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Les fleurs de la civilité
La civilité est l'art de cultiver les bonnes manières pour faire éclore un lien social agréable et fécond.
Elle utilise les ressources picturales. En voici un exemple :
C'était le jour de notre arrivée dans l'archipel des Cyclades, juste après l'amarrage du Zeph. Le long du quai, de nombreuses terrasses étaient installées pour contempler le ballet en provenance de la mer. L'une des tables faisait l'éloge du voyage, avec un deux-mâts toutes voiles dehors. En apparence, le vent était favorable. Ce serait le vent de la fortune, qui faisait aussi frémir de joie la couronne de fleurs, où les roses étaient majoritaires. Vent parfumé donc. À qui était destiné ce message ? À toute personne qui avait envie d'embarquer et de tenter l'aventure.
La civilité était dans le vœu de réussite, qui émanait avec conviction de la couronne de fleurs. Le fait que la réalisation du rêve semblait à portée de main donnait du courage et de l'enthousiasme, qualités indispensables pour tisser le lien social et le fructifier.
La photo précédente a été faite à Γαύριο – ΓΑΥΡΙΟ (en français : Gavrio), là où accostaient les ferrys qui desservaient l'île, qui s'appelait Άνδρος – ANΔΡΟΣ (en français : Andros).
La deuxième île qui nous a tendu les bras était Τήνος – THNOΣ (en français : Tinos).
La photo suivante montre l'une des rues qui descendaient vers le port de Τήνος – THNOΣ.
Le mât le plus à droite était celui du Zeph. On voyait aussi son éolienne et sa bôme. Sur la droite de la photo, un bougainvillier escaladait un mur pour rejoindre le bleu du ciel. Il s'agissait de la façade d'un bar gastronomique qui occupait le premier étage d'une grande bâtisse.
Prenons un peu de recul en redescendant au niveau de la rue.
Voici la vue d'ensemble :
En regardant le bar gastronomique, on voyait aussi la mer. Un ferry venait d'accoster.
L'accès au bar gastronomique était mis en valeur par plusieurs guirlandes de bougainvillier lascives.
L'idée de la pause bien méritée, avant de reprendre la mobilité, était illustrée par le vélo garé au pied de l'escalier. L'attrait de la couleur rose du vélo était double. D'abord, en raison de la douceur de la teinte initiale. Ensuite, par rapport à la montée en intensité dans la gamme chromatique, au fur et à mesure que se faisait l'ascension vers les bougainvilliers et le plaisir gastronomique tout proche.
Sur la droite de la photo, une énorme fontaine publique exhibait des motifs fleuris pour orner l'arrivée de l'eau sur chacune des quatre faces.
La civilité était dans la mise en scène d'un espace fleuri qui éveillait l'appétit. Appétit pour la nourriture. Appétit pour la vie, lumineuse, douce, sensuelle.
La civilité rendait la visite plaisante et le séjour agréable.
La bonne humeur était un sérieux avantage pour le négoce.
Les insulaires en étaient très conscients.
À la tombée de la nuit, ce microcosme fleuri redoublait d'attraits grâce aux mélodies envoûtantes qui s'en échappaient. Au moment où nous flânions par là, c'était la célèbre ritournelle « chabadabada, chabadabada » qui s'élevait sous la voûte étoilée. Du coup, nous ne savions plus si nous étions à Τήνος ou à Deauville.
Le plaisir de la table constitue un facteur déterminant pour l'organisation du bord de mer. Les établissements gastronomiques rivalisent de créativité pour exercer le maximun de séduction. La séduction est une civilité avec une forte intentionnalité. Les fleurs entrent dans la danse afin de réaliser cette civilité qui cherche à charmer et à conquérir.
Voici une mise en scène créée par des experts en civilité à Νάουσα – ΝΑΟΥΣΑ (en français : Naoussa), sur l'île appelée Πάρος – ΠΑΡΟΣ (en français : Paros), qui était notre sixième escale dans l'archipel :
La civilité la plus élémentaire est de dire bonjour. Le bouquet de fleurs, qui occupait la place centrale, s'en acquittait avec élégance. Ensuite, il est d'usage de s'enquérir de la santé de l'interlocuteur. Le sel, exhausteur de goût et moyen de conservation des aliments, accomplissait cette responsabilité de manière éloquente. Le couvert déjà en place était comme une invitation pressante à profiter de l'hospitalité du lieu. La table dressée avec un goût prononcé pour la pureté délivrait un message de bienvenue très spécial : la personne qui répondrait à l'invitation passerait des moments bénis. En effet, les murs blancs de l'arrière-plan appartenaient à un édifice religieux, comme cela se voit sur la photo suivante :
Le parvis de la chapelle servait de terrasse pour la dégustation de la nourriture terrestre.
