots de cette déclaration :

    Είμαι τόσο εθισμένος

    στο πιο όμορφο ΚΑΛΗΜΕΡΑ !

     

    Littéralement :

    Je suis tellement accro

    au plus beau LEVER DU JOUR !

     

    À présent, l'objet de l'attachement n'était plus une personne, mais un phénomène cosmique : le « LEVER DU JOUR », dont la graphie était en lettres majuscules dans le terme grec.

    Le choix des lettres majuscules exhibait l'insistance du propos, qui se focalisait sur l'émergence de l'aurore.

    Le mot grec mis en avant était ΚΑΛΗΜΕΡΑ, qui avait pour translittération : kaliméra.

    Ça sonnait comme la salutation que l'on s'échangeait à l'heure du petit déjeuner.

    C'est vrai, ce sont les mêmes sonorités. Mais il s'agit de deux emplois différents, donc de deux significations différentes. La salutation du matin est une interjection, qui est un féminin dans la grammaire grecque, tandis le terme employé par le graffiti est un substantif neutre, comme le montre l'épithète όμορφο (en français : beau) qui le précède.

    Au masculin, l'adjectif est όμορφος.

    Au féminin, il s'écrit όμορφη.

    Au neutre, il devient όμορφο.

    La terminaison utilisée par le graffiti était bien celle du neutre.

    Et quand il est employé au neutre, le mot ΚΑΛΗΜΕΡΑ signifie « LEVER DU JOUR ».

    La dimension cosmique introduite dans le graffiti était une très belle surprise.

    Une autre surprise, tout aussi bouleversante, se trouvait à la fin de la ligne supérieure, dans l'adjectif εθισμένος, qui signifiait « accro ». Le terme employé était très fort car il s'appliquait aux situations addictives.

    Le graffiti était donc une confidence sur une dépendance, dont la grande importance était indiquée par l'adverbe τόσο (en français : tellement).

    Par conséquent, la situation était extrêmement sérieuse, presque tragique.

    Mais ce qui devrait surprendre le lecteur-découvreur, ce n'est pas la solennité de la déclaration, mais l'indiscrétion mise en lumière par la grammaire.

    En effet, l'adjectif εθισμένος est au masculin.

    L'auteur s'exprimait à la première personne du singulier : Είμαι (en français : [JE] suis) et s'appliquait une description au masculin.

    La personne qui a écrit le graffiti du deuxième volet était donc un être masculin. C'était le même être masculin qui a déclaré sur l'autre graffiti : « Georges, je t'aime ».

    Face à la mer, au milieu des embruns, un homme racontait aux éléments son amour fou envers un autre, du nom de Georges.

    Le mot fort qui indiquait l'apogée affective était ΚΑΛΗΜΕΡΑ (en français : LEVER DU JOUR), accompagné par un superlatif absolu : το πιο όμορφο ΚΑΛΗΜΕΡΑ (en français : le plus beau LEVER DU JOUR)

    Il n'est pas interdit de penser que « le plus beau LEVER DU JOUR », c'était précisément Georges !

    Comme il est beau, cet amour fou, qui a choisi de s'exprimer par la douceur, avec le vol gracieux de cinq lépidoptères, métamorphosés en cœurs !

    Les graffitis abondaient en ressources pour exprimer l'exaltation du sentiment amoureux. Voici une autre déclaration de l'amour fou :

     

    L'attrait du graffiti

     

    Sur un fond couleur saumon, apparaissait une promesse en ces termes :

    Εκτός από την

    καρδιά μου θα της

    δώσω τα ΠΑΝΤΑ !

     

    En français :

    En dehors de

    mon cœur, à elle

    je donnerai TOUT, [en cet instant] !

     

    L'auteur a commencé par expliciter un implicite.

    « En dehors de mon cœur », c'est-à-dire « Sans parler de mon cœur, puisqu'il t'est déjà tout acquis ».

    L'implicite, qui reposait sur une évidence postulée, était que le siège des sentiments de la personne qui parlait constituait déjà une offrande dédiée à l'être aimé. Rappeler cet implicite comme dans une sorte de précaution oratoire, c'est l'expliciter pour insister davantage sur le geste nouveau, qui allait suivre.

    En effet, l'amour fou cherchait coûte que coûte à étendre le champ des possibles. Et dans l'extase, l'auteur du graffiti s'est pris pour le souverain de l'univers en offrant à l'être aimé la TOTALITÉ de ce qui se trouvait dans le cosmos !

    Quelle générosité, qui magnifiait l'élan passionnel !

    L'attrait du graffiti était certes dans ce débordement affectueux, mais aussi, et surtout, dans l'indication temporelle qui conditionnait cette grande libéralité.

    En effet, le futur « [je] donnerai [à elle] » figurait dans le texte grec sous la forme momentanée « θα δώσω », et non sous la forme continue « θα δίνω ». La première forme indiquait une validité restreinte dans le temps tandis que la seconde forme évoquerait l'absence de date limite. Autrement dit, la promesse faite par l'auteur amoureux ne serait valable qu'au moment de l'écriture du graffiti, sans aucune garantie sur les instants ultérieurs.

    Expression sans doute de la lucidité ou de la prudence, le futur momentané traduisait un état paroxystique qui, par essence, ne pouvait se prolonger. D’où le caractère urgent de l'invitation à profiter tout de suite de l'instant favorable. Par l'emploi de la forme verbale appropriée, le graffiti était un émouvant clin d’œil au καιρός – ΚΑΙΡΟΣ.

