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Par zéphyros2 le 15 Novembre 2024 à 04:51
Nos chers lectrices et lecteurs savent à présent que l’île de Λέσβος (transcription : Lesbos) est, depuis bientôt trois millénaires, l’île de la poésie. Ce statut très particulier, lié au patrimoine culturel, fait que toute personne qui emboîte le pas à la grande poétesse de l’Antiquité, reçoit immanquablement un vibrant hommage de la part de la municipalité locale. C’est le cas de Οδυσσέας Ελύτης, (transcription : Odysséas Élytis), dont le talent a été honoré par le Nobel de 1979.
À la Citadelle byzantine, dont il a été question dans l’avant-dernier article, l’hommage au poète nobélisé a eu lieu dès le lendemain du concert inaugural.
Avec beaucoup d’enthousiasme, nous nous sommes préparés pour cette manifestation qui promettait d’être à la fois très instructive et très stimulante.
Avant même le lever du jour, notre regard s’est dirigé vers le lieu des festivités :
Au premier plan, se trouvait une embarcation basse et légère, qui avait allumé une lumière pour signaler sa présence pendant la nuit. Cette lumière équivalait aux feux de mât du Zeph.
Le fait que la lanterne, qui servait de vigie nocturne, était encore allumée témoignait que la photo a été faite avant la sortie du soleil.
Juste au-dessus de cette lanterne, se dressait l’un des lampadaires qui gardaient l’entrée de la Marina où le Zeph trouvait refuge. Tout de suite à gauche de ce lampadaire, qui lui aussi était encore allumé, se dressait la tour de contrôle, recouvert d’un toit hexagonal. À l’arrière-plan de la tour de contrôle, se profilait la pente descendante d’un relief montagneux. En suivant la ligne de crête en direction du niveau de la mer, l’on pouvait reconnaître les créneaux des murs fortifiés de la Citadelle byzantine.
C’était là, le point de mire de toute la journée qui venait de commencer.
Le cœur en fête, nous sommes montés à la Citadelle byzantine quand ses murailles commençaient à être illuminées :
Le feuillage aussi était éclairé pour préserver l’impression visuelle d’un jardin.
Le titre du spectacle offert en soirée était « Μ’ένα τριφύλλι φως »
En français : « Avec un trèfle de lumière ».
C’était une citation du poème « Η Μαρίνα των βράχων » (en français : la Marina des Rochers), qui faisait parie du recueil Προσανατολισμοί (en français : Orientations), paru en 1940.
Voici le début de ce poème :
Έχεις μια γεύση τρικυμίας στα χείλη –Μα πού γύριζες ;
En français :
Tu as un goût de tempête sur les lèvres – Mais d’où es-tu revenue ?
Le poète utilise un état de la mer pour décrire le goût qu’il y a sur les lèvres de Μαρίνα (en français : Marina), l’être féminin dont il prend soin. L’agitation de l’espace marin sert à évoquer un trouble émotionnel qui transparaît dans la perception visuelle, et aussi dans la perception gustative. Mais au-delà du bilan sensoriel, cette conjonction entre la nature déchaînée et l’anatomie réceptrice s’adressait à la libido. L’érotisme du premier vers est flagrant.
Quelle entrée en matière saisissante !
Quant au titre du spectacle donné à la Citadelle byzantine, voici la strophe à laquelle il a été emprunté :
Σου ‘λεγα να μετράς μες στο γδυτό νερό τις φωτεινές του μέρες
Ανάσκελη να χαίρεσαι την αυγή των πραγμάτων
Ή πάλι να γυρνάς κίτρινους κάμπους
Μ’ ένα τριφύλλι φως στο στήθος σου ηρωίδα ιάμβου.
En français :
Je te disais de compter dans l'eau nue ses jours lumineux,
De t’étendre sur le dos pour te réjouir de l'aube des choses
Ou encore de flâner dans des champs d’un beau jaune,
Avec un trèfle de lumière sur ta poitrine, héroïne de poésie.
