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Le balcon posé sur la mer (43-4) à Λέσβος. Le balcon de la poésie 3. Κώστας Καρυωτάκης
« Η θάλασσα είναι η μόνη μου αγάπη. »
En français :
Ainsi s’exprimait Κώστας Καρυωτάκης (transcription : Kostas Karyotakis), le poète à qui l’île de Λέσβος (transcription : Lesbos) a confié le privilège de conclure le festival de poésie, qui s’est déroulé au château byzantin de Μυτιλήνη (en français : Mytilène).
Le poète a trouvé les mots pour dire ce qui est aussi une conviction intime du Zeph.
La parole du poète est une parole de lumière. En effet, la déclaration d’amour est justifiée par cette perspective de lumière :
« Γιατί έχει την όψη του ιδανικού. »
En français :
Parce qu'elle [la mer] a le visage de l'idéal.
Autrement dit, regarder la mer, c’est avoir l’idéal devant les yeux.
Le terme grec rendu ici par « idéal » est ιδανικός (au génitif : ιδανικού, dans la phrase grecque). Il désigne la conjonction de trois principes : un principe directionnel, un principe nourricier et un principe structurel.
Le principe directionnel exige de donner de l’élévation à la pensée. D’où le critère de noblesse du but poursuivi.
Le principe nourricier stipule que l’objectif visé irrigue le projet en donnant à celui-ci du sens.
Quant au principe structurel, il insiste pour que la finalité fournisse le fondement éthique à chaque étape du projet.
En suivant l’ordre d’énumération des trois principes précédents, l’on peut dire que dans le cas du Zeph, la mer donne l’opportunité de manifester la piété, de chérir l’impérissable et de privilégier la générosité. Par conséquent, le Zeph est en droit de faire sienne la déclaration du poète.
Oui, pour le Zeph, « la mer a le visage de l’idéal ». Et c’est pour cela que « la mer est le seul amour » du Zeph !
Avant de mieux faire connaissance avec le poète à travers ses écrits, nous avons vécu une expérience révélatrice, dont la singularité servait à la fois de confirmation et de présage. La photo suivante est censée vous dire en quoi consiste cette singularité :
Avez-vous déjà vu le Capitaine sourire ainsi ? Cherchez bien dans les archives.
La photo a été faite devant la muraille de la Citadelle byzantine, quelques pas seulement avant d’arriver à l’amphithéâtre du spectacle.
L’immense bonheur du Capitaine était une manifestation instinctive. Elle confirmait la joyeuse convergence de deux univers, celui du poète et celui du Zeph. Elle annonçait aussi l’exquis plaisir que le spectacle était sur le point de nous offrir.
La soirée nous conviait à découvrir l’intimité de Κώστας Καρυωτάκης grâce à trois sources sonores. La voix humaine alimentait deux sources tandis qu’un orchestre de chambre composait la troisième.
Certains textes étaient lus :
Le lecteur avait une voix chaude, intimiste, envoûtante. Il portait un costume sombre.
D’autres textes étaient chantés :
Le chanteur qui donnait du relief aux poèmes mis en musique était un ténor, habillé tout en blanc.
La tenue vestimentaire semblait suggérer que la musique apportait un éclairage supplémentaire, destiné à magnifier le texte.
Le concert des deux voix, qui entraient tantôt en concurrence, tantôt en connivence, était extrêmement captivant.
Dans ce ballet des variations vocales, le Capitaine avait un faible pour la prestation qui restituait, sans emphase, le murmure des entrailles. La voix du lecteur plongeait le Capitaine dans un ravissement extrême.
C’est ce plaisir extatique qui était annoncé par le sourire éblouissant devant la muraille.
Et que dire de l’accompagnement par les instruments ?
Ils évoquaient l’entourage du poète, parfois bienveillant, souvent hostile.
Pour chanter le bonheur ou l’espérance, il y avait un jeune talent :
Pour s’adonner aux lamentations, il y avait les archets de la maturité :
Avec beaucoup de virtuosité, les trois sources sonores s’entremêlaient pour nous offrir un parcours émotionnel d’une très grande richesse.