Les âmes pieuses pouvaient à tout moment se recueillir, sans avoir à faire un grand déplacement.
La blancheur de la table était en parfaite harmonie avec la blancheur de l'édifice religieux.
La pureté spirituelle servait de caution à la qualité de la nourriture servie.
Les seuls apports de couleur provenaient du bouquet de fleurs, qui trônait au centre de la table. Cette fois-ci, les reflets dorés étaient privilégiés. Les couleurs du bouquet évoquaient l'explosion en bouche des aliments.
Pouvait-il y avoir une plus belle civilité que celle qui consistait à souhaiter tant de bonheur pour les papilles du visiteur ?
Les fleurs existent pour plaire. Le plaisir que procure leur contemplation peut servir de tremplin pour engendrer le plaisir d'acheter.
Voici comment une devanture était décorée à Σύρος – ΣYPOΣ (en français : Syros), notre troisième escale dans les Cyclades :
On comprenait tout de suite que l'établissement se consacrait à la viande bovine.
Le message pouvait être capté de très loin. De plus, les guirlandes qui ornaient le front et le collier de l'animal d'exposition exerçaient un fort pouvoir d'attraction.
L'artiste a même soigné les détails, au cas où des regards curieux voudraient examiner de plus près la création artistique. En effet, ici et là, se sont posés des papillons aux ailes d'argent.
Il est très probable que tous les clients qui venaient à cette boutique pour acheter leur viande bovine ne s'arrêtent pas à chaque fois devant l'œuvre d'art pour admirer ces lépidoptères, et encore moins pour les dénombrer.
Malgré cela, l'artiste est allé jusqu'au bout de son inspiration. Cette générosité, qui ne se restreignait pas à l'utilitaire, faisait partie des belles manières qui définissaient la civilité.
Selon le sociologue française François Ascher, il y a une civilité riche et une civilité minimale.
Le bovin au front et au collier décorés devant la boutique à Σύρος – ΣYPOΣ correspondrait à la civilité « riche ».
Les fleurs de la civilité ne participaient pas toujours à un projet financier.
Elles pouvaient très bien offrir leur utilité sans attendre un retour.
Voici une fontaine à Σίφνος – ΣΙΦΝΟΣ (en français : Sifnos), qui était notre cinquième escale dans l'archipel cycladique :
L'eau douce arrivait à la lisière de la plage.
Une inflorescence formée de trois acanthes ornait le robinet.
Deux acanthes, symétriques l'une de l'autre dans le sens de la hauteur, étaient enveloppées par une troisième.
Symboles de la prospérité, elles se référaient à l'abondance de la source.
Quelle charmante civilité que de proposer au visiteur d'étancher sa soif, jusqu'à satiété !
La photo suivante apporte d'autres renseignements sur le contexte spatial :
La fontaine fleurie apparaissait à gauche, vers le bas de la photo. À côté de cette arrivée de l'eau douce, deux marches d'escalier indiquaient le croisement de deux chemins. Le chemin qui longeait la plage, partait vers la droite. Celui qui s'enfonçait vers l'intérieur des terres, tournait à gauche. Le second était surélevé par rapport au premier.
Les constructions visibles étaient des établissements qui servaient de la nourriture et de la boisson. Bien sûr, moyennant paiement.
Cette disposition d'ensemble montrait que la fontaine n'appartenait à personne, que tout le monde, y compris l'étranger, pouvait s'en servir à volonté, librement, gratuitement.
En aucune façon, les fleurs de la civilité, qui servaient à proclamer la disponibilité de l'eau douce, n'étaient liées à une rémunération, en espèces ou en nature.
Car c'étaient les fleurs de la libéralité.
Toujours à Σίφνος – ΣΙΦΝΟΣ, sur le même front de mer, l'acanthe fleurissait à nouveau sur un mur :
Cette fois-ci, il n'y avait rien à vendre, rien à acheter. Rien à consommer non plus, du moins en apparence. L'acanthe disait bonjour : c'était donc une marque de civilité. L'acanthe disait bonjour en même temps que l'acrotère : c'était donc une salutation qui émanait de toute une tradition d'hospitalité.
