• Vient-on au farniente par hasard ou par conviction ?

    Peut-on le pratiquer sous la contrainte ?

    Le farniente est-il un art ?

    Le mot « farniente » est emprunté à nos cousins de l’autre côté des Alpes. Mais ils utilisent une forme avec deux mots séparés : far niente ou fare niente. Littéralement : « faire rien ».

    Ce n'est pas la négation du verbe faire. La personne qui s'adonne au farniente « fait » quelque chose, mais ce quelque chose est apparemment inconsistant, évanescent, inexistant.

    La locution complète de l’autre côté des Alpes est « Dolce fare niente ».

    Le verbe substantivé « fare » est accompagné de l’épithète « dolce », qui signifie « doux ». Le farniente est inséparable de la douceur qui le caractérise. Douceur de vivre, douceur d’exister.

    Une chanson a été dédiée au « Dolce fare niente ». Elle a été composée par un poète natif de Rome, Lorenzo Cherubini, qui a pris comme nom de scène Jovanetti.

    L’un des couplets de la chanson commence ainsi :

    Dolce fare niente, dolce rimandare

    [Qu’il est] doux de ne rien faire, [qu’il est] doux d’ajourner

     

    Ajourner, remettre à plus tard. Le poète a raison : la douce sensation de liberté est totalement incompatible avec la contrainte du temps.

    Que peut-on ajourner ? La lessive ? La réparation du système de cordages qui tient le lazy bag ? Le remplacement du génois ?

    On peut attendre qu’il y ait de l’eau douce en abondance pour faire la lessive. Mais quand le robinet d’eau douce est disponible sur le quai, il faut bien en profiter, car on ne sait pas dans combien de temps l’occasion favorable se présentera de nouveau.

    À Σάμη – ΣΑΜΗ sur l’île de Κεφαλονιά – ΚΕΦΑΛΟΝΙΑ, la fourniture en eau douce était assurée, sans aucune restriction. Nous en avons profité pour nous délester du sel qui envahissait toutes sortes d’étoffe.

     

    Le triomphe du farniente

     

    Ce n’était pas le moment de remettre la lessive à plus tard.

    Quant au lazy bag, que lui est-il arrivé de grave pour que la réparation s’inscrive parmi les tâches urgentes ?

    Un empannage malencontreux au large du rocher de Sappho, tout au Sud de l’île de Λευκάδα – ΛΕΥΚΑΔΑ a rompu le système de cordages qui jusque là avait permis à la grand’voile de se lover sagement dans son sac de rangement.

    La rupture brutale des cordages, ajoutée au fracas du mât qui se balançait dans sa folie et au vacarme de l’avalanche de textile venue du ciel, donnait l’impression que le tonnerre de Zeus venait d’éclater.

     

    Le triomphe du farniente

     

    Nous étions abasourdis, mais presque pas contrariés, car la rencontre avec le souvenir de l’illustre poétesse nous avait emplis de tant de bonheur.

    L’inspiration de Sappho aidant, nous nous disions que nous ferions la réparation dans le port de Βασιλική – ΒΑΣΙΛΙΚΗ, où nous sommes finalement arrivés, en toute confiance, grâce au moteur.

    À Βασιλική – ΒΑΣΙΛΙΚΗ, il fallait attendre qu’il n’y ait pas de vent pour aller dans le mât. L’arrêt du vent se produisait tôt le matin, ou au coucher de soleil. Si on rate le bon moment, il fallait patienter une demi-journée. Initialement, le capitaine avait prévu de profiter de la fraîcheur matinale pour faire sa démonstration d’acrobate. Finalement, c’est au crépuscule que la réparation a eu lieu.

     

    Le triomphe du farniente

     

    Il était difficile de reporter cette réparation à plus tard encore, car le fait de savoir qu’elle n’était pas faite à temps aurait engendré des angoisses qui se seraient amplifiées inutilement.

    Maintenant, venons-en au génois. Cette voile aussi, à l’instar de la nymphe des vents, a été la cible du courroux du terrible Poséidon le mercredi 5 août, dans l’archipel des Παξοί – ΠΑΞΟΙ. Ceux qui ont les pleins pouvoirs ont toujours la fâcheuse manie de mettre en lambeaux ce qui leur tombe entre les mains.

    Voici dans quel piteux état se trouvait le génois du Zeph  au moment où Amphitrite a commencé à offrir la danse de l’apaisement.

     

    Le triomphe du farniente

     

    Au début, on ne devait changer que la bande anti UV. Mais après l’infâme traitement infligé par Poséidon, il fallait changer TOUT le génois.

    Là-dessus, l’Ouvé a énormément aidé le Zeph, par des conseils et par la documentation envoyée avec une diligence extrêmement touchante. Merci beaucoup l’Ouvé !