    Autre nuance, qui était loin d'être petite : ici, l'être aimé n'était pas désigné à la deuxième personne du singulier, mais à la troisième personne du singulier (« à elle »), contrairement à toutes les situations précédentes. Dans ce contexte, qui donc pourrait occuper la position de la deuxième personne du singulier ? Autrement dit, à qui l'auteur s'adressait-il directement pour parler au sujet de sa bien-aimée ? Au lecteur-découvreur, qui de ce fait était introduit officiellement dans la sphère de l'intimité, pour être témoin, au premier rang, de la démonstration de générosité.

    La relation à l'autre ne connaît pas toujours l'exaltation.

    Les graffitis grecs, en tant que témoins fidèles, parlaient aussi des moments de doute et de déchirure. En voici un exemple, toujours sur le « chemin de Poséidon » :

     

    L'attrait du graffiti

     

    Sur un fond aux couleurs d'un arc-en-ciel bouleversé, étaient écrits ces mots :

    ΘΥΜΑΜΑΙ

    ΟΣΑ ΝΟΜΙΖΕΙΣ

    ΟΤΙ ΞΕΧΑΣΑ

     

    En français :

    JE ME SOUVIENS

    DE TOUT CE QUE TU CROIS

    QUE J'AI OUBLIÉ

     

    L'auteur procédait à une rectification. Il était accusé de s'être montré oublieux et négligent. Le reproche venait de la personne aimée. Le doute avait engendré la crise. L'enjeu était en rapport avec la mémoire, c'est-à-dire avec la permanence dans le temps.

    Les ratés de la vie avaient aussi leurs épanchements.

    La raison d'être des graffiti est le refus de la censure.

    Un peu plus au Nord de ce groupe de graffiti, la relation à l'altérité concernait des sphères plus élargies. Voici une déclaration qui interrogeait le lien de fraternité universelle :

     

    L'attrait du graffiti

     

    Sur un mur où circulaient des nuages de chlorophylle, apparaissait un vœu en ces termes :

    Έξω γίνεται

    πόλεμος...

    Μόνο που τώρα δεν

    κερδίζει ο δυνατός...

     

    En français :

    À l'extérieur a lieu

    une guerre...

    Sauf que maintenant ne

    gagne pas le puissant...

     

    Certes, le conflit est inévitable au sein de la famille humaine. Mais désormais la brutalité n'aura pas le dernier mot.

    Non au triomphe par la force.

    Non à la brimade, non à l'oppression.

    Le graffiti se composait de deux panneaux qui encadraient une porte.

    La ouate verte faisait l'unité des deux panneaux.

    L'écriture du vœu se trouvait à droite de la photo.

    Sur l'autre panneau, un homme montrait son visage peiné. L'affliction était causée par le caractère incessant des conflits et par la fréquence de la domination exercée par les puissants.

    Pour s'affranchir de l'affliction, il faut tenir bon en étant créatif et flexible.C'est ce que proposait un graffiti rédigé dans la rue appelée οδός ευαγγελιστρίας, qui était parallèle au « chemin de Poséidon » et située au Nord de celui-ci. Voici le graffiti de l'intelligence et de la ruse :

     

    L'attrait du graffiti

     

    Les mots de la survivance étaient ceux-ci :

    Δε

    πέφτουμε

    ποτέ

    κυλάμε

    σα την

    ρόδα

     

    En français :

    Non

    nous ne tombons

    jamais

    nous roulons

    comme la

    roue

     

    Non à la chute. Non à l'abandon.Non à l'abdication.

    L'action trouve un nouveau souffle grâce à la circularité.

    Pour « rouler comme la roue », il faut savoir infléchir le trajet et les projets.

    Les murs parlaient pour communiquer leur sagesse.

    L'amour suintait de la roche embaumée par l'iode marin.

    Le voyage ne réside pas dans les miles nautiques cumulés mais dans les occasions de communier avec d’autres expressions de la condition humaine.

    Le théâtre de Shakespeare est beau, parce qu’il est vrai. Parce qu’il est une description lucide et sans concession de la nature humaine.

    Il en est de même du théâtre des ombres, présenté par les graffiti qui ont marqué de leurs empreintes la route du Zeph. Ils nous aident à mieux connaître, de l’intérieur, l’âme grecque, sans fard et sans artifice, et nous incitent à l’aimer plus encore, dans son attachante universalité.

    Nous aimons la Grèce, mais sans pratiquer l’angélisme.

    L’attrait des graffiti qui ont enrichi les haltes du Zeph fait que cet amour demeure à la fois profond et éclairé.

    On peut tout à fait décider de se rassasier uniquement avec l’enveloppe croustillante de la baguette de pain, tout comme on peut choisir de ne savourer que le dessus meringué d’une tarte à la meringue. Certes, la saveur du croustillant en surface est fabuleuse. Mais s’y cantonner, c’est passer à côté de la richesse des textures, à côté de la magie de l’ensemble, et donc à côté aussi de la multiplicité des talents de l’artisan boulanger ou pâtissier.

    Le Zeph ne voudrait surtout pas que sa délectation se confine à la surface. Il désire que le plaisir du voyage se nourrisse aussi des strates sous-jacentes.

    L’attrait des graffiti contribue à cette jouissance dans la complétude.

     

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