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Par zéphyros2 le 21 Avril 2024 à 18:14
Il ne suffit pas qu’un balcon soit posé sur la mer pour qu’il le reste. S’il est percuté par d’autres corps flottants, il peut sombrer et se retrouver sous la surface de la mer au lieu d’être posé sur celle-ci. Abandonné à lui-même, il peut dériver et ne plus servir de balcon pour ceux qui l’ont posé sur la mer.
Le bon sens veut qu’un balcon posé sur la mer soit bien amarré pour qu’il conserve sa fonction. À ce sujet, le balcon posé sur la mer à Χαλκίδα a donné pas mal de fil à retordre au Capitaine. Dans un premier temps, la pendille que nous avons relevée à bâbord était très dure à tirer.
Puis le Capitaine a fini par comprendre que cette pendille ne pouvait pas venir parce qu’elle était trop courte. Le mousse était alors chargé de ramener une corde d’appoint, qui servirait à prolonger la pendille jusqu’aux taquets sur le pont. Le Capitaine a passé la corde d’appoint dans la boucle de la pendille, puis il a fixé chaque extrémité de la corde à un taquet.
En définitive, la pendille était retenue par un triangle de fermeté.
À peine étions-nous remis de cette épreuve de force qu’on est venu nous signifier, avec beaucoup d’insistance, en anglais puis en français, que nous devions partir car la place était réquisitionnée pour un autre usage. Nous avons dû adopter la position de suppliants pour obtenir l’autorisation de rester jusqu’au lendemain matin. Certes, il y avait la solution du mouillage. Mais nous avions absolument besoin d’un lieu qui soit à l’abri du tumulte des vagues pour mener à bien une tâche qui avait mal tourné.
Quelle était cette tâche ? Il s’agissait d’écrire le nom du Zeph à la poupe.
Le matin du jour où la grue était prévue pour l’après-midi, le Capitaine a voulu coller les lettres que nous avions fait fabriquer à Χαλκίδα quatre jours auparavant.
Nous n’avons pas pu coller les lettres dès le jour de leur achat car les travaux de peinture de la coque avaient pris beaucoup de retard. Et quand la poupe était enfin prête pour recevoir les lettres d’identification, c’était déjà le jour de la grue. Celle-ci était prévue pour le début de l’après-midi, donc il restait toute la matinée pour coller tranquillement les lettres.
Dans un premier temps, tout allait bien pour les quatre lettres NICE, qui nommaient la ville d’enregistrement.
Mais quand il a fallu placer les lettres ZÉPHYROS II, les extrémités pointues ont commencé à se vriller. Toute la plaquette devenait ingérable. Le Capitaine a alors pris la décision d’aller chercher des lettres plus solides. Pour cela il fallait se rendre de nouveau à Χαλκίδα et être de retour à Xαλκούτσι avant l’arrivée de la grue.
Le Capitaine était bien décidé à tenter l’aller-retour. Mais quinze minutes après son départ, la grue est arrivée. Le Capitaine était alors dans l’obligation de revenir sur ses pas et de vite rentrer au chantier.
C’est ainsi le Zeph a quitté son ber sans l’immatriculation complète :
Un regard méticuleux confirme que le Zeph s’apprêtait à franchir le grillage par la voie des airs sans son nom sur la poupe.
La boutique des lettres autocollantes était déjà fermée quand le grutage s’est terminé.
L’achat des lettres autocollantes était donc reporté au lendemain matin.
Comble de malchance, le Zeph serait le premier à entrer dans l’eau, dès 7h du matin.
Donc pas d’aller-retour entre Xαλκούτσι et Χαλκίδα avant la mise à l’eau.
Il ne nous restait plus qu’une solution pour avoir les nouvelles lettres autocollantes avant de démarrer effectivement le programme de navigation : c’était d’aller les chercher par la mer. D’où Χαλκίδα comme destination de la première route probatoire.
Tout ce préambule explique pourquoi nous avons adopté la position de suppliants devant ceux qui agissaient comme s’ils disposaient des pleins pouvoirs au sein de la Marina de Χαλκίδα.