    Les renseignements très précieux communiqués par l’Ouvé nous ont aidés à comprendre que la proposition faite par les chantiers de Λευκάδα – ΛΕΥΚΑΔΑ ne nous convenait pas du tout, sur le plan technique. Le capitaine du Zeph a finalement choisi de travailler avec le professionnel de Gruissan, que l’Ouvé nous a présenté.

    Le remplacement du génois est donc reporté à notre retour en France. Ce report, justifié et mûrement réfléchi, éclaircissait l’horizon. Désormais, on ne fait plus rien pour cette voile. Du coup, l’esprit s’en trouve soulagé ! Vive le « dolce fare niente » !

    Il est temps de revenir à la phrase suivante du couplet de notre ami romain Jovanetti.

    La voici :

    Stare con i piedi penzoloni guardando il mondo girare

    Une première écoute pourrait livrer le sens suivant :

    Rester avec les pieds pendants en regardant le monde tourner

    Où est le lien avec la douceur du farniente ?

    Il est dans l’adjectif « penzoloni ».

    Le très célèbre dictionnaire italien Treccani fournit l’indispensable nuance. On peut y lire :

    « Penżolóni. Penzolando, di cosa collocata o abbandonata in modo da pendere o ciondolare in giù : stava seduto sul letto con le gambe penzoloni »

    Littéralement :

    « Pendant. Se balançant, au sujet de chose placée ou abandonnée de manière à pendre ou à pendouiller vers le bas : il était assis sur le lit, les jambes pendantes »

    L’adjectif qui dérive du verbe « pendre » évoque un balancement, mais pas n’importe quel balancement. Pas un balancement volontaire, expressément voulu. Mais un balancement qui résulte d’un état d’abandon. Un balancement qui dit l’insouciance du corps, le délice de l’oscillation, la légèreté de l’existence,

    L’exemple que cite le dictionnaire Treccani est significatif : il y est question du lit, lieu de nonchalance, d’abandon, d’évasion, grâce à un farniente total, sublime.

    Nous avons vu une belle illustration de la définition du dictionnaire Treccani sur l’île de Μεγανήσι – ΜΕΓΑNΗΣΙ :

     

    Le triomphe du farniente

     

    Peut-on rester indifférent à une telle vision ?

    L’invitation au farniente est on ne peut plus flagrante.

    Le lit, bordé de teintures à la manière antique, est irrésistible par l’évocation de la douceur de l’instant présent.

    Juste à côté, le siège en forme d’œuf apporte une nuance plus ludique au balancement dont parle la chanson de Jovanetti, le Romain.

    Il existe des conceptions qui allient le confort de la position allongée, le plaisir du balancement et l’envoûtement de l’évasion. Est-il possible qu’elles soient absentes de ce temple consacré au « dolce fare niente » ? Non !

    Voici une première réponse à ce sujet :

     

    Le triomphe du farniente

     

    Le hamac, puisque c’est ainsi que l’ère moderne nomme le dispositif, peut être posé au-dessus des galets de la plage. En fonction de l’heure de la journée, on bénéficie du soleil ou de l’ombre.

    Mais pour les personnes qui voulaient qu’un rafraîchissement permanent accompagne leur farniente, voici une autre proposition :

     

    Le triomphe du farniente

     

    Le toit garantissait la fraîcheur. L’élévation vantait le privilège de s’évader vers des régions inhabituelles. Les plumes donnaient des ailes au farniente. Les disques solaires stylisés rappelaient que celui-ci n’ouvrait ses bras qu’aux initiés.

    Mais il y avait mieux que cette version aérienne. Voici la conception rivale :

     

    Le triomphe du farniente

     

    Qu’en dites-vous ?

    L’élément aqueux, dont les ondulations venaient taquiner les mailles les plus basses, rafraîchissait, divertissait, amusait, subjuguait.

    On s’abandonnerait volontiers au balancement de la suspension, « jambes pendantes » ou relevées.

    On ne ferait rien, on reporterait tout à plus tard, pour que l’ouïe soit toute entière au clapotis des vagues et l’œil entièrement consacré au scintillement des flots.

    Émergence hors du liquide amniotique ou retour à l’Éden de l’insouciance ?

    Le temps du farniente, il était possible de goûter à l’une ou à l’autre expérience, aux confins de la conscience.

    Toutes ces inventions pour pour célébrer le farniente se trouvaient à deux pas de là où était amarré le Zeph.

    Voici le Zeph à Μεγανήσι – ΜΕΓΑΝΗΣΙ, entre le rideau d’émeraude et le rideau d’azur :

     

    Le triomphe du farniente

     

    Une position toujours convoitée, mais qui n’avait pas été octroyée au cours des deux passages précédents, en 2016 et 2019.

    Cet été, les divinités ont été plus compréhensives et plus clémentes.

    Deux hommes nous ont aidés à l’amarrage. Nous n’avions rien à faire, ou presque. À bord du Zeph, il suffisait de leur lancer les amarres et d’attendre le retour de celles-ci.