Il s’agit d’une triple exhortation que le poète adresse à Μαρίνα, qui, au début du poème, a ses lèvres marquées par un goût de tempête. La première exhortation concerne le rapport à l’élément aqueux. La deuxième, le rapport à l’espace aérien. Et la troisième, le rapport à la terre, par l’intermédiaire de la végétation qui la recouvre.
La triple exhortation décrit trois manières de créer le bonheur de l’insouciance et de le savourer également, dans une parfaitement communion avec la Nature.
La première exhortation s’intéresse à l’élément aqueux, qui est qualifié de «γδυτό ». L’adjectif « γδυτό » signifie nu, dépourvu d’habit.
L’eau « nue », c’est l’eau sans habillage, sans tentative de dissimulation ou de falsification. C’est l’eau de l’objectivité et de l’impartialité. Par nature, l’eau est un miroir. À travers l’indication de la « nudité », le poète nous met en garde contre les miroirs déformants, en reflets ou en paroles, comme celui décrit par Anton Tchekhov.
Dans cette photo, réalisée à Mήλος (transcription : Milos), l’eau qui baigne le Zeph est-elle nue ?
Oui, elle est nue, tout à fait nue, parce qu’elle est exempte de propagande mensongère.
On voit dans cette eau la pureté physique, qui est censée évoquer la probité.
La pensée du poète va plus loin, car elle montre que la transparence n’est pas une finalité, mais un moyen. En effet, le vers rédigé par Οδυσσέας Ελύτης contient l’exhortation à utiliser cette transparence pour établir une comptabilité. Le verbe « μετράς » désigne un dénombrement. En la circonstance, qu’est-ce qui mérite d’être dénombré ? Des « jours lumineux » (φωτεινές...μέρες). Mais attention, la grammaire dit que ces jours lumineux ne sont pas ceux vécus par la personne qui observe mais par l’eau qui fait office de miroir. Effectivement, l’adjectif possessif « του » dans « φωτεινές του μέρες » est au neutre, qui est le genre grammatical de l’eau en grec, et non au féminin, qui est le genre grammatical de l’interlocutrice du poète.
Finalement, le poète propose que l’attention se porte non pas sur le reflet du sujet qui regarde dans l’eau, mais sur celle-ci, qui est révélatrice de la générosité du cosmos. La lumière qui est comptabilisée n’est pas au service du narcissisme : elle est plutôt un motif de gratitude envers l’Égée qui nous fait don de sa splendeur.
La poésie de Οδυσσέας Ελύτης est une poésie du miroir et de l’éclairage.
Physiquement, la lumière portée par les « jours lumineux » tire son origine du ciel. C’est pourquoi le vers suivant se préoccupe de la voûte céleste. Pour bien profiter de celle-ci, la meilleure position est celle décrite par l’adjectif « Ανάσκελη », qui est au féminin : le poète conseille à son interlocutrice d’être sur le dos pour profiter de l’avantage mentionné dans la seconde partie du vers.
Quand on est effectivement allongé sur le dos, le regard est vertical et embrasse la voûte céleste à 360°, sans l’horizon. On obtient alors une vision globale, complètement décollée de la matière terrestre, qu’aurait rappelée l’horizon.
Il est alors possible de savourer avec délice la contemplation des constellations comme Orion.
Mais le poète ne parle pas des constellations, qui font partie du réel et de l’immédiat. Il parle des « choses » en général, c’est-à-dire des objets inanimés comme des êtres animés impliqués dans le cours de choses.
Par conséquent, les considérations par rapport à l’optique physique ont une signification symbolique.
Le véritable objet de la contemplation est un moment désigné par la locution « l’aube des choses ».
L’aube correspond au moment où l’existence vient seulement de commencer. L’aube, c’est le temps de la tendre enfance, le temps de l’innocence et de la pureté.