Corollaire de cette négociation : la durée de vie du balcon posé sur la mer à Χαλκίδα passait de trois jours escomptés à une seule journée autorisée.
Il fallait s’adapter à la nouvelle contrainte temporelle et même se réjouir qu’elle ne soit pas extrêmement drastique.
Il était alors tout naturel que l’histoire du balcon posé sur la mer à Χαλκίδα obéisse à la règle des trois unités, énoncée par Boileau :
« Qu'en un lieu, qu'en un jour, un seul fait accompli
Tienne jusqu'à la fin le théâtre rempli. »
Boileau, l’Art Poétique. Chant 3. Vers 45 et 46
Unité de lieu : l’espace de la Marina, qui s’étendait, à l’Est, jusqu’à la boutique des lettres autocollantes, et à l’Ouest, jusqu’au vieux pont.
Unité de temps : la seule journée autorisée par le gestionnaire de la Marina.
Unité d’action : la jouissance du καιρός.
D’abord donc, l’environnement spatial, sans dispersion, et centré sur le Zeph.
Le voici, le Zeph, amarré au ponton le plus interne de la Marina, pour bénéficier d’une stabilité optimale :
20240417_095155. Le Zeph, bien amarré
L’axe du Zeph était exactement l’axe Nord-Sud. Le museau était dirigé vers le Nord :
Derrière l’étai, apparaissait, sur l’autre rive, un groupe d’arbres. Sous l’arbre qui débordait légèrement à gauche du génois, quelqu’un nous a vus choisir notre emplacement.
Voici ce personnage, que même Zeus, le maître de l’Olympe, craignait :
Il s’agissait de Poséidon, le souverain des mers.
Le bras gauche étendu indiquait la direction du Sud.
Le fait d’avoir trouvé la statue de Poséidon malgré l’écran des arbres équivalait à la réception d’un message en provenance de l’Olympe : le Zeph devait repartir en direction du Sud, ce qui sous-entendait que ce pour quoi le Zeph était venu jusqu’à Χαλκίδα s’accomplirait dans les meilleures conditions.
Voici le Sud, visé par la gestuelle de Poséidon :
On voit le Zeph, reconnaissable à son éolienne tricolore et à ses nouvelles lignes bleues. Et juste au-dessus, le nouveau pont de Χαλκίδα étirait ses haubans.
Dans cette perspective, le nouveau pont de Χαλκίδα représentait aussi l’Aulide, qui avait vu la flotte grecque reprendre la mer pour cingler vers Troie, après qu’Artémis ait bien voulu faire souffler le vent favorable.
Autrement dit, le Zeph se trouvait, spatialement, entre Poséidon et Artémis. Le contexte de la piété, qui était inséparable de la présence du Zeph, incitait à penser que la convergence des deux regards olympiens signifiait pour le Zeph une double bénédiction.
Intéressons-nous maintenant à l’axe Est-Ouest.
Comme la proue du Zeph était dirigée vers le Nord et que la poupe regardait le Sud, le flanc gauche était tourné vers l’Ouest.
À bâbord donc, le voisin immédiat était un Hanse 430e. Son nom de baptême était « panta rhei » :
La photo montre l’immatriculation grecque du Hanse et le flanc gauche du Zeph, reconnaissable à ses lignes bleu turquoise.
« panta rhei », c’est l’écriture latinisée de « Πάντα ῥεῖ », qui signifie littéralement « Toutes les choses coulent ».
L’expression est du philosophe Ἡράκλειτος (en français : Héraclite), qui était originaire d’Éphèse. Le sage définit la vie comme un écoulement, qui est donc perpétuel. La mobilité incessante entraîne un changement à tout instant.
Nous avons pris pour nous cette devise : il y a un an, le Zeph était venu à Χαλκίδα, meurtri et démoralisé, à cause de l’accident avec le caillou. Et à présent, il se trouvait de nouveau à Χαλκίδα, mais avec un corps guéri et une multitude de pensées positives.
Qui nous a placés là, à côté du « panta rhei », pour nous faire le bilan de l’année écoulée ?
