• Le courant marin dont il est question ici passe à Xαλκίδα – ΧΑΛΚΙΔΑ (transcription : Khakida), qui assure la jonction entre la Grèce continentale et l’île appelée Εύβοια – EYBOIA (en français : Eubée)

    L’élan de ce courant marin est un sujet de préoccupation quotidien pour les autorités portuaires de Xαλκίδα – ΧΑΛΚΙΔΑ.

    Les propos relatifs à cet élan parlent de prudence, de patience, d’inquiétude ou de résignation.

    Le premier facteur qui vient à l’esprit est l’intensité du phénomène naturel. En effet, le courant marin peut mobiliser l’attention par la violence de ses flots.

    Mais le courant marin à Xαλκίδα – ΧΑΛΚΙΔΑ fait parler de lui, non pas à cause de sa fureur, mais à cause de son caractère extrêmement versatile.

    Habituellement, le cycle flux/reflux se produit à deux reprises en l’espace d’une journée. Mais à Xαλκίδα – ΧΑΛΚΙΔΑ, une seule journée peut contenir jusqu’à sept cycles. Cette fréquence bien plus élevée qu’ailleurs se combine avec la grande instabilité du vent local pour créer des situations compliquées, voir ingérables.

    Quand le courant marin et le vent opèrent dans le même sens, il se produit une amplification de la propulsion ou du freinage. Le bateau qui subit ce front commun doit redoubler de vigilance.

    Si le courant marin et le vent se contrecarrent mutuellement, le premier agit sur la coque tandis que le second s’attaque prioritairement à la voilure. Le bateau est alors soumis à des forces de

    cisaillement, qui peuvent mettre à mal l’architecture de la flottaison.

    L’administration portuaire suit de près l’évolution du lien physique entre le courant marin et le vent pour décider s’il faut ou non ouvrir le pont mobile et laisser passer les bateaux.

    En début de saison, la route empruntée par le Zeph pour se rendre du port à sec jusqu’à l’archipel cycladique passait par le détroit de Xαλκίδα – ΧΑΛΚΙΔΑ.

    Voici le Zeph amarré dans le bassin septentrional, en attendant l’ouverture du pont mobile :

    L'élan du courant

     

    Sur la droite de la photo, deux énormes fleurs rouges étaient posées à même le sol. Elles attendaient d’être suspendues pour s’illuminer grâce à l’éclairage du soir. C’était la décoration destinée à célébrer la Pâque orthodoxe. L’ornement devait être hissé avant le crépuscule.

    Un affichage électronique indiquait l’heure de l’ouverture du pont mobile pour laisser passer les bateaux. Ce jour-là, le message comportait deux volets. Voici le premier :

    L'élan du courant

     

    On pouvait lire :

    ΠΙΘΑΝΗ ΩΡΑ

    22.00 – 24.30

     

    En français :

    HEURE PROBABLE

    22.00 – 24.30

     

    Un créneau horaire de cent cinquante minutes était mentionné. De plus, l’étendue de cette plage horaire était assortie d’un qualificatif qui n’évoquait pas la certitude. Cette double précaution oratoire était compréhensible au vu du deuxième volet de l’affichage électronique. Voici ce deuxième volet : 

    L'élan du courant

     

    On pouvait lire :

    ΑΚΑΤΑΣΤΑΣΙΑ

    ΡΕΥΜΑΤΩΝ

     

    En français :

    DÉSORDRE

    DES COURANTS

     

    Dans le texte officiel, le complément de nom ΡΕΥΜΑΤΩΝ (en français : [DES] COURANTS) était un pluriel. Il y avait là une pluralité que l’administration portuaire avait du mal à gérer. Ce jour-là, la lutte entre plusieurs forces agissantes dans l’eau rendait problématique le passage du détroit.

    Bien sûr, il y avait la poussée dont l’origine se trouvait dans l’élément aqueux.

    Mais il y avait aussi la poussée créée par le souffle de l’air, qui soulevait ses propres vagues, indépendamment de l’humeur sous-marine.

    C’était cette seconde poussée qui inquiétait le service culturel de la mairie. Pour éviter des dégâts, des consignes ont été données pour reporter l’accrochage des fleurs géantes.

    Quant à l’administration portuaire, elle avait davantage d’inquiétude, car elle devait gérer les deux poussées, ou plus exactement la lutte sans merci entre ces deux poussées. En raison de l’imprévisibilité qui caractérise le déroulement du phénomène naturel, l’équipe municipale a finalement choisi la radicalité pour sortir de l’embarras : le pont ne s’ouvrirait pas et le passage des bateaux serait tout simplement annulé.

    Braver la fureur des éléments serait de la folie.

    À la manière des Anciens, nous avons fait preuve de souplesse et nous avons cherché à nous adapter de la meilleure façon à la nouvelle situation.