L’exhortation à se réjouir de ce qui est encore innocent et pur est une exhortation à nourrir l’être intérieur avec ce qui est sain, beau et rafraîchissant.
L’adjectif « Ανάσκελη », qui indique une position corporelle, évoque aussi une attitude mentale, qui est la confiance.
Ce vers véhicule une couleur, qui est la couleur blanchâtre de l’aube. C’est une couleur qui ne mise pas sur l’éclat, qui peut aveugler, mais sur la douceur, qui séduit par son caractère suave. C’est la couleur de la modération, voire de la discrétion. Et pourtant, dans cet éveil porté par la tempérance, il y a déjà de l’enchantement, un enchantement né de la pureté de la première lueur du matin.
La poésie de Οδυσσέας Ελύτης est une poésie de la nuance et du renouveau.
Sous la voûte céleste, la croûte terrestre peut aussi procurer l’agréable sensation de l’insouciance, pendant que les pieds touchent terre, littéralement. Pour cela, il suffit de « flâner dans les champs d’un beau jaune ».
Après la couleur blanchâtre vantée par le vers précédent, l’inspiration du poète nous recommande la lumière de l’été. La meilleure façon pour profiter de cette ravissante lumière est de flâner dans les champs qui en sont inondés. Le poète n’utilise par l’adjectif « doré », qui pourtant appartient au même registre colorimétrique et que d’aucuns auraient volontiers employé. Le poète préfère un terme qui évoque à la fois l’aspect naturel et la facilité d’accès. Autrement dit, tout le monde peut suivre ce conseil, qui n’est pas réservé à une minorité. La simplicité de la chose en fait son charme. D’où le verbe « flâner » (γυρνάς), qui dit comment profiter de cette sublime couleur jaune. Littéralement, le verbe grec signifie « tourner, retourner, revenir ». Il s’agit donc de suivre des lignes courbes, de revenir sur ses pas, de faire des boucles, et encore d’autres boucles, parce qu’une découverte en prépare une autre, parce que l’enchantement suscite un autre enchantement.
De cette promenade en toute liberté, sans aucune contrainte de temps, il en sort un bijou : le « trèfle de lumière », dont la place est sur la poitrine, c’est-à-dire près du cœur.
Le trèfle, c’est-à-dire l’élément végétal qui rappelle que le trésor provient de la Nature. La substance qui constitue ce trèfle n’est pas la chlorophylle, ni l’or ou l’argent, mais la lumière. Voilà la définition de la plus-value qu’apporte le spectacle : la lumière, qui révèle de nouvelles perspectives, qui sculpte la vie et qui nous fait aller de l’avant.
Magnifiquement choisi, le titre « Μ’ένα τριφύλλι φως » annonçait, de manière fort éloquente, le programme.
Venons-en à présent à celui-ci.
Il allait de soi que le spectacle comportait un hommage très chaleureux à Σαπφώ (transcription : Sapphô). Car Λέσβος nourrit une immense affection pour la poétesse. Par rapport à l’arbre généalogique, il s’agit d’une profonde piété. Par rapport à la Muse, il s’agit d’un très bel engouement.
La programmation a eu l’intelligence et la subtilité d’introduire l’hommage à la grande poétesse par des vers du poète des temps modernes. Ces vers d’introduction étaient chantés par une voix athénienne, qui possédait la tessiture de mezzo-sprano :
L’inspiration poétique modelait le visage de la cantatrice pour faire naître l’émotion juste.
Voici les vers chantés avec tant d’expressivité :
Στήνει καρτέρι ο κεραυνός
χώρια να μας πετύχει
Μα ‘ναι μεγάλος ο ουρανός
και τοσοδούλα η Τύχη
En français :
La foudre érige un piège
sauf pour nous trouver [par hasard]
Mais le ciel est grand
et la Chance [est comme] Petite Poucette
Le programme a commencé par une invocation de la Chance, grâce à laquelle il y a toujours un dénouement heureux.