     

    Le triomphe du farniente

     

    Le supérieur hiérarchique était l’homme à la casquette rouge. Il avait le verbe haut, autoritaire et intransigeant. Ses gestes étaient brusques, rudes, militaires.

    Son adjoint, habillé de vert, manifestait un peu plus de souplesse. C’était l’adjoint qui s’est courbé pour aller chercher un escabeau, puis pour nous l’installer à la proue.

     

    Le triomphe du farniente

     

    C’était encore l’adjoint qui a plié l’échine pour stabiliser ce marchepied en enfonçant une cale qui avait la forme d’un prisme à base triangulaire.

     

    Le triomphe du farniente

     

    Le capitaine, lui, a confectionné un joli nœud pour donner plus de coquetterie à ce seuil.

    Avec cet amarrage, c’était presque du farniente, en ce qui nous concernait. Pour paraphraser la chanson « Dolce fare niente » de notre ami romain Jovanetti, nous avions, non pas « les pieds pendants », mais les bras ballants, en regardant, non pas « le monde tourner », mais les amarres s’enrouler autour des taquets.

    Au fait, que dit-elle d’autre, la chanson ?

    Elle dit :

    Andare aspettare dolcemente l'ora di mangiare

    Aller attendre doucement l'heure de manger

    Manger ne fait pas partie des activités de la catégorie désignée par le verbe fare (en français : faire). Mangiare ne contredit pas le fare niente.

    Le verbe rimandare (en français : ajourner) employé au début de la strophe, ne s'applique pas à la sustentation du corps. Au contraire, on sait quand c'est l'heure de manger, et on l'attend cette heure-là, sans aucune intention de la reporter à plus tard. Mais sans la hâter non plus. L'adverbe dolcemente (en français : doucement) rappelle l'ambiance paisible et soyeuse du farniente. L'attente en devient un plaisir subtilement distillé.

    La phrase suivante de la chanson est :

    Guardare l'erba crescere e l'acqua evaporare

    Regarder l'herbe pousser et l'eau s'évaporer

    Tout comme manger, contempler n'est pas une modalité du verbe faire. Ce serait plutôt une façon d'être. Donc contempler la croissance de l'herbe ne contredit pas le farniente.

    La succession des mots « mangiare » et « erba » est très judicieuse.

    L'herbe dont on se nourrit volontiers s'appelle cipolla fresca a mazzi (en français : oignon frais en bottes), finocchietto crudo (en français : fenouil cru), sedano (en français : céleri), …, sur la table.

    Dans notre cas, elle s'appelait μαρούλι – ΜΑΡΟΥΛΙ (en français : laitue), αγγούρι – ΑΓΓΟΥΡΙ (en français : concombre) ou κρεμμύδια – ΚΡΕΜΜΥΔΙΑ (en français : oignons) quand elle arrivait dans notre assiette :

     

    Le triomphe du farniente

     

    À chaque fois, elle était estampillée εγχώρια ποιότητα – ΕΓΧΩΡΙΑ ΠΟΙΟΤΗΤΑ, mention qui garantissait la qualité obtenue grâce à une production locale. C'était comme si nous pouvions regarder cette « herbe » pousser dans les jardins tout proches, et ce cela suffisait pour que cette « herbe » vienne garnir notre assiette. Douceur du farniente, douceur du goût.

    Dans ce contexte, qu'en est-il du regard porté sur l'eau qui s'évapore ?

    Il existe deux interprétations possibles.

    La première est en lien avec le plaisir de la table. Il s'agirait alors de l'eau qui s'évapore dans les effluves de l'ouzo.

     

    Le triomphe du farniente

     

    Douceur du farniente, douceur anisée.

    L'autre interprétation est en lien avec le refrain qui termine la chanson. Voici ce refrain :

    Dolce fare niente, dolce respirare

    Che giorno è ?

     

    [Qu’il est] doux de ne rien faire, [qu’il est] doux de respirer

    Quel jour est-il ?

     

    Après mangiare, respirare est un autre domaine où s'exprime le « dolce fare niente ».

    Respirer en douceur, sans contraction brusque, sans oppression douloureuse.

    Jouir d'un souffle libéré de tout stress.

    Respirer à pleins poumons le doux parfum du farniente.

    Μεγανήσι – ΜΕΓΑΝΗΣΙ proposait une position idéale pour voir l'eau s'évaporer :

     

    Le triomphe du farniente

     

    La contemplation de l'évaporation de l'eau de la mer finirait même par affranchir l'être de la conscience du temps qui passe. D'où la fameuse question :

    Che giorno è ?

    Quel jour est-il ?

     

    Depuis plusieurs jours consécutifs, le Zeph va mieux, bien mieux.

    Le triomphe du farniente est-il assuré ? C’est trop tôt pour le dire.

    Il n’est pas compromis ? Non, il ne semble pas compromis. Il est en bonne voie.

     

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