Ce n’était certainement pas le hasard. Tout comme ce n’était pas le hasard qui nous avait offert le refuge sous le catamaran Tinoa Piti. Et ce n’était pas le hasard non plus qui nous avait consolés par l’intermédiaire de Κανέλα et de Fleur-de-sel.
Après l’épreuve de résilience, il y avait à présent la renaissance.
Voici le portrait de la renaissance, avec la belle lumière du couchant, devant l’interface entre le Zeph et le « panta rhei » :
Voilà pour l’environnement immédiat du Zeph.
Une définition plus élargie du territoire de la Marina engloberait la boutique des lettres autocollantes, qui était quand même la raison d’être de la venue à Χαλκίδα.
Nous voici au premier étage de la boutique, là où naissaient les projets techniques et se réglaient les transactions commerciales :
La Grecque qui était assise devant l’ordinateur était seule à nous recevoir lors de notre première visite, cinq jours auparavant. Avec courtoisie et professionnalisme, elle s’était occupée de tout : de l’exactitude orthographique, de la calligraphie adéquate, de la couleur désirée, de la découpe précise.
C’était nous qui avions échoué lamentablement au moment de la pose des lettres sur l’épiderme bleu du Zeph.
À la Grecque, nous avons raconté nos difficultés techniques, liées à notre maladresse et à notre inexpérience. Nous étions donc tout disposés à payer la seconde commande, qui motivait notre seconde venue.
La Grecque, qui n’avait jamais entendu parler de torsion des pointes effilées, en a informé quelqu’un qui s’y connaissait davantage dans les questions techniques et qui semblait être le supérieur hiérarchique. Le référent, que l’on voit entre sa collègue et le Capitaine, s’appelait Χρίστος. Χρίστος a pris en main toute l’affaire, depuis la ré-écriture des lettres sur l’ordinateur jusqu’à leur impression sur le support autocollant.
La bonté des Grecs a fait qu’ils nous ont considérés comme des clients qui avaient été lésés par une mauvaise qualité de la marchandise. En réalité, c’était nous, les véritables responsables de notre déconvenue.
L’hospitalité grecque, qui voulait que le visiteur soit choyé, a donc incité Χρίστος à se montrer déterminé à nous « dédommager » en nous offrant la deuxième version des lettres autocollantes.
N’avons-nous pas parlé ci-dessus du Zeph qui se trouvait au croisement des regards de Poséidon et d’Artémis ?
Il n’est pas incongru de voir dans la bienveillance de Χρίστος et de sa collègue la clémence de Poséidon et d’Artémis.
Avec patience et clarté, Χρίστος nous a montré la méthode pour faire adhérer les lettres sans qu’elles se vrillent. Nous avons suivi scrupuleusement les conseils du professionnel. Le résultat était merveilleux :
Le Zeph venait de retrouver son identité scripturale.
Le plaisir de la table était un autre domaine où le Zeph était impatient de restaurer son identité. La première escale de cette saison n’a pas manqué de mettre à l’honneur le principe de l’autonomie, qui constituait le fondement de l’hédonisme du Zeph.
Pour la pause méridienne, nous avons préparé nous-mêmes notre salade, sans conservateur alimentaire et sans serviteur au garde-à-vous :
Inspiré, le Capitaine a rajouté des pistaches. Les sonorités sous la dent n’en étaient que plus grecques encore.
Le brocoli acheté au marché des maraîchers à Σκάλα Ωρωπού lors du samedi précédant le grutage continuait à nous ravir les papilles.
Pouvoir être autonome, pour mieux se faire plaisir, était un grand privilège.
Le nom du Zeph était étroitement lié à son renom de fin gourmet.
Savourer directement les fruits et les légumes spécifiques de chaque saison, c’était honorer le καιρός.
Passer à la boutique des lettres autocollantes quand Χρίστος était là, c’était mettre à profit le καιρός.
Faire la passeggiata depuis la Marina jusqu’au vieux pont de Χαλκίδα, c’était cheminer avec le καιρός.
Kαιρός de la douceur. Kαιρός de la poésie.
Kαιρός de la vie exquise :
Tout cela en respectant la règle des trois unités.
Le balcon posé sur la mer à Χαλκίδα était le balcon de l’identité restaurée.
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