    Nous avons mis à profit la suspension de la traversée du détroit pour mieux ausculter celui-ci. L’exploration a mené les pas du mousse vers le bassin méridional, de l’autre côté du pont mobile.

    Voici une vue du bassin méridional :

    L'élan du courant

     

     

    La mer était brassée par des flots tumultueux qui étaient poussés par deux courants qui progressaient en sens inverse.

     

    L'élan du courant

     

    Au premier plan, le courant avançait de gauche à droite, c’est-à-dire du Nord au Sud.

    Pendant ce temps, au plan moyen, un autre courant poussait dans le sens opposé, c’est-à-dire du Sud au Nord.

    Le chahut était constant et très anxiogène.

    Des pêcheurs ont même estampillé leurs barques en ironisant sur le délire du détroit. Voici l’une d’elles :

     

    L'élan du courant

     

    Cette barque avait pour nom ΤΡΕΛΛΑ ΝΕΡΑ. Littéralement : FOLLES EAUX.

    Des eaux de folie, qui défient la raison, bafouent toute prédictibilité.

    Pendant que le mousse cherchait à examiner de plus près les remous du courant, un Grec est venu lui prêter main forte.

    Voici l’homme aux sages conseils :

    L'élan du courant

     

    Il s’appelait Κώςτας (translittération : Kôstas), comme c’était marqué sur la tasse.

    Prudent et serviable, il était aux aguets pour éviter au mousse le danger de la glissade et de la noyade.

    Une fois le travail des cadrages et des zooms terminé, le Grec a offert au mousse la boisson du terroir.

     

    L'élan du courant

     

    Il s’agissait de l’ouzo distillé selon la tradition locale.

    Le nom de l’île figurait en lettres rouges sur l’étiquette : EYBOIA

    En français : EUBÉE

    Le nom de la distillerie, AVANTES, apparaissait juste au-dessus.

    Ce terme désignait les insulaires à l’âge du bronze.

    Le Grec offrait au visiteur la boisson qui honorait la mémoire des générations précédentes. Comme la douceur de ce moment de convivialité contrastait avec le chaos ambiant !

    L’élan enragé du courant apportait malgré lui un enseignement : il appartenait à chacun de nous de rester édifiant en dépit de la débâcle qui nous encerclait.

    Le nom donné par les Grecs au courant marin qui traverse Xαλκίδα – ΧΑΛΚΙΔΑ est Εύριπος – ΕΥΡΙΠΟΣ (en français : Euripe).

    La singularité de l’Euripe était si notoire que Socrate y faisait référence quand il dénonçait le jeu de la parole rétractable chez ceux dont la pensée était incohérente.

    Voici ce qu’on peut lire dans le Phédon :

    καὶ μάλιστα δὴ οἱ περὶ τοὺς ἀντιλογικοὺς λόγους διατρίψαντες οἶσθ᾽ ὅτι τελευτῶντες οἴονται σοφώτατοι γεγονέναι καὶ κατανενοηκέναι μόνοι ὅτι οὔτε τῶν πραγμάτων οὐδενὸς οὐδὲν ὑγιὲς οὐδὲ βέβαιον οὔτε τῶν λόγων, ἀλλὰ πάντα τὰ ὄντα ἀτεχνῶς ὥσπερ ἐν Εὐρίπῳ ἄνω κάτω στρέφεται καὶ χρόνον οὐδένα ἐν οὐδενὶ μένει.

     

    Il arrive notamment, tu le sais, que ceux qui ont passé leur temps à controverser finissent par s’imaginer qu’ils sont devenus très sages et que, seuls, ils ont découvert qu’il n’y a rien de sain ni de sûr ni dans aucune chose ni dans aucun raisonnement, mais que tout est dans un flux et un reflux continuels, absolument comme dans l’Euripe, et que rien ne demeure un moment dans le même état.

    Phédon 90 c

     

    L’analogie insiste sur le caractère pénible d’un va-et-vient incessant, sans fondement et sans nécessité.

    Sur le chemin du retour, nous avons beaucoup souffert à cause du flux et du reflux de l’Euripe langagier qui a submergé les quais.

    Voici le Zeph qui s’approchait du quai d’attente dans le bassin méridional :

     

    L'élan du courant

     

    Au premier plan, c’était le museau du Zeph. Juste devant, il y avait une barge ocre et verte. Puis un peu plus loin, était amarré un bateau d’excursion, qui avait deux mâts et une coque blanche. Son nom, visible à la poupe, était EPΩΣ (en français : AMOUR).

    Ce bateau n’appartenait ni à la marine militaire ni à la marine marchande de l’État grec. Il était en transit et attendait le moment autorisé pour passer de l’autre côté du pont mobile.

