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Par zéphyros2 le 30 Août 2024 à 21:18
Le présent article est consacré aux danses qui ont clôturé la première journée du festival de Χίος (transcription : Khios).
Après les Cyclades, représentées par Πάρος (transcription : Paros), Αμοργός (transcription : Amorgos) et Νάξος (transcription : Naxos), c’était au tour de Ικαρία (transcription : Ikaria) de dévoiler son patrimoine culturel et artistique.
Très simplement, et très judicieusement, Ικαρία a dansé le bonheur, sans crispation et sans heurt.
Qu’est-ce qui était sans crispation et sans heurt ? Le bonheur ou la danse ? Les deux !
C’était nécessaire que le bonheur soit sans crispation et sans heurt. Il en était de même de son évocation sur scène et de son invocation du fond des entrailles.
Ικαρία montrait que le rêve de bonheur était à portée de main, et à portée de jambe. Que ce rêve était accessible à tous : à l’individu comme à la collectivité. Pour reprendre un mot cher à l’Hellade contemporaine, c’était le rêve δημοτικό (littéralement : accessible à toutes les composantes du peuple).
Voici le rêve de bonheur, dansé par les tuniques blanches de Ικαρία :
L’aisance du mouvement ne signifiait pas la facilité du travail préparatoire, loin de là.
Regardez le raffinement dans la conception du vêtement féminin. L’étage le plus bas était composé de dentelles tandis que les deux étages juste au-dessus finissaient avec des franges qui laissaient les fils verticaux volontairement apparents. Le double clin d’œil à l’état premier de la matière était une évocation de l’être humain dans son état naturel tandis que la forme élaborée de la dentelle se référait à ce que l’être humain était devenu grâce à la culture.
Nature et culture formaient un tout harmonieux, somptueux et vivant grâce au talent artistique de Ικαρία.
C’était tout à fait normal que les artistes sur scène manifestent leur satisfaction :
Ils étaient satisfaits, à juste titre, de la qualité de leur travail, tant dans la conception que dans l’exécution.
Le sourire de la fierté était une contribution non négligeable au charme de la chorégraphie.
Après le déploiement d’un cosmos sans accroc, le spectacle a continué avec une surprise, qui a détoné, y compris au sens physique du mot.
Nous avons vu que le Festival de Xίος, qui pratiquait le langage de la véracité, ne craignait pas d’exhiber l’existence de faiblesses dans la nature humaine. Mais cette exhibition n’avait aucunement la stérilité du voyeurisme. En effet, une remédiation était toujours proposée.
Cependant, pour qu’une remédiation soit mise en place, il faut qu’il y ait, au préalable, une prise de conscience, dans un sursaut de lucidité.
La prestation de Ελευσίνα (transcription : Elefsina) montrait que ce sursaut de lucidité devait parfois être provoqué, c’est-à-dire suscité par la manière forte.
En effet, la danse a commencé par une ronde fluide et enjouée, où se voyaient deux singularités dont on ignorait encore l’importance. La première singularité était que dans le cortège, toutes les silhouettes étaient féminines, sauf une : un jeune Grec s’est mêlé à ses aînées. La seconde singularité était qu’une seule danseuse portait une cruche. Les deux exceptions aux règles de l’homogénéité ont fini par s’extraire du groupe initial pour constituer à elles seules un microcosme : ainsi s’est mise en route une danse entre une mère et son fils. Que dansaient ces deux êtres humains ? La complémentarité ? On pourrait le supposer. La concorde ? Pas tout à fait encore. Car les visages des deux principaux protagonistes étaient tendus. L’orage grondait dans l’air. Puis il y a eu comme le fracas du tonnerre. Entre temps, le fils, contrarié, s’est approché de sa mère :
Le jeune Grec s’est emparé de la cruche maternelle et l’a brisée violemment par terre.
Manifestement, il y a eu un règlement compte.
Le fils reprochait à sa mère de ne pas s’être assez occupée de lui. Les tâches ménagères phagocytaient la disponibilité maternelle. Il était temps que l’affection ne soit plus dilapidée pour des choses qui n’en vaillent pas vraiment pas la peine.
La réclamation était violente. Car la frustration était grande, par son intensité et par sa durée.