Le texte grec nomme deux forces qui interfèrent dans notre cheminement. L’une est destructrice : c’est la foudre. L’autre est salvatrice : c’est la Chance. En rapprochant celle-ci de l’héroïne du conte d’Andersen, le poète professe son optimisme. En effet, à la fin du conte danois, Poucette rencontre son prince bien-aimé grâce aux services de l’hirondelle qu’elle a soignée auparavant.
L’allusion à Poucette pour évoquer la Chance suscite trois remarques. D’abord, par rapport à la conjoncture, la Chance sauve d’une impasse. Ensuite, par rapport à la dramaturgie, la Chance utilise le registre du merveilleux. Enfin, par rapport à la grammaire, la Chance est du genre féminin, aussi bien dans la langue française que dans la langue grecque.
Après nous avoir souhaité la bienvenue en nous confiant à la Chance, le programme nous a menés vers l’illustre figure de proue qu’était Σαπφώ.
Plusieurs poèmes étaient composés par le Nobel de 1979 pour rendre hommage à la grande poétesse de l’Antiquité. Ces poèmes étaient chantés, comme l’aurait voulu Σαπφώ.
L’un de ces poèmes chantés avait pour titre « Mονάχη κι έρημη ». En français : « Seule et désolée ».
L’adjectif « έρημη », traduit ici par « désolée », ne parle pas d’un état psychologique, mais physique. En effet, il qualifie une étendue déserte, un espace où il n’a pas d’âme qui vive. Par conséquent, la personne à laquelle s’applique le qualificatif « έρημη » est comparée à un espace désert. C’est-à-dire une désolation. Car le mot « désolation » désigne, dans le registre littéraire, un lieu désert.
En définitive, « désolée » signifie, ici, « telle une désolation » ou encore « telle un lieu désert ».
Une locution adjective équivalente serait « désertée par tous ».
Quand quelqu’un dit qu’il est « seul », il est possible que cette solitude soit un choix délibéré.
Mais quand une personne dit qu’elle est « telle une désolation », c’est-à-dire « désertée par tous », sa solitude est clairement décrite comme étant la conséquence d’une désertion généralisée.
Il en résulte que l’adjectif « έρημη » (telle une désolation) insiste sur la responsabilité de l’entourage qui a déguerpi massivement.
L’expression « Mονάχη κι έρημη » (Seule et désolée), utilisée dans le programme, a été empruntée au poème composé par le poète nobélisé, qui s’était inspiré d’un fragment de l’œuvre de Σαπφώ.
Voici le fragment d’origine :
Δέδυκε μεν ἀ σελάννα
καὶ Πληΐαδες, μέσαι δὲ
νύκτες πάρα δ᾽ ἔρχετ᾽ ὤρα,
ἔγω δὲ μόνα κατεύδω.
En français :
Elle s’est couchée, la lune
Les Pléiades aussi. C’est le milieu
De la nuit. Passe le temps.
Quant à moi, c’est seule que je dors.
À partir du fragment antique, le poète des temps modernes a construit le poème suivant :
Γρήγορα η ώρα πέρασε, μεσάνυχτα κοντεύουν,
πάει το φεγγάρι, πάει και η Πούλια, βασιλέψανε
και μόνο εγώ κείτομαι δω μονάχη κι έρημη.
Ο Έρωτας που βάσανα μοιράζει, ο Έρωτας
που παραμύθια πλάθει άρπαξε την ψυχή μου
και την τράνταξε ίδια καθώς αγέρας απ' τα βουνά
χυμάει χτυπάει μέσα στους δρυς φυσομανώντας…
En français :
Vite le temps a filé, minuit approche,
la lune s'en va, « Poulia » s'en va aussi, elles ont régné
et moi seule je suis ici, seule et désolée.
L'Amour qui partage les tourments, l'Amour
qui fabrique des contes de fées, a saisi mon âme
et l'a secouée exactement comme lorsque le vent en provenance des montagnes
déboule sur les chênes et les bat en soufflant furieusement...
