• Après le chant, c'était la danse qui a soulevé l'enthousiasme du balcon posé sur la mer à Χίος (transcription : Khios). Le festival de musique dansée s'étalait sur deux jours et faisait converger les talents de douze troupes, venues des quatre coins de l’Hellade.

    Officiellement, le festival s’appelait « Χίοι εν Xορώ » (littéralement : Khiotes dans la Danse). Le premier substantif, Χίοι (transcription : Khi-i) est un nom au pluriel : il ne désigne pas l’île mais ses habitants. Ce qui était mis en valeur dans l’appellation n’était pas un simple caillou aux abords de la côte anatolienne, mais des humains qui avaient un cœur ardent, une âme généreuse et un corps voué à l’art. Le deuxième substantif, Xορώ (transcription : Khorô) désigne la danse et donne en français choré-graphie (littéralement : l’écriture par la danse).

    Maintenant que nous avons maîtrisé le sens des mots, savourons la musicalité des sonorités : la locution grecque s’amusait avec le doublement du son guttural de la consonne X (transcription : Kh), qui s’apparente à celui du « ch » germanique ou de la « jota » hispanique.

    Donc « Χίοι εν Xορώ » donne, avec la phonétique : Khi-i en Khorô. « Kh » suivi par « Kh » dans le souffle d’après, c’était le bruit de la danse du mouchoir !

    Concernant le programme des prestations, l’île de Χίος elle-même apportait une double contribution aux festivités, grâce à la présence d’une troupe méridionale et d’une troupe septentrionale.

    L’Est était représenté par Σάμος (transcription : Samos), Λέρος (transcription : Léros), Kάλυμνος (transcription : Kalymnos), Kως (transcription : Kôs), Σύμη (transcription : Symi).

    Le Sud était présent par l’intermédiaire de Ικαρία (transcription : Ikaria), Ρόδος (en français : Rhodes).

    L’Ouest participait à travers Αμοργός (transcription : Amorgos), Νάξος (transcription : Naxos), Μύκονoς (transcription : Mykonos), Πάρος (transcription : Paros), Kέα (transcription : Kéa), Εύβοια (en français : Eubée), et plus loin encore, le Πελοπόννησος (en français : Péloponnèse).

    Quant au Nord, il a envoyé des danseurs chevronnés de la Thrace et de la Macédoine.

    Chaque région brillait par ses costumes et son talent artistique.

    Certes, il y avait, d’abord, de la fierté pour soi. Puis, sur la piste de danse, s’est développée une émulation généreuse, qui faisait monter un hymne à la fraternité.

    Avant le spectacle lui-même, qui avait lieu en soirée, était organisée une mise en appétit grâce à une parade dont l’itinéraire empruntait le bord de mer au niveau du quai des ferrys.

    Le point de départ de la parade se trouvait à l’extrémité méridionale de la baie. Nous nous y sommes rendus avec une grande impatience :

     

    Le balcon posé sur la mer (41-2) à Χίος. Le balcon dansant 1

     

    Le monument qui apparaissait à droite de la photo commémorait la Résistance nationale pendant la Seconde Guerre Mondiale.

    La parade serpentait avec une grande allégresse, dans la belle lumière du soleil couchant. Voici la troupe du Sud de l’île, qui serait la première à entrer en scène à la tombée de la nuit :

     

    Le balcon posé sur la mer (41-2) à Χίος. Le balcon dansant 1

     

    Les danseuses portaient des costumes blancs, décorés d’une multitude de broderies. Le devant était orné d’une grande étoffe chatoyante aux reflets d’azur pour le rôle principal et d’ambre pour ses sœurs. La vue frontale donnait lieu immédiatement à un éblouissement.

    L’abondance d’étoffe signifiait la prospérité, la fécondité et la générosité.

    Le costume masculin, qui apparaissait à gauche sur la photo, était beaucoup plus sobre. Cette sobriété avait manifestement une fonction : celle de mettre en valeur la féminité de la partenaire.

    Dans le règne animal, sur terre, en mer ou dans les airs, la parade nuptiale donnait toujours l’avantage au mâle qui en mettait plein la vue, avec le faste de ses couleurs. Certes c’était le jeu de la séduction. Cependant celui-ci renvoyait de façon plus ou moins implicite à une certaine domination du mâle sur la femelle.

    Sur la scène artistique de Χίος, c’était le rapport inverse qui était exhibé : le féminin recevait des égards et des honneurs de la part du masculin. La silhouette féminine était celle d’une reine choyée.

    Après le Sud de l’île, c’était le Nord de l’île qui révélait son patrimoine artistique. Le Sud a choisi d’évoquer le rapport social dans le sens de l’horizontalité, au sein du couple. Le Nord, lui, mettait à son programme le rapport social dans le sens de la verticalité, entre deux générations. Voici la troupe du Nord de Χίος, au moment du rassemblement pour le défilé sur le quai des ferrys :

     

    Le balcon posé sur la mer (41-2) à Χίος. Le balcon dansant 1

     

    La différence d’âge sautait immédiatement aux yeux : c’était volontaire de la part du chorégraphe – de la chorégraphe, devrait-on dire – puisque le nom de l’artiste était « Κα Άννα Μιμίδη » (transcription : Dame Anna Mimidi).

