• « À votre convenance. Comme il vous convient. »

    Ou plutôt « À ta convenance. Comme il te convient. ». Car le Sud tutoie volontiers.

    Comme il te convient. C’est-à-dire que c’est toi qui décides.

    Plaisir d’être choisi comme jauge et instance décisionnaire.

    Plaisir d’être élu arbitre.

    Décide ! Et tu seras exaucé !

    L’adéquation garantit la satisfaction.

    La promesse de l’adéquation et l’assurance de la satisfaction constituent un double argument pour gagner des clients à sa cause.

     

    Le plaisir de la convenienza

     

    À Genova, le commerçant qui s’était déplacé des arcades du Centro Storico jusqu’à l’entrée du Porto Antico pour faciliter le ravitaillement des plaisanciers, a pris soin d’ajouter que le contentement du client ne serait pas au détriment de la qualité.

    Oui à la convenienza, mais pas au sacrifice de la qualità.

    Comme il convient aussi au milieu ambiant, à l’entourage immédiat.

    Et ce jour-là, jour de notre arrivée à Sestri Levante, l’entourage immédiat du Zeph était un trio de mouettes qui avaient l’odorat fin, l’œil perçant et le vol leste.

     

    Le plaisir de la convenienza

     

    Ce que nous dégustions à bord leur convenait tout à fait. Alors elles ont fait le siège du Zeph à coups de battements d’ailes et de réclamations intempestives.

    Siège à l’heure de la collation de midi, puis au crépuscule pour le dîner sur les coussins de la proue.

     

    Le plaisir de la convenienza

     

    Convenienza pour fins gourmets.

    À Sestri Levante, les mouettes ont décidé de la convenienza à l’odeur des mets en cours de préparation. À Savona, la convenienza était décrétée avant même qu’il y ait les flagrances de la cuisson. L’ormeggiatore, qui se prénommait Andrea, s’est extasié à la vue de notre basilic pendant qu’il nous aidait à nous amarrer. Et le marin-philosophe qu’il était, de partir dans un délire savoureux sur le pistou !

     

    Le plaisir de la convenienza

     

    Le jour de notre départ, Andrea, qui voulait montrer que l’hospitalité ne se cantonnait pas aux moments où l’on recevait les visiteurs, mais qu’elle s’étendait jusqu’aux instants où l’hôte leur disait au revoir, est venu nous aider à larguer les amarres. Et bien sûr, l’amoureux de la vie, et des plaisirs de la table, n’a pas manqué de nous complimenter pour notre basilic et de nous recommander, une fois de plus, aux délices du pistou.

    Convenienza induite seulement par la vue, sans aucun recours à l’odorat. Convenienza grâce à la vision mentale, par l’esprit déductif. Convenienza par empathie immédiate et tenace.

    À Savona, le Zeph s’est vu attribuer la place G33 sur le quai Nord de la vieille darse. Au cours des séjours précédents, on l’avait placé au quai Sud.

     

    Le plaisir de la convenienza

     

    Pure coïncidence : la place G33 du quai Nord, c’était l’aboutissement de la superbe volée de marches, qui descendait du Palazzo Della Rovere, l’un des plus beaux fleurons de l’architecture de la Renaissance en Ligurie.

     

    Le plaisir de la convenienza

     

    Les palais Renaissance étaient une glorification de la convenienza en matière d’architecture. Illustration d’une perfection dans les proportions, du rôle prépondérant de la clarté, de l’idéal d’harmonie.

    Île d’Elbe. Marina di Campo. Le soleil venait de se lever.

    Le mouillage restituait à ses résidents leur liberté.

    Les migrations redémarraient progressivement. Certaines étaient silencieuses et discrètes. D’autres se gargarisaient tout de suite de pétarades fort disgracieuses. D’autres encore – et elles étaient bien rares, celles-ci – se distinguaient par leur courtoisie et leur parole affable.

    Pour son dernier jour dans le giron de l’île d’Elbe, le Zeph avait la chance de se trouver sur l’itinéraire d’une migration appartenant à la troisième catégorie.

    Le capitaine a eu droit à un « Benvenuti ! » avant de recevoir le fameux compliment sur le « giardino ».