La chorégraphie prenait le parti de légitimer le geste du jeune Grec pour exhiber la principale souffrance de l’être humain : le déficit d’amour !
C’était sur les débris de la cruche que la scène suivante a été bâtie.
Il était encore question de la force qu’une personne d’un groupe pouvait donner à une autre personne au sein du même groupe.
Et comme le thème de la faiblesse – ou plutôt celui de la compensation de la faiblesse – était à l’honneur, le groupe qui faisait la démonstration de la solidité du lien social était le groupe que d’aucuns se plaisaient à considérer comme « faible ».
Voici donc sur le devant de la scène, la moitié considérée comme la plus vulnérable au sein de l’humanité.
La chorégraphie a commencé par une démonstration d’agilité.
Une Grecque faisait des sauts, habituellement réservés à la virilité :
Il y avait le saut effectué en levant la jambe vers l’avant. Pour ne pas perdre l’équilibre, l’acrobate se tenait au pilier que formait une autre silhouette féminine.
La longueur de la jupe était une entrave pour la hauteur du lever de la jambe.
Sur l’estrade de Xίος, le féminin se fait fort de contourner la contrainte vestimentaire pour offrir l’équivalent des prouesses masculines.
Ainsi, l’autre jambe, au lieu d’être projetée aussi vers l’avant, était projetée vers l’arrière. Mais auparavant, il fallait s’élever dans les airs :
Et c’était pendant la descente que l’autre jambe était lancée en arrière :
Toute cette virtuosité du féminin avait pour but de contester l’exclusivité attribuée au masculin concernant les tours de force.
La démonstration réalisée par le féminin n’était pas une réussite en solitaire. En effet, voici l’articulation qui a garanti l’équilibre salvateur :
La main gauche de l’acrobate bénéficiait de la traction en provenance d’une main amie.
La convergence des efforts réalisés de part et d’autre s’opérait par l’intermédiaire d’un tissu qui était un mouchoir blanc.
L’étoffe aurait pu se déchirer. Mais ce n’était pas le cas.
Elle aurait pu glisser entre les doigts qui se seraient serrés en vain pour l’en empêcher. Le glissement incontrôlable du tissu aurait pu brûler l’épiderme de la paume de la main ou le lacérer. C’était le savoir-faire féminin qui a empêché les terribles forces de friction de se déchaîner.
L’articulation de la solidarité féminine a permis au corps de l’acrobate de ne pas connaître le ridicule d’une chute malencontreuse. Cette articulation a encore contribué au succès d’autres figures de virtuosité, qui contestaient l’hégémonie masculine. Parmi celles-ci, il y avait le plan incliné.
L’axe du corps n’était plus vertical, mais oblique, pendant que la tête était rejetée en arrière.
Le poignet et l’épaule qui maintenaient la liaison avec le pilier fournissaient un effort très intense pour que la descente vers le sol reste esthétique. Le sourire fleurissait sur les lèvres comme dans une expérience initiatique. La satisfaction de la réussite l’emportait sur la souffrance musculaire. Car les abdominaux et les muscles du genou frôlaient la tétanisation. Mais la chorégraphie demandait la beauté de la lenteur pour que la progressivité chante la douceur féminine mais aussi l’immensité des ressources de la nature féminine en matière d’endurance.
L’univers féminin n’est pas friand d’orthogonalité. Au contraire, il s’épanouit à travers des lignes courbes.
Ainsi le plan incliné s’est mis à entreprendre un mouvement giratoire :
L’axe de la rotation passait par l’articulation de la solidarité.
En cours de route, la rotation avait un message à délivrer. En effet, le bras droit, qui était celui de la liberté, s’incurvait et se rapprochait du sol :
La main droite terminait un très bel arc de cercle, qui démarrait, non pas à l’épaule droite, mais de l’articulation de la solidarité. Cette main droite aurait pu toucher le sol, mais elle ne l’a pas fait, sans doute pour plusieurs raisons.
La motivation de la rétention pourrait être d’ordre esthétique : il s’agirait de préserver la perfection du grand arc de cercle en s’abstenant d’y ajouter une courbure parasite.