Entre les deux poèmes, séparés par vingt-six siècles, la filiation est voulue. C’est pourquoi le même thème, qui est la solitude pendant la nuit, est abordé avec le même décor spatial, celui de la voûte céleste, et le même contexte temporel, à travers l’indication de minuit.
Il est légitime de se demander si le texte de la modernité apporte une plus-value à celui de l’Antiquité.
La réponse est là, dès le premier mot du texte des temps modernes. Ce mot est l’adverbe « Γρήγορα » (en français : Vite). Le texte moderne débute en mentionnant immédiatement une vitesse élevée, sur le ton du regret. Cette notion de rapidité n’apparaît pas dans le texte de l’Antiquité, du moins dans le fragment qui nous est parvenu.
Et dans toute la suite, le texte moderne exhibe une dynamique qui est plus flagrante et plus poignante que celle qui figure dans le texte de l’Antiquité.
Σαπφώ dit que « c’est le milieu de la nuit ».
Οδυσσέας Ελύτης écrit que « minuit approche ».
Le texte initial parle d’un repère fixe, figé même. Le texte composé vingt-six siècles après introduit une mobilité : de minuit, l’on s’en approche. Du mouvement, naît une attente, une fébrilité, un suspens.
Le texte de l’Antiquité consacre le premier vers à la défection de la Lune. La deuxième défection, celle des Pléiades est abordée dans le deuxième vers.
Le texte moderne mentionne dans le même ordre les deux défections, mais pas avec le même ressenti.
D’abord, le motif de la disparition. Σαπφώ dit que la Lune « s’est couchée ». Premièrement, le sommeil est excusable. Deuxièmement, un être cher peut s’être couché à côté de nous et continuer à nous offrir une certaine présence en dépit du sommeil. Οδυσσέας Ελύτης, lui, écrit que « la Lune s’en va ». Sans vouloir écorcher les oreilles de nos lectrices et de nos lecteurs, Οδυσσέας Ελύτης a plutôt écrit : « la Lune fout le camp ». Autrement dit, cette disparition contrarie et afflige bigrement. Ensuite, on ne sait pas toujours ce qu’est devenu l’être disparu. Le fait que celui-ci est injoignable est une source supplémentaire d’irritation et d’angoisse. Dans le texte moderne, l’absence de circonstances atténuantes signifie que la disparition de l’amie cause un cataclysme dans le psychisme de l’être délaissé.
La façon dont Οδυσσέας Ελύτης raconte qu’à leur tour, les Pléiades disparaissent aussi, confirme que ce genre de disparition ébranle l’équilibre affectif de l’être abandonné. En effet, Οδυσσέας Ελύτης désigne les Pléiades par un terme très affectueux, qui est « Πούλια ». C’est comme si, dans la langue française, on utilise le terme « titine » pour parler de sa voiture.
Plus l’affection est grande, plus le vide créé par la disparition est insupportable.
Dans le texte moderne, il y a donc une dramatisation accrue de la situation.
Cette dramatisation incite à traduire l’adjectif « έρημη » dans « μονάχη κι έρημη » par « désertée par tous », comme il a été dit ci-dessus.
Plus la charge affective est accentuée, plus le désarroi de la solitude est immense.
Dans le texte moderne, la solitude n’est pas simplement un bilan numérique. Elle aurait pu être synonyme de quiétude. Hélas, ce n’est pas le cas, ici. Dans la situation présente, elle correspond plutôt à une très grande vulnérabilité face aux bourrasques que soulève l’Amour.
Le texte de l’Antiquité renferme sans doute les mêmes implications. Mais celles-ci n’apparaissent pas dans le fragment authentifié par l’archéologie.
En tout cas, le poème composé par Οδυσσέας Ελύτης nous livre une magnifique description du chaos que provoquent les tourments de l’Amour. Le poète emprunte à la navigation côtière l’image du vent catabatique qui dévale de la montagne et secoue les nefs flirtant avec la côte.