     

    Le plaisir de la convenienza

     

    La parole orale du natif a souhaité la bienvenue avant de dire son admiration pour les plantations d’aromatiques, mais ses yeux avaient fonctionné dans le sens inverse : ils avaient d’abord vu la prospérité du basilic, laquelle disait que le Zeph était un voilier qui avait du goût, et qui par conséquent méritait un accueil chaleureux. C’était la première fois que le Zeph entendait clairement qu’on lui tendait les bras parce qu’il avait du beau basilic, qui sentait bon.

    Après ce prélude fort flatteur, c’était au tour du capitaine et de l’équipage du Zeph de faire leur migration. La première phase consistait à aller à terre, la seconde phase commencerait avec la levée de l’ancre.

    L’objectif du débarquement était double : se dégourdir les jambes, et raviver la mémoire du mousse, qui était devenue lacunaire.

    Concrètement, le capitaine devait ramer perpendiculairement au flanc droit du Zeph, jusqu’à la boutique Locman, qui était toute fière d’exhiber la splendeur de ses mécanismes horlogers.

     

    Le plaisir de la convenienza

     

    En contrebas de la boutique Locman, le long du quai, apparaissait la silhouette d’un zodiac gris foncé. C’était vers cette silhouette que se dirigeait le Zeph. Comme le Zeph était bien inspiré de prendre cette direction ! Car elle le menait vers la Bienveillance personnifiée. Jamais aucun homme sur le sol de l’Italie n’a été aussi serviable, doux et patient que le capitaine du zodiac gris foncé !

    La silhouette de l’homme était tout en rondeur. Aucune aspérité.

    Aucune rugosité non plus dans sa présence. Aucun geste brusque, ou précipité.

    Sa manière d’être avait la douceur d’une huile d’olive parfumée et la délicatesse de la pulpe d’une tomate gorgée de soleil.

    L’homme dégageait une tranquillité très apaisante, une certitude sereine d’aboutir.

    Calmement et doucement, il a pris nos amarres, les a attachées. Calmement et doucement encore, il aussi pris nos sacs-poubelles, et les a déposés contre le muret en retrait. Chaleureusement et avec délicatesse, il nous a offert sa main pour nous hisser sur le débarcadère. Avec compassion, il nous a guidés vers le robinet d’eau douce pour que nous remplissions en toute liberté le jerrican, les deux outres et la dizaine de bouteilles. Le capitaine a demandé si l’annexe du Zeph gênait les mouvements du zodiac. Avec une gentillesse confondante, l’homme a répondu par la négative.

     

    Le plaisir de la convenienza

     

    Puis il s’est éclipsé discrètement en rejoignant le large.

    Le mousse avait l’impression d’avoir rencontré l’ange de la bonté.

    À Marina di Campo, ce matin-là, les événements se sont déroulés comme il convenait au devoir d’hospitalité.

    Convenienza entre la vigilance du capitaine et l’indiscipline du Zeph. Le premier a regardé au bon moment et dans la bonne direction pour s’apercevoir que l’autre est parti chercher querelle auprès d’une vedette stationnée à l’arrière, côté tribord. Une âme bienveillante s’est interposée pour mettre fin à la collision, en attendant que le capitaine reprenne les choses en main.

    L’âme bienveillante était une jeune femme, qui était à bord de son voilier immatriculé 16GE 156 D quand elle a aperçu le désordre causé par le Zeph.

     

    Le plaisir de la convenienza

     

    Le surnom du voilier 16GE 156 D était Baghera. Baghera a donc dépêché une ambassadrice, qui a su calmer la fougue du Zeph. Célérité et dextérité qui font la réputation des félins.

    Le capitaine a vu l’ambassadrice à l’œuvre et l’a vivement remerciée.

    Convenienza entre le nom Baghera et l’urgence de la mission d’interposition.

    À Marina di Campo, ce matin-là, les événements se sont déroulés comme il convenait au devoir de solidarité.

    La nouvelle configuration des lieux et la rotation des embarcations faisaient qu’il n’était plus possible de capter dans son intégralité le nom Baghera écrit à la poupe du voilier bienfaiteur.

    Seule l’immatriculation dans les registres officiels était accessible, comme pour confirmer l’existence du protagoniste.