    L’avantage de l’antériorité était indiqué par le costume blanc. Le printemps de la vie, lui, se montrait avec la palette de l’ambre. L’ambre jaune intéressait la coiffe et les franges tandis que l’ambre orangé se réservait le reste du costume. La couleur orangée est celle des joues qui réagissent sous l’effet d’un afflux émotionnel. Le costume de la nouvelle génération était donc celui d’une libre expression de l’émotion, sans aucune censure.

    Sur scène, le mouchoir faisait l’articulation entre les deux générations : il symbolisait la transmission de l’héritage artistique. Tous les gestes chorégraphiés exprimaient le vœu de l’harmonie.

    La troisième troupe à entrer en scène faisait connaître les danses de Λέρος (transcription : Léros). Voici les danseurs en train de se mettre en ordre pour commencer la parade sur le front de mer :

     

    Le balcon posé sur la mer (41-2) à Χίος. Le balcon dansant 1

     

    Dans un premier temps, le spectacle donnait à voir des rondes qui exprimaient la synchronisation et la complémentarité.

    Puis le sérieux a vite fait place à l’humour, qui est intervenu à travers la danse du balai.

    À l’interruption de la musique, il fallait changer de cavalière. Celui qui ne parvenait pas à trouver une cavalière, devait se contenter de danser avec le balai.

    Le balai avait beau être joliment décoré, il ne pouvait pas être l’équivalent d’une cavalière. C’était donc l’image du célibat ou de la solitude. Et ni la situation célibataire, ni la condition esseulée n’étaient enviables aux yeux des Grecs. En d’autres termes, la chorégraphie ne pratiquait pas l’angélisme, mais le réalisme, en donnant à voir une blessure dans le corps social.

    Le facteur sociologique a continué à irriguer l’art de la quatrième troupe, qui dansait au nom du Dodécanèse. En voici les deux principaux protagonistes :

     

    Le balcon posé sur la mer (41-2) à Χίος. Le balcon dansant 1

     

    Le charme de la Grecque était irrésistible. Elle avait quelque chose de la Julia Roberts dans Pretty Woman !

    Ses yeux pétillaient d’une douce tendresse envers celui qui s’apprêtait à conduire la danse.

    Le Grec avait un corps musclé et très bien proportionné.

    Qu’est-ce qui motivait réellement l’admiration de la danseuse à l’égard de son partenaire ?

    L’initiative habituellement réservée au masculin ? Voici le Grec qui lève la jambe droite, c’est-à-dire la jambe extérieure, sans prévenir :

     

    Le balcon posé sur la mer (41-2) à Χίος. Le balcon dansant 1

     

    Le désordre était introduit dans l’ordre, puis absorbé par celui-ci. La ronde s’est poursuivie, comme si de rien n’était.

    Un bref instant plus tard, c’est au tour de la jambe gauche de prendre son envol.

     

    Le balcon posé sur la mer (41-2) à Χίος. Le balcon dansant 1

     

    Le bond improvisé enchantait. Le déséquilibre, artistiquement maîtrisé, stimulait la perception visuelle et auditive.

    Mais qu’est-ce qui a fait que l’envol de la puissante musculature soit une réussite ?

    Regardons bien la photo : c’était la jambe droite de la Grecque qui permettait un atterrissage sans incident à tribord et une continuation immédiate de la ronde.

    Ainsi, c’était le féminin qui servait de pilier au masculin, physiquement.

    Après ce tableau, où la contribution du féminin était primordiale sans être ostentatoire, la ronde s’est scindée et toutes les silhouettes féminines se sont séparées de leurs partenaires masculins pour exécuter une ronde strictement réservée aux femmes.

     

    Le balcon posé sur la mer (41-2) à Χίος. Le balcon dansant 1

     

    À ce stade de la chorégraphie, on pourrait s’interroger sur le sens de cette scission entre le masculin et le féminin. N’était-ce qu’un simple exercice de style ?

    La réponse était fournie dans la séquence suivante. À son tour, le groupe des hommes a occupé le devant de la scène. Le Grec qui avait mené la danse n’était plus en tête. Un autre Grec, qui avait une taille plus petite et des cheveux blancs conduisait à présent la danse, avec, de surcroît, une canne.

    Quel suspens !

    Après un parcours circulaire, la ronde s’est immobilisée. La jambe droite du Grec aux cheveux blancs a commencé à se vriller au niveau de la cheville :

     

    Le balcon posé sur la mer (41-2) à Χίος. Le balcon dansant 1

     

    C’était l’évocation de la dégénérescence due à la vieillesse.

    Puis c’était au tour de la jambe gauche de se vriller de la même façon :

     

    Le balcon posé sur la mer (41-2) à Χίος. Le balcon dansant 1

     

    C’était une façon de montrer la cruauté du Destin.

    Pour l’art, on voyait très bien la chair malade trembloter au rythme de la musique qui ne s’était pas du tout arrêtée. Car le flux ininterrompu des sonorités musicales symbolisait l’écoulement inexorable du temps.