L’effet ravageur se voit au moins de deux manières. D’abord, le participe présent «φυσομανώντας» parle d’une intensité qui se prolonge. Autrement dit, non seulement le vent est très violent, en plus il dure dans le temps. Il en résulte que l’âme esseulée est une âme ébouriffée.
En plus, le verbe « χτυπάει » (χτυπάω pour l’infinitif) signifie asséner des coups, blesser grièvement. Par conséquent, l’âme abandonnée est une âme contusionnée, endolorie par des coups.
En accentuant la tension dramatique, le Nobel de 1979 a innové par rapport au texte initial. L’originalité du peintre de l’âme se voit davantage encore dans la singularité suivante : au milieu de ce sombre paysage qui parle de souffrance, Οδυσσέας Ελύτης a introduit une lueur en rappelant que l’Amour est associé au conte de fées.
S’agit-il du conte de fée qui n’a pas tenu sa promesse en laissant choir l’héroïne à l’heure de minuit ?
Ou s’agit-il du conte de fée qui délivrera l’héroïne sur l’autre versant de la nuit ? Il n’est pas saugrenu d’imaginer que le dénouement puisse aussi avoir lieu de cette manière. Un tel dénouement ne fera que justifier le vers « και τοσοδούλα η Τύχη » (la Chance est comme Petite Poucette), examiné ci-dessus.
Pour l’instant, l’évocation des contes de fées, que fabrique l’Amour, reste ambiguë. Et c’est cette ambiguïté qui fait la beauté de la poésie de Οδυσσέας Ελύτης.
Le programme de la soirée était conçu comme un diptyque.
Le premier volet était consacré au sillage laissé par la grande poétesse de l’Antiquité. Le second s’intéressait davantage au souffle poétique qui s’était exprimé indépendamment de ce sillage.
L’articulation entre les deux volets était assurée par des poèmes du recueil Μονόγραμμα (en français : Monogramme), paru en 1971.
Dans ce recueil, le poète se met dans la peau de quelqu’un qui a perdu sa bien-aimée au cours d’un épisode tragique de l’existence. Se pose donc l’inévitable et cruel problème de l’absence. Comment vivre l’absence ? Peut-on y survivre ? Et de quelle manière ?
Voici en quels termes le poète tente de rester en contact avec l’être cher disparu :
Θα πενθώ πάντα – μ’ ακούς ; – για σένα,
μόνος, στον Παράδεισο
En français :
Je pleurerai toujours – m’entends tu ? – pour toi,
seul, au Paradis
Le poète dit à sa bien-aimée : « Je pleurerai toujours pour toi. »
La promesse des larmes éternelles témoigne d’un profond chagrin. C’est aussi une façon de dire que le contact ne sera jamais rompu entre les deux amoureux. Hélas, cette touchante intention rencontre deux obstacles apparemment insurmontables.
Le premier obstacle se présente sous forme stylistique, par une incise. En effet, dans le discours sur l’éternité des larmes, une interrogation s’introduit de manière abrupte pour s’assurer qu’il y a bien une oreille attentive « à l’autre bout du fil ». L’urgence du présent scinde la vision du futur en deux, d’un coup net. Le lien de la confiance est interrompu par le doute, brutalement même.
Pour s’assurer que sa bien-aimée est effectivement en train de l’écouter, le poète n’attend pas la fin de l’énoncé de la promesse : l’impatience manifestée par le doute est causée par le caractère pesant de la solitude. Or, si celle-ci est pesante, c’est qu’elle est réelle. De surcroît, cette réalité est confirmée par l’adjectif « μόνος » (en français : seul) qui ouvre le vers suivant.
Donc le poète est parfaitement conscient qu’il est « seul », c’est-à-dire que le lien avec sa bien- aimée est rompu, au moins physiquement. Cependant, le fait d’être conscient n’enlève ni la peur ni la peine engendrées par le doute.