    Le voici qui s’apprêtait à quitter le bassin méridional pour rejoindre le bassin septentrional pendant que le pont mobile s’ouvrait :

     

    L'élan du courant

     

    Au premier plan, c’était encore le museau du Zeph, avec l’ancre colorée en vert à tribord et en rouge à bâbord.

    L’intérêt de cette photo prise au milieu de la nuit était de montrer que le deux-mâts blanc n’était pas du tout un bateau officiel de l’administration. Par conséquent, on pouvait très bien s’amarrer au quai d’attente comme lui, sans être un bateau officiel de l’administration. C’était ce qu’avait pensé le Capitaine du Zeph. Donc, voici le Zeph amarré au quai de l’espoir :

     

    L'élan du courant

     

    L’éolienne du Zeph projetait son ombre innocemment en direction de la douane. En effet, le bâtiment blanc qui arborait le drapeau national portait sur son fronton l’inscription ΤΕΛΩΝΕΙΟ ΧΑΛΚΙΔΑΣ (en français : DOUANE DE KHALKIDA).

    Hélas, notre innocence n’a pas tardé à être bafouée et humiliée. Quant au quai de l’espoir, il n’a pas tardé non plus à devenir le quai du désespoir et de l’amertume.

    Effectivement, Cerbère a surgi sur ce quai pour nous en interdire, avec férocité, l’accès et nous refouler à la mer, avec férocité aussi.

    Ci-dessus, sur la photo où l’on voit pour la première fois le Zeph et le deux-mâts EPΩΣ, la niche de Cerbère apparaissait entre le deux-mâts et un arbre. Il s’agissait d’un parallélépipède rectangle, blanchi par l’écume de la hargne.

    Cerbère était féroce par son étroitesse d’esprit, par son intransigeance et par son autoritarisme.

    Le Capitaine du Zeph a beau argumenter en disant que le Zeph ne demandait que le traitement qui avait été accordé aux deux-mâts EPΩΣ, déjà amarré. Seulement le même traitement, ni plus, ni moins.

    Cerbère n’entendait pas le discours de l’équité. Les mots de supplication, non plus.

    Cerbère n’était préoccupé que par une seule chose : sortir ses crocs et ses griffes, pour nous dévorer tout crus si nous ne déguerpissions pas sur-le-champ.

    Et nous avons déguerpi sur-le-champ, de peur d’être mis en pièces.

    Par conséquent, le Zeph a dû abandonner le quai du répit pour retrouver les flots de l’inconfort et de l’inquiétude.

     

    L'élan du courant

     

    Entre deux accès de rage, Cerbère nous a quand même prévenus que le pont mobile resterait fermé ce soir.

    La brutalité et la violence des paroles de rejet faisaient que celles-ci avaient le même effet que les remous du courant, qui broyaient puis engloutissaient ce qui leur résistait.

    Nous n’avons nullement cherché à résister à Cerbère. Et nous avons quand même senti que nous étions broyés. Mais nous avons refusé de nous laisser engloutir. C’est pourquoi nous avons pris grand soin de notre équilibre, avec la ferme conviction que l’équilibre alimentaire contribue grandement à l’équilibre moral et psychique.

    Nous avons pris le temps de faire dorer les côtes de porc pour nous remonter le moral.

     

    L'élan du courant

     

    Le gingembre caramélisé nous faisait oublier l’amertume de la situation.

    Nous avons accompagné la viande avec une fricassée de pleurotes.

     

    L'élan du courant

     

    La souplesse du corps végétal nous rappelait la nécessité de cultiver la souplesse d’esprit pour nous adapter à toutes sortes de circonstances.

    Nous avons agrémenté le plat de pleurotes par du chou-fleur cuit al dente.

     

    L'élan du courant

     

    La cuisson al dente est une cuisson de précision. Elle illustre la nécessité d’être vigilant.

    La vigilance permet de ne pas être désarçonné par l’imprévisible.

    Quel rapport y aurait-il entre cette mésaventure et l’Euripe langagier dénoncé par Socrate ?

    Le lendemain, un officiel a dit au Capitaine que le Zeph aurait pu rester amarré, comme l’était le deux-mâts.

    Voilà, on nous avait chassés la veille pour faire mine de nous reprendre dans les bras le jour d’après.

    Cette inconstance de la parole et du geste, c’est ce que Socrate appelait « le flux et le reflux de l’Euripe ».

    Ce flux et ce reflux n’étaient motivés par aucune cohérence.

    Ce flux et ce reflux étaient horribles à supporter, car ils étaient la manifestation de l’arbitraire, qui rappelait l’imprévisibilité du courant marin qui traversait Xαλκίδα – ΧΑΛΚΙΔΑ.

    L’élan de l’Euripe est un défi à la sagacité, à la patience et à l’endurance.

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