Le spectacle était intitulé « Σαν δέσμη από τριαντάφυλλα » (en français : Comme un bouquet de roses). Comme le titre était prometteur et séduisant ! Il provenait d’un poème paru en 1927. Voici le début du poème :
Σαν δέσμη από τριαντάφυλλα
είδα το βράδυ αυτό.
Κάποια χρυσή, λεπτότατη
στους δρόμους ευωδιά.
Και στην καρδιά
αιφνίδια καλοσύνη.
En français :
Certainement de l’or, délicat
Les roses qui introduisent le poème apparaissent sous la forme d’un bouquet.
Le pluriel qu’implique cette composition florale laisse à penser que la vision n’évoque ni l’indigence, ni l’avarice. Voilà déjà une note positive du tableau.
Les roses ne sont pas dans un jardin, en pleine nature. Non, elles ont été cueillies puis disposées avec soin, de manière à former un ensemble harmonieux et attrayant. Cette construction grâce à l’esprit et à la main de l’être humain manifeste, pour le moins, une amabilité. Ce témoignage de sympathie constitue le deuxième point positif du tableau.
L’art floral au service du lien social : quelle belle entrée en matière !
Le deuxième vers indique qu’il y a une ressemblance entre ce bouquet de roses et la soirée qui fait l’objet du poème. L’analogie est un bon augure. La corrélation entre la représentation mentale et la réalité climatique s’exprime de manière à faire émerger ce qui est agréable.
À la vision du beau sans restriction, s’ajoutent la douceur et la confiance.
La clef de voûte de la sensation de bien-être est la rose, dont l’impact se situe plus dans le champ olfactif que dans le champ visuel. En toute cohérence, le poète aborde maintenant la perception par l’odorat. Et ce, d’autant plus que les roses, qui cessent de bénéficier de la lumière diurne, se signalent davantage par leurs effluves que par leur teint.
Pendant les nuits d’été – comme c’est le cas – il y a, habituellement, trois essences végétales qui embaument l’espace public : il s’agit de la rose, du jasmin et de l’oranger. Le poème ne mentionne aucune de ces trois essences explicitement. Par contre, la substance odorante s’apparente à l’or. Ainsi, la nouvelle substance qui charme le nez est une sorte d’or volatile, dont le caractère précieux fait du poète un hédoniste privilégié.
Le troisième vers, qui décrit le principe odorant, contient une indication qui témoigne de la très grande sensibilité du poète. En effet, l’adjectif λεπτότατoς (au féminin : λεπτότατη, dans le poème), parle de la finesse du stimulus odorant, laquelle finesse requiert un outil de captation très sensible. Il n’est pas inintéressant de voir comment fonctionne la physiologie du poète. Celui-ci dit d’abord qu’il prend conscience qu’il y a quelque chose de précieux, de rare et d’exceptionnel, avant de préciser que c’est par le canal olfactif que se fait cette prise de conscience. Autrement dit, le poème nous révèle l’objet de la découverte avant la modalité de celle-ci.
André Breton dit qu’il cherche « l’or du temps », même jusque dans l’au-delà.
Κώστας Καρυωτάκης repère déjà « l’or du temps » au cours de cette soirée d’été.
Cette ouverture à un environnement accueillant et enrichissant témoigne de la présence, chez le poète, d’un instinct qui chérit l’épanouissement.
La perméabilité aux facteurs positifs dans le proche entourage est une situation très encourageante.
Après la perception sensorielle, a lieu la réaction du cœur. Après l’enveloppe corporelle, c’est l’être intérieur qui s’émeut. Et dans la bonne direction ! Puisqu’il s’agit de sentiments qui facilitent la compréhension mutuelle, le partage et l’entraide.
Cette renaissance du siège des sentiments est décrite avec l’adjectif αιφνίδιος (au féminin : αιφνίδια, dans le poème) qui en signale la soudaineté. Dans un premier temps, cet épithète parle du caractère soudain et inattendu du changement. Et dans un deuxième temps, il véhicule l’allusion au fait que les dispositions du cœur étaient beaucoup moins favorables auparavant. Avec cet adjectif, c’est le premier nuage qui passe dans le ciel. Celui-ci a été exempt de nuage pour les cinq premiers vers du poème.
Malgré le passage du nuage, la communion avec le cosmos se poursuit.