Le doute agit rarement en solitaire. Il fonctionne en meute, comme le loup. Voici la meute qui n’a pas tardé à se déchaîner. Écoutez le poète qui est aux abois :
Είμ’ εγώ, μ’ ακούς
Σ’ αγαπώ, μ’ακούς
Σε κρατώ και σε πάω και σου φορώ
Το λευκό νυφικό της Οφηλίας, μ’ ακούς
Που μ’ αφήνεις, που πας και ποιος, μ’ ακούς
Σου κρατεί το χέρι πάνω απ’ τους κατακλυσμούς
En français :
C’est moi, m’entends-tu
Je t’aime, m’entends-tu
Te porter, te tenir et t’habiller
En robe blanche comme Ophélie, m’entends-tu
Où me laisses-tu, où vas-tu et qui, m’entends-tu
Tient ta main à travers les flots diluviens
Les assauts du doute se multiplient, se bousculent, se chevauchent. Dans le paroxysme de la crise, se présente une béance qui laisse sortir l’information cruciale.
Celle-ci est véhiculée par le nom Ophélie. Qui est Ophélie ?
Laissons le peintre franco-américain Léopold Burthe nous la présenter :
Le tableau est exposé à Poitiers, au Musée Sainte-Croix.
Promise en mariage à Hamlet dans la pièce de théâtre de Shakespeare, Ophélie a vu ses propres jours abrégés par une noyade.
La similitude entre les deux costumes féminins laisse à penser que les deux destins sont aussi identiques.
Maintenant que nous en savons un peu plus sur l’être cher disparu, faisons un peu plus ample connaissance avec l’amoureux endeuillé.
Dans un autre retour en arrière, vers un passé un peu plus lointain que celui qui concerne la robe d’Ophélie, le poète s’interroge sur les circonstances de la rencontre avec celle qui allait devenir sa bien-aimée :
Και γιατί, λέει, να μέλλει κοντά σου να ‘ρθω
Που δε θέλω αγάπη αλλά θέλω τον άνεμο
Αλλά θέλω της ξέσκεπης όρθιας θάλασσας τον καλπασμό
En français :
Et pourquoi, dit-il, il faut qu’arrive près de toi
Celui qui ne veut pas d’amour mais veut le vent
Mais veut, de la mer quand elle a la tête découverte et se met droite, le galop
L’adverbe « γιατί » (en français : pourquoi) dit l’étonnement qui perdure. Parce qu’initialement, la rencontre était hautement improbable, en raison du caractère indépendant et fier du personnage masculin. En effet, celui-ci déclarait aimer le vent plus que l’amour.
Le vent de la variabilité, de l’irrégularité, de l’inconstance. Le vent de l’imprévisible. Le vent de la liberté. Le vent qui va où bon lui semble, dont personne ne peut barrer le chemin. Tout cela semblait incompatible avec un lien qui assagit, retient et contraint.
Ensuite, un vers entier est consacré au symbole de la mer, qui est décrite sans couvre-chef (ξέσκεπης) et en train de se dresser à la verticale (όρθιας). Sans couvre-chef, c’est-à-dire n’ayant de compte à rendre à personne. C’est l’image de la liberté totale. Le redressement vertical de la masse aqueuse sert à illustrer la fierté d’un esprit indépendant. Quant au mot « galop », qui termine le vers, il évoque le caractère fougueux et irrésistible de la pulsion de liberté.
En résumé, le personnage masculin était si épris de sa propre liberté qu’il ne s’imaginait pas engagé dans une relation amoureuse, aussi douce soit-elle. Or le miracle a eu lieu et les deux amants ont vécu un amour passionnel que le Destin a transformé, hélas, en tragédie.
Du traumatisme, il reste une image disloquée de la bien-aimée. Voici les derniers vers du poème :
Έχω ρίξει μες στ’ άπατα μιαν ηχώ
Να κοιτάζομαι κάθε πρωί που ξυπνώ
Να σε βλέπω μισή να περνάς στο νερό
Και μισή να σε κλαίω μες στον Παράδεισο.