Le savoir-vivre grec proscrit l'indifférence, qui est une forme de mépris.
Une illustration émouvante de cela se trouvait à Σέριφος – ΣΕΡΙΦΟΣ, qui était notre quatrième halte dans l'archipel des Cyclades.
En montant vers le village perché qui dominait le port, nous sommes passés devant une maison déserte. Elle était abandonnée à cause des crises économiques à répétition. Néanmoins, le mousse a flashé sur la simplicité de la composition architecturale et de la palette bicolore. Il a donc fait une photo, qui était celle-ci :
Pendant qu'il choisissait le cadrage, le mousse s'est aperçu que la boîte aux lettres portait des graffitis. Il s'est approché et voici ce qu'il a découvert :
Des fleurs tenaient encore sur leurs branches pendant que d'autres tombaient, comme à droite.
En bas, apparaissaient ces mots :
Σέριφος με
αγάπη
En français :
Sérifos avec
amour
À l'endroit habituellement réservé à la signature, se trouvaient deux cœurs. Ou peut-être un cœur avec, à sa droite, un fruit muni d'un pédoncule.
C'étaient des mots qui souhaitaient la bienvenue au visiteur. Civilité habituelle.
Ces mots nommaient expressément « l'amour » à l'égard de l'étranger. Civilité émouvante.
Ces mots restaient éloquents malgré l'état d'abandon de la maison. Civilité fabuleuse.
Les fleurs de la civilité, qui ne se sont pas fanées sur cette demeure de Σέριφος – ΣΕΡΙΦΟΣ, étaient les fleurs de l'universalité de l'amour !
Elles magnifiaient le don qui n'attendait aucun retour.
Les fleurs de la civilité avaient même l'élégance de s'épanouir sous les pas du visiteur. Regardez donc la trouvaille à Νάουσα – ΝΑΟΥΣΑ :
Non, ne dites surtout pas que vous y voyez des poulpes.
C'étaient plutôt deux fleurs à bulbe, offertes par la mer.
On pouvait marcher sur les corolles sans les abîmer.
La plus grande avait huit pétales, bien ordonnés grâce à une symétrie. C'était la symétrie de la maturité, que ne possédait pas encore l'autre corolle, plus petite et plus jeune. Celle-ci n'avait que six pétales, qui peinaient à se déplier harmonieusement.
À leur façon, ces fleurs de la mer souhaitaient la bienvenue au visiteur qui découvrait le littoral. C'était une civilité débordante d'humour.
Le divertissement était gratuit, offert à tous.
Il existait un domaine où les fleurs de la civilité étaient extrêmement performantes : c'était le domaine olfactif.
L'accueil du visiteur se faisait en enveloppant celui-ci d'un parfum très odorant, qui venait souvent du jasmin :
C'était encore à Νάουσα – ΝΑΟΥΣΑ.
La demeure devant laquelle a été faite la photo précédente possédait quatre énormes bosquets de jasmin. Bien sûr, l'abondance des effluves embaumait la maison, mais aussi toutes les rues avoisinnantes et toutes les personnes qui y circulaient.
Ces fleurs de la civilité offraient leur générosité odorante sans rien attendre en retour.
Il y a le luxe de l'abondance et le luxe de la simplicité.
Le savoir-vivre grec a aussi le talent d'éblouir par la simplicité.
Simplicité des lignes et simplicité de la configuration, comme dans le tableau suivant, exhibé chaque matin dans le port de Σίφνος – ΣΙΦΝΟΣ :
Deux épis, dressés en sentinelles, montaient la garde devant une planche à voile, couchée à l'horizontale.
La civilité était dans le garde-à-vous des hampes fleuries, strictement observé, pour dire le sérieux de la circonstance.
La forme effilée des pièces florales faisait écho aux extrémités pointues de la planche à voile. La couleur orangée des unes s'harmonisait à merveille avec le bleu violet des autres.
La civilité était dans le vœu de sérénité, présenté à tous, de manière absolument désintéressée.
Les fleurs de la civilité s'adaptent au caractère polymorphe du lien social.
Dans toutes les circonstances, elles montrent que le savoir-vivre grec prend grand soin de l'altérité.
Tags : fleur, civilité, Άνδρος, Γαύριο, Τήνος, Σύρος, Σέριφος, Σίφνος, Πάρος, Νάουσα, François Ascher
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