La démarche d’ouverture s’exprime à présent par l’attitude corporelle, à travers des signes extérieurs qui confirment l’éclosion soudaine de la bienveillance dans le giron secret du coeur.
Voici les vers qui décrivent un corps prêt pour l’osmose :
Στα χέρια το παλτό
στ’ ανεστραμμένο πρόσωπο η σελήνη.
En français :
Dans les mains le manteau,
sur le visage renversé la lune.
Le premier signe d’ouverture en faveur du monde extérieur se trouve au niveau des mains, qui prennent en charge le manteau. N’oublions pas que la scène se passe en été. La chaleur résiduelle de la journée peut rendre non indispensable le port du manteau sur les épaules. Mais au-delà des considérations physiques sur les températures, il y a la signification d’un découvrement qui facilite la communication entre l’entité du poète et son entourage. N’étant plus drapé dans son manteau, le poète devient plus perméable aux influences, perçues comme positives, de l’environnement, physique et humain.
L’autre signe d’ouverture se voit au niveau du visage, qui se renverse pour boire la lumière de l’astre de la nuit.
Ici, le visage apparaît comme un réceptacle. Alors, les mains qui introduisent le vers précédent constituent aussi des réceptacles. Ceux-ci ont pour mission de délester le corps, pour lui redonner de la légèreté. Symboliquement, le poète est en train de se séparer de ce qui rend sa vie pesante.
Quant à l’autre réceptacle, celui du visage, il permet au poète de s’abreuver avec la pureté qui vient d’en haut.
Quel merveilleux spectacle ! Quelle scène touchante !
Ouvert, et confiant dans cette nouvelle ouverture, le poète perçoit toutes les ondes, quelle que soit leur provenance, qu’elles proviennent de l’espace d’en haut ou qu’elles proviennent de la vie d’ici-bas.
Pour les bienfaits du monde d’en haut, dont la lune est la messagère, le renversement du visage humain évoque le plaisir, l’ivresse, l’abandon total.
Quant à la sensibilité par rapport aux choses d’ici-bas, elle détecte une « électrisation » de l’atmosphère.
Voici les vers qui rendent compte de la découverte concernant le monde d’en bas :
Ηλεκτρισμένη από φιλήματα
θα ‘λεγες την ατμόσφαιρα.
En français :
dirais-tu, l'ambiance.
Comme nous l’avons déjà constaté précédemment, le poète dit le contenu avant le contenant, la finalité avant la modalité, l’objet avant la manière.
Ici, l’objet c’est l’électricité. Quant à la manière, c’est le témoignage d’amour. Celui-ci surprend et par sa quantité et par son intensité, à tel point qu’il produit de l’électricité dans l’air !
Pour le thème si important que celui de la relation entre le masculin et le féminin, le poète donne une nouvelle tournure au texte.
D’abord, on sent le ton enjoué quand le poète utilise le langage de la physique pour parler d’un phénomène psychique.
Ensuite, le constat de l’électricité comporte une incise, qui implique le lecteur.
En effet, dans le couple de vers mentionné juste ci-dessus, le second vers est introduit par le groupe verbal « θα ‘λεγες », qui est le conditionnel du verbe “λέγω” (en français : dire), à la deuxième personne du singulier. À la deuxième personne du singulier : autrement dit, le poète dit “tu” à quelqu’un. Et ce quelqu’un est le lecteur.
Donc, le poète tutoie son lecteur. L’entrée en scène de celui-ci pour émettre un avis au sujet de la nature très spéciale des vibrations de l’air ambiant donne une nouvelle impulsion au poème.
Maintenant, l’emploi du conditionnel peut laisser croire que le poète hésite à se prononcer sur la réalité de la chose remarquée, ou qu’il doute de la justesse de son diagnostic. Il n’en est rien de tout cela.
Le conditionnel utilisé pour le tutoiement est une coquetterie du langage, destinée à solliciter le lecteur, sans le froisser.
Dans le monde extérieur vers lequel s’ouvre le poète depuis le geste de l’enlèvement du manteau, l’un des centres d’intérêt les plus poches, spatialement et affectivement, est bien le lecteur. L’incise assurée par le groupe verbal « θα ‘λεγες » témoigne que l’ouverture vers le monde extérieur fonctionne, même de façon audible.