En français :
J’ai jeté dans les profondeurs un écho
Pour me voir chaque matin quand je réveille
Pour que je voie une moitié de toi passer dans l'eau
et pour que l’autre moitié de toi soit l’objet de mes pleurs au Paradis
Le poète ne précise pas la nature physique du projectile qu’il a lancé dans les profondeurs. La raison d’être de ce projectile est l’écho qu’il est censé renvoyer. C’est pourquoi le texte grec désigne la cause par son effet. D’ordinaire, celui-ci est sonore. Mais dans le cas présent, l’écho est visuel. L’image renvoyée montre d’abord l’auteur du lancer. Cette image pourrait être estampillée RAS (Rien À Signaler). En effet, tout est rassurant quant à ce premier volet de la réception. Quant au second volet, il donne à voir une scission. Car l’image de la bien-aimée du poète est scindée en deux. Une moitié se déplace dans l’eau : c’est une allusion au drame d’Ophélie. Quant à l’autre moitié, elle est pleurée par le poète quand il rejoint le Paradis.
Il est courant de se donner rendez-vous au Paradis (sous-entendu : céleste), après la mort.
Mais dans le cas du poète, qui meurt donc après sa bien-aimée, les retrouvailles dans l’au-delà ne peuvent pas avoir lieu. Car même au Ciel, le poète ne retrouve pas l’intégralité de la silhouette de sa bien-aimée.
Quel déchirement, au sens figuré bien sûr, mais au sens propre aussi !
Le récit de cette tragédie était lu par une voix douce, ample et posée, qui incarnait superbement la fragilité humaine :
L’artiste faisait émerger le texte avec le souffle de l’intimité. Le respect des nuances rendait encore plus poignante la tragédie de l’amour brisé.
Après cette émouvante transition, la seconde partie du programme était consacrée à l’envol spirituel du poète.
Parmi les textes mis à l’honneur, il y avait celui-ci :
« Κατοίκησα μια χώρα που 'βγαινε από την άλλη, την πραγματική, όπως τ' όνειρο από τα γεγονότα της ζωής μου. Την είπα κι αυτήν Ελλάδα και τη χάραξα πάνω στο χαρτί να τηνε βλέπω. »
En français :
J'ai vécu dans un pays qui émergeait de l'autre, le vrai, comme un rêve issu des événements de ma vie. Je l'ai aussi appelée Grèce et je l'ai écrit sur le papier pour pouvoir le voir.
L’extrait provient du recueil Ο μικρός ναυτίλος (en français : Le petit navigateur), paru en 1985.
Le poète parle du pays de ses rêves. Ce n’est pas la Grèce actuelle, mais un territoire qui s’en dégage, en préservant la pureté et l’innocence.
Le poète aspire à vivre dans un monde constitué de lumière.
Le Zeph, lui aussi, a les mêmes aspirations.
En effet, la navigation du Zeph est faite de lumière.
Sur la photo, le Zeph se trouvait à Mήλος.
À bord du Zeph, l’on s’abreuve de lumière :
La retsina, notre breuvage grec préféré, s’illuminait grâce à la complicité du soleil égéen pendant que le Zeph s'approchait de Κέα (transcription : Kéa).
À bord du Zeph, l’on se nourrit aussi de lumière. Voici ce que nous avons mangé juste avant d’aller à la fête consacrée à Οδυσσέας Ελύτης : une volaille rôtie, accompagnée d’une garniture composée de courgette, de pêche, de raisin blanc et de cerise.
La lumière sculpte les formes de séduction. Elle lustre le teint vitaminé.
Cher Οδυσσέας Ελύτης, nous t’aimons beaucoup !
Certains ont des frères de sang. Nous t’avons comme frère de lumière.
Tu es le messager envoyé par la municipalité de Μυτιλήνη pour sceller l’alliance entre le Zeph et l’Égée.
Γεια σου Οδυσσέα !
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