    Pour ne pas faillir, par une chute et par un arrêt définitif de la ronde, le Grec affaibli par l’âge s’appuyait, d’une part, avec sa main droite, sur sa canne, et d’autre part, avec son bras gauche, sur le bras droit de son voisin.

     

    Le balcon posé sur la mer (41-2) à Χίος. Le balcon dansant 1

     

    La chorégraphie a osé exhiber une faiblesse du corps de l’individu. Mais l’art du chorégraphe était positif, car il a montré que la faiblesse individuelle pouvait ne pas dégénérer en une faillite du corps social. En effet, la solidarité intergénérationnelle était à l’œuvre.

    Soutenu et réconforté, l’Ancien a de nouveau conduit la ronde. Après quelques tours de piste, celle-ci s’est de nouveau arrêtée, hélas. L’une après l’autre, les deux chevilles se sont vrillées. Cette fois-ci, c’était la cheville gauche qui s’est vrillée avant la cheville droite. Comme elle était excellente, cette allusion à la rechute ! Quel réalisme ! Quelle pertinence !

    Bien sûr, la thérapie de la patience était de nouveau efficiente. Et la guérison, ou du moins le répit, est venu(e), grâce à la solidarité intergénérationnelle.

    L’épisode des chevilles vrillées à cause du grand âge éclaire maintenant le tableau précédent, où il y a eu une scission entre le masculin et le féminin.

    Au sein de l’humanité, la moitié représentée par le féminin est souvent considérée comme la plus vulnérable, mais aussi la plus dévouée.

    En séparant le féminin du masculin, et en faisant passer celui-là devant celui-ci, le chorégraphe a voulu montrer la sollicitude pour ce qui est vulnérable et la gratitude envers l’expression privilégiée du dévouement.

    Fermons la parenthèse et revenons à l’instant présent de la danse.

    L’insouciance renaissait dans la ronde, qui reprenait sa configuration initiale.

    La joie du corps social tout entier engendre la joie du couple.

    Les deux protagonistes principaux occupaient de nouveau le devant de la scène avec beaucoup d’élégance et de charme. Les voici dans la libre expression de leur bonheur intense :

     

    Le balcon posé sur la mer (41-2) à Χίος. Le balcon dansant 1

     

    Regardez attentivement comment cette figure de style, bien connue, était exécutée.

    D’ordinaire, c’est la danseuse qui passe sous la jonction des bras levés de part et d’autre. Ici, c’était le Grec qui passait sous l’arc commun. L’architecture du passage reposait entièrement sur la stabilité du corps féminin.

    À sa manière, le chorégraphe répondait à l’idée préconçue qui attribuait de la faiblesse au corps féminin. Ici, la réponse de l’artiste classait hors sujet l’enjeu de la robustesse et mobilisait notre attention sur la question de la fiabilité.

    Peu importe les moyens convoqués par la Grecque – et ils étaient nombreux – sa tenue était fiable, tellement fiable que son partenaire est passé sous la voûte avec le sourire de la confiance et de l’admiration.

    À l’instar du premier couple, d’autres couples ont pris momentanément leur autonomie par rapport à la chaîne pour célébrer leur bonheur individuel :

     

    Le balcon posé sur la mer (41-2) à Χίος. Le balcon dansant 1

     

    Le bonheur des uns fait aussi le bonheur des autres. Ravi d’avoir donné l’exemple, le premier couple contemplait avec fierté le sillage dansant qu’il venait de créer :

     

    Le balcon posé sur la mer (41-2) à Χίος. Le balcon dansant 1

     

    Le nom du chorégraphe qui a servi l’esthétique et l’éthique du Dodécanèse était Κος Γιώργος Παναγιωτήδης (transcription : M. Yiôrgos Panayiôtidis).

    Le festival de la danse à Χίος n’était pas un spectacle de la futilité, ni de l’innocence.

    C’était le spectacle de la plénitude et de l’édification, avec tout l’ornement de l’art du mouvement.

    Pour bien apprécier le spectacle en plein air, nous avons pris soin de notre appétit, en nous nourrissant convenablement, c’est-à-dire de façon équilibrée. Au menu, il y avait des boulettes de viande, accrochées à des pointes de carotte ou de courgette. Elles étaient accompagnées par des grains de raisin blanc qui défilaient, chaussés de champignon, sur une moitié d’aubergine :

     

    Le balcon posé sur la mer (41-2) à Χίος. Le balcon dansant 1

     

    La satisfaction de la nourriture rendait l’attention plus vive et l’appréciation plus profonde.

    Depuis l’Antiquité, la culture grecque a toujours eu une vocation d’universalité.

    Le défi inéluctable pour le festival de la danse à Χίος était donc le rapport à l’universalité.

    Les danses héritées des ancêtres sauraient-elles dépasser l’apparat des particularismes pour s’adresser au monde entier ?

    La réponse était positive grâce à la dimension sociologique.

    Dès le début, le festival de la danse à Χίος a visé l’universel et a atteint son but.

    Le balcon posé sur la mer à Χίος était un balcon dansant, pour le vrai, donc pour le beau.


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