    Tout s’est passé comme si désormais la préservation de la pudeur et le refus de la vanité étaient aussi indispensables que l’acte de bravoure qui les avait précédés. Convenienza inattendue entre l’héroïsme et la modestie.

    Mais la mémoire de la gratitude insiste pour rassembler des preuves et les conserver. Sur la poupe, l’on peut reconstituer aisément les deux premières lettres de Baghera.

     

    Le plaisir de la convenienza

     

    De plus, d’après le capitaine, l’ambassadrice avait les cheveux noués à l’arrière. Une silhouette féminine correspond bien à cette description. Et que voyons-nous sur le personnage assis à la droite de la jeune femme ? Un T-shirt montrant toutes les lettres du nom Baghera.

    Plaisir de journaliste : satisfaction d’avoir rassemblé tous les indices.

    À Marina di Campo, la convenienza était dans l’ajustement du rythme de l’action à l’enjeu de chaque situation.

    Le capitaine du zodiac gris foncé a agi con delicatezza e con grazia.

    Baghera a réagi con bravura e con brio.

    Que ce soit sur le mode dolcissimo quand il s’agit du temps de la douceur, ou sur le mode energico quand il s’agit du temps de l’urgence, la convenienza résidait dans le savoir-vivre et la solidarité.

    Les deux scènes d’entraide se sont déroulées devant les yeux de Locman, l’illustre horloger qui était à l’origine du dicton :

    Dal 1986, il tempo nasce sull’Isola d’Elba

    Depuis 1986, le temps est né sur l’île d’Elbe.

    L’horloger toscan n’a pas hésité à transférer sur ses collections la notoriété de son archipel en leur attribuant des noms comme MonteCristo.

     

    Le plaisir de la convenienza

     

     

    Devant cette splendide vitrine où la régularité était telle que l’infaillibilité semblait à portée de main, le plaisir de la convenienza était de constater que la beauté de la générosité répondait à l’esthétique de la mécanique horlogère, et que l’acuité de la conscience faisait écho à la précision du chronomètre.

    Fourbu, meurtri, le Zeph n’en pouvait plus depuis qu’il s’est risqué dans les eaux de l’île d’Elbe et de la Corse. Son élan vital a été mille fois brisé par des flots hostiles, et surtout par la multitude de rapaces qui ne cessaient de s’abattre sur lui. Le naufrage était imminent.

    C’est alors que les divinités ont eu pitié du Zeph. Un Zeph aux abois !

    Au Zeph devenu moribond à cause de la voracité des prédateurs, les divinités ont choisi d’offrir un cadeau magnifique. Elles sont intervenues pendant que le Zeph faisait le plein de carburant avant s’enfuir vers le continent.

    La scène a eu lieu à Saint-Florent, à la station-service qui était à côté du phare rouge.

    Les divinités ont-elles provoqué pour le Zeph une chute du prix du carburant ?

    Les divinités ne s’intéressaient pas au carburant. Ce qui les préoccupait, ce n’était pas le fluide de la mobilité et de la célérité, mais le liquide de la vie et de la survie.

    Pour les divinités, le Zeph pourrait toujours rejoindre le continent, même sans carburant, à la façon d’Ulysse, bien sûr. En revanche, le capitaine et l’équipage seraient en bien piteux état si l’eau douce venait à manquer à bord.

    Ce serait donc par rapport à l’appoint d’eau douce que les divinités dévoileraient leur clémence inespérée.

    Dans la queue devant la station-service, un voilier battant pavillon italien précédait le Zeph. L’homme qui y tenait la barre semblait peu commode, à cause de son impatience et de sa fébrilité. La coque était immatriculée 1PT 893 D.

    Soudain, le mousse a entendu éclater au-dessus de la poupe de 1PT 893 D l’appel : « Acqua ! »

     

    Le plaisir de la convenienza

     

    La présence des deux consonnes contiguës et accolées dans le mot hautement symbolique « acqua » faisait qu’il sonnait comme un claquement de fouet, surtout lorsque la prononciation avait lieu sur le mode de l’interjection.

    Au milieu des vapeurs de carburant, ce claquement de fouet a tinté aux oreilles du mousse. Premier élément insolite : il était question de l’élément aqueux et non d’hydrocarbures. Deuxième élément insolite : le ton n’était pas celui de l’impatience, mais de l’urgence.