Grâce à cette ouverture, confiante et généreuse, un air revigorant pénètre dans l’être intérieur du poète, pour le remplir d’une délicieuse légèreté et d’une douce insouciance.
Cette importation, bénéfique pour tout le monde, crée, chez le poète une prise de conscience. Voici les vers qui parlent de cette prise de conscience :
Η σκέψις, τα ποιήματα,
βάρος περιττό.
En français :
La « pensée » dont il est question ici est la pensée politique d’un être civique engagé.
Quant aux « poèmes », ils traduisent l’inéluctable questionnement au sujet du sens de l’existence.
Cette double activité, politique et littéraire, qui constitue jusqu’à présent l’épine dorsale de la vie du poète, apparaît, au cours de cette soirée d’été, comme une chose pesante, de surcroît affublée du qualificatif « inutile ».
Des fois c’est pesant, mais c’est utile, voire nécessaire. Ici, ça devient à la fois lourd et superflu.
Ainsi la prise de conscience apportée par l’influence régénératrice qu’exerce le monde extérieur conduit le poète à remettre en question les choix existentiels antérieurs.
La vision du bouquet de roses a conduit le poète à une libération inattendue.
Les choses s’acheminent d’un pas ample et déterminé vers un nouvel équilibre quand s’achève la première strophe.
Voici le début de la seconde strophe :
Έχω κάτι σπασμένα φτερά.
En français :
J'ai quelque chose comme des ailes brisées.
Un « hélas ! » s’impose. Mais il est tu pour rendre la transition plus brutale et la descente dans l’abîme plus cruelle.
L’image des ailes confirme que dans le vers précédent, le poète s’apprêtait à prendre son envol.
L’élan est brisé à cause des fractures survenues dans le dispositif qui aurait permis de s’élever dans les airs et de s’y déplacer.
Le constat est terrifiant.
À cause de l’affreuse panne mécanique, le désarroi s’installe à travers les questions suivantes :
Δεν ξέρω καν γιατί μας ήρθε
το καλοκαίρι αυτό.
Για ποιαν ανέλπιστη χαρά,
για ποιες αγάπες,
για ποιο ταξίδι ονειρευτό.
En français :
Je ne sais même pas pourquoi nous est venu
cet été.
pour quel voyage de rêve.
Ainsi s’achève le poème. Il s’achève sur une entrave, un doute.
Quelle catastrophe !
Nous ne pouvons pas rester indifférents devant un tel malheur.
Le sort est trop injuste.
C’est pourquoi nous disons ceci au poète :
Τα φτερά του Ζέφυρου είναι γερά. Έλα μαζί μας !”
En français :
Κώστας bien-aimé
Les ailes du Zeph sont robustes. Viens avec nous !
“Τα φτερά του Ζέφυρου λειτουργούν καλά. Έχε πίστη !”
En français :
Les ailes du Zéphyros fonctionnement bien. Aies confiance !
“Γνωρίζουμε την ηθική σου δικαιοσύνη. Θα χαρούμε πολύ να σε καλωσορίσουμε στο πλοίο.”
En français :
Nous connaissons ta droiture morale. Nous serons très heureux de t’accueillir à bord.
“Θα μας οδηγήσεις σε ορίζοντες αγνότητας.”
En français :
Tu nous guideras vers des horizons de pureté.
“Θα είχαμε μπορέσει να σου μιλήσουμε απευθείας στα Γαλλικά, αφού κατέχεις καλά τη γαλλική γλώσσα, αρκετά για να μεταφράσεις τον Πωλ Βερλαίν και τον Σαρλ Μποντλέρ.”
En français :
Nous aurions pu te parler directement en français, Puisque tu maîtrises bien la langue française, suffisamment en tout cas pour traduire Paul Verlaine et Charles Baudelaire.
“ Έλα Κόστα !
Πάμε μαζί !”
En français :
Viens, Kostas !
Monte à bord !
Allons-y, tous ensemble !
Tags : balcon posé sur la mer, Λέσβος, Μυτιλήνη. Κώστας Καρυωτάκης, André Breton, Verlaine, Beaudelaire
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