Mais la cause de l’abstention pourrait aussi relever de l’éthique. En effet, depuis le début, la chorégraphie s’employait à magnifier la maîtrise du cours des choses. La descente, parfaitement contrôlée, en direction du sol, ne voudrait pas contenir un geste qui serait perçu comme un abandon. Car il n’est pas dans le tempérament féminin d’abandonner ou d’abdiquer. Ainsi le mouvement descendant parlait de l’humilité tandis que la progression maîtrisée évoquait la dignité.
Le corps faisait une rotation de 360 degrés autour de lui-même :
Le plan incliné initial réapparaissait, mais il a baissé en altitude :
Toutes les forces des genoux étaient réquisitionnées pour assurer la stabilité.
Le signal de l’aisance était encore donné par la main droite. Celle-ci s’incurvait pour se rapprocher à nouveau du sol. Jusqu’où irait-elle ? Regardez :
La main droite touchait effectivement le sol puis en repartait aussitôt, avec légèreté, comme si elle en rebondissait.
Ce qui était attendu est enfin arrivé : le contact épidermique avec la terre nourricière.
Ce geste de l’alliance a été répété deux autres fois.
Le triple contact faisait penser au triple signal sonore qui annonçait le début d’une pièce de théâtre. En effet, pouvait se jouer maintenant la pièce qui abordait, avec justesse, la question de la parité
Il existe une autre lecture du triple contact établi avec la terre par la main droite.La vivacité de chaque toucher donnait l’impression que la main droite venait frapper lestement le sol pour en faire jaillir une réponse. Chaque contact avait alors la valeur d’une invocation, adressée à Gaïa, la Déesse Terre, qui était à l’origine de toutes les vertus féminines. Dans ce cas, la triple salutation était le geste d’une gratitude qui venait du fond des entrailles.
Tout ce morceau de bravoure, qui donnait à voir l’héritage culturel et artistique de Ελευσίνα, était construit sur un suspens, celui du point de rupture.
En effet, pendant toute la démonstration de virtuosité, une question lancinante hantait l’esprit du spectateur : « Où se trouverait le point de rupture ? »
Et comme celui-ci n’était pas localisable, on en concluait qu’il n’existait pas
Le spectacle était réconfortant car il a osé montrer que le cosmos du féminin n’avait pas de point de rupture.
Après une si belle révélation, il y avait lieu de faire la fête. Regardez la liesse qui s’est emparée de l’estrade :
Sur la scène, le costume de la danse se mélangeait avec celui de tous les jours. Les âges différents se donnaient affectueusement la main. La ronde s’enroulait sur elle-même dans le vertige de l’amour fraternel. La photo montre la formation de trois cercles concentriques. Les deux danseuses dont chemisier et la coiffe étaient rouges appartenaient au cercle extérieur. La robe orangée qui donnait la main à une jeune Grecque habillée avec un short et un tee-shirt faisaient partie du cercle médian. Quant au cercle intérieur, il se situait au niveau du costume masculin qui comportait une veste rouge et un pantalon bouffant noir.
Et comme à son habitude, la Grèce n’a pas oublié de formuler la contre-proposition après avoir énoncé la proposition. Ainsi, au sein du colimaçon, certains trouvaient le moyen d’aller à contre-courant, toujours avec la même musique et le même pas de danse :
Le temps festif à Χίος était d’une très grande édification.
Le balcon posé sur la mer à Χίος révélait comment la Grèce se définissait dans le rapport à soi et dans le rapport à autrui.
Dans le rapport à soi, la Grèce préservait sa cohérence interne grâce au souci incessant de l’équité.
Dans le rapport à autrui, la Grèce, par l’intermédiaire du Festival de Χίος, nous a chaleureusement conviés dans le grand salon pour un partage culturel d’une grande richesse. Après l’intimité auprès des fourneaux, nous avons eu accès à l’intimité dans la salle de séjour. Notre chance immense était d’échapper à la frustration qu’aurait causée une position indéfiniment cantonnée au seuil de la demeure hellène.
Le balcon posé sur la mer à Χίος était un balcon qui n’a pas cherché le beau dans le futile, mais dans l’édifiant. C’était le balcon qui a rencontré l’équité jubilatoire.
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