    La vue aidant l’ouïe, le mousse n’a pas tardé à comprendre qu’il était possible de se ravitailler en eau à la station-service. Surprise totale, merveilleuse découverte. La délivrance était à portée de main. Quel bonheur de se rendre compte à ce moment-là que les divinités n’ont pas abandonné le Zeph !

    Au début, la jeune femme qui lançait au mousse l’amarre de devant a cru qu’il s’exprimait seulement dans la langue de Dante Alighieri. Quelle n’a pas été sa joie quand elle a entendu son interlocuteur parler la langue de Jean-Jacques Rousseau ! Le mousse s’est d’abord excusé car il était étourdi et maladroit, puis s’est confondu en remerciements. Quelle langue aurait pu mieux que celle de Jean-Jacques Rousseau évoquer la bonté originelle de l’être ? À partir de cet instant, l’allégresse de la jeune femme allait croissant. Après l’amarre de devant, elle a tendu au Zeph le tuyau d’eau, qui est arrivé dans le réservoir d’eau bien avant que le tuyau de carburant n’arrive jusqu’au réservoir de carburant. L’avance de l’eau sur le carburant correspondait à quelques dizaines de secondes. Hasard des manœuvres, peut-être. Empressement de la jeune fille, qui a tout de suite ouvert le robinet d’eau : sans aucun doute. Signature des divinités : absolument ! ! À travers la précision du chronomètre, les divinités ont tenu à expliciter leur volonté.

    Le tuyau d’eau a été mis avant le tuyau de carburant, et retiré longtemps après que ce celui-ci a été enlevé. La signature des divinités n’était pas unitaire, seulement en prélude. Elle était évidente aussi dans la conclusion. Donc, double signature, qui manifestement, montrait que les divinités surveillaient et contrôlaient tout, du début jusqu’à la fin.

    Comme la promptitude des remerciements du Zeph contrastait avec le mutisme ou les vociférations des autres clients !

    La jeune femme était-elle native de l’île ou du continent ? Peu importe ! Pour le Zeph, elle était là, au bon moment. Elle était l’ange envoyé par les divinités.

    Au moment de partir, le Zeph a voulu avoir une effigie de l’ange.

    Pressentant l’intention du Zeph, la jeune femme a baissé les yeux.

     

    Le plaisir de la convenienza

     

    Elle craignait un contact visuel trop rapproché.

    Sa pudeur la protégeait. Sa modestie l'honorait.

    La sincérité des joyeux remerciements du Zeph et la beauté des sonorités de la langue française, qui tranchaient avec les accents d’ailleurs, donnaient à la gratitude du Zeph une élégance inhabituelle, qui le plaçait au-dessus de toutes les embarcations qui venaient s’agglutiner autour de la station de carburants.

    La jeune femme qui nous a offert l’eau de la survie n’était pas insensible à cette élégance du Zeph, loin de là. Pour elle, ce court moment d’échange était nouveau, insolite. Alors, sa curiosité a fini par l’emporter.

    Maintenant, la jeune femme ne quittait plus le Zeph des yeux, même lorsqu’il a dépassé les phares de l’entrée.

     

    Le plaisir de la convenienza

     

    Elle ne regardait ni le sillage, ni l’éolienne, mais l’entre-deux, c’est-à-dire l’espace qui avait fait résonner des mots de gratitude.

    Mais déjà, son regard était empli de nostalgie, car la distance entre le Zeph et la station-service augmentait de plus en plus vite.

    À ce propos, où était la convenienza ? Elle était dans le rapport entre l’état de santé du Zeph et le geste de clémence des divinités, dans la conjonction entre le délabrement à bord et le miracle de la bonté.

    Plaisir de la rédemption. Plaisir d’un retour à l’espoir.

    Convenienza pour la satisfaction du corps, pour le plaisir des sens. Plaisir gustatif, olfactif ou visuel.

    Convenienza pour le plaisir de l’esprit aussi.

    Convenienza pour l’esthétique en architecture.

    Convenienza pour l’éthique avec l’entraide entre gens de la mer.

    La forme la plus élevée de la convenienza est une célébration de l’amour du prochain dans l’univers de l’élément aqueux.

    Viva l’Italia e la sua convenienza !

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