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Le pari du beau temps
En cette saison, il n’est pas surprenant que le ciel soit couvert et que la pluie inonde le sol. En dépit de l’incertitude, nous faisons le pari que le beau temps sera vite de retour. Avons-nous raison de faire ce pari ?
Le mauvais temps a testé notre moral dès notre arrivée en Crète. Voici la cour de notre premier logis crétois, arrosée chaque matin par l’eau du ciel :
Mais nous avons refusé d’être larmoyants. Et par l’insistance de notre optimisme, nous avons fait venir plus vite les éclaircies. Elles apportaient de nouvelles perspectives, toutes bâties sur la proximité du rivage.
Voici la table de verre, pour manger sur la terrasse du premier logis, à Τζιτζιφές – TZITZIΦΕΣ (en français : Tsitsifès) :
Notre hôte avait multiplié les apparitions de coquillage pour évoquer l’omniprésence de la mer. Le beau temps magnifiait cette évocation, mais il n’en était pas à l’origine.
Au cours de ce premier séjour crétois, nous avons tenté une randonnée qui nous tenait à cœur. L’itinéraire se déployait entre Χώρα Σφακίων – XΩΡΑ ΣΦΑΚΙΩΝ (en français : Khôra Sphakiôn) et Λουτρό – ΛΟΥΤΡΟ (en français : Loutro), en bordure de mer, en suivant le sentier du chevrier, qui ne craignait ni les escarpements, ni les rudes montées, ni les descentes vertigineuses. Dans un premier temps, la tentative semblait plutôt hasardeuse à cause des masses nuageuses amoncelées à l'horizon. Stationnaires pendant que nous entamions le sentier, elles ont grossi soudainement et se sont ruées sur nous pour nous arroser copieusement. L'eau qui dévalait la pente creusait d'innombrables ravins pour déséquilibrer le pied. Mouillés et terrifiés, nous avons rebroussé chemin et trouvé refuge dans la voiture.
Allions-nous abandonner notre pari ?
C'était trop tôt pour le dire. En attendant la fin de l'orage, nous avons revêtu des habits secs. Après deux heures de patience et d'espoir, nous avons repris la randonnée sous un soleil radieux.
De l'orage inattendu et violent, il ne restait que des chaussures de marche qui séchaient sur le toit de la voiture.
Tout devenait agréable, charmant, magnifique.
Le chemin serpentait entre des asphodèles aguicheurs.
Le beau temps révélait la splendeur de la robe végétale et de l'azur qui servait d'écrin à celle-ci. Mais le charme du spectacle n'aurait pas opéré si la beauté avait été seulement statique. Or la plante ondulait et la lascivité de ses oscillations, qui la rendait envoûtante, n'était nullement tributaire de l'absence de nuage. Au contraire, par temps gris, la séduction était, certes autre, mais ô combien plus poignante.
Voici la mer à l'approche de Λουτρό – ΛΟΥΤΡΟ :
Le bleu du désir flirtait avec le sable de la plage.
Il y avait un autre bleu, qui s'étendait jusqu'à l'horizon, mais ce n'était pas le bleu désirable, ni désiré.
Qu'est-ce qui a fait surgir la distinction entre les deux bleus ? La menace des nuages !
Un ciel dégagé aurait aplani le contraste, ou l'aurait même effacé.
Est-ce sur le beau temps qu'il fallait parier ?
Évidemment, pour voir et apprécier, il fallait de la clarté. Et celle-ci pouvait, quand elle s'avérait trop intense, écraser le relief de la palette chromatique, ou l'accentuer et le mettre en valeur, quand les rayons du soleil étaient en lutte avec les nuages.
En conséquence, le temps gris ou pluvieux n'est pas dépourvu d'avantage.
La pluie n'a pas non plus épargné notre deuxième logis crétois. Le jardin qui servait de vestibule d'entrée n'avait pas l'air d'être mécontent de l'eau qui tombait du ciel, en abondance. Les roses de l'allée centrale en profitaient pour préserver la douceur de leur teint.
Bien sûr, il y a eu des éclaircies et il y a eu la splendeur apportée par un soleil vaillant.
Voici une vue de notre deuxième habitat quand il faisait beau :
Mais ce qui est éclatant n'est pas forcément poétique. Car la lumière crue n'est pas en mesure d'offrir le spectacle de la douceur.
Par contre, la multiplicité des miroirs engendrés par l'eau de la pluie pouvait apporter un supplément d'éclairage tout en mettant en valeur la délicatesse des teintes. Voici une vue de notre deuxième demeure crétoise, un soir de pluie :
C'était la Βίλα Έλενα – BIΛΑ ΈΛΕΝΑ (en français : Villa Eléna).
Luxor, en Égypte, a son allée des sphinx. La Βίλα Έλενα, à Παλαιλώνι – ΠΑΛΑΙΛΩΝΙ (en français : Palélôni) a son allée des roses.
La pluie a ajouté au pavement une multitude de miroirs qui reflétaient une lumière dorée. À la magie visuelle, s’ajoutait le délice olfactif. Car la terre mouillée exhalait des effluves qui rehaussaient le parfum des roses.
Ce qui aurait pu n’être qu’une déception était en fait doté de maints avantages insoupçonnés.
En parlant de la composante esthétique du théâtre, le dramaturge français Henry Bataille disait : « Regarder, c'est être peintre. »
L’expérience visuelle que procuraient les randonnées confirmait cette définition.
Voici les gorges de Αράδαινα – APAΔΑΙΝΑ, quand les rayons du soleil frappaient directement la roche, sans aucun obstacle :
L’ocre de la paroi verticale était tonique, presque agressif.
Voici encore les gorges de Αράδαινα – APAΔΑΙΝΑ, avec le voile nuageux, qui filtrait la lumière :
On dirait une aquarelle du peintre écossais David Roberts, avec la délicatesse des teintes, qui rendait le tableau délicieusement élégiaque :
Orient feutré, onirique, désirable.
L’homme de science Gustave le Bon a déclaré : « Ce n'est pas la lumière qui manque à notre regard, c'est notre regard qui manque de lumière. ». Autrement dit, le beau temps si ardemment souhaité devrait émerger de notre propre personne.
En accord avec cette conception, nous avons toujours cultivé un regard vigilant et reconnaissant, quelle que soit la couleur du ciel.
Au moment du coucher du soleil, un ciel dégagé livre un disque d’une platitude sans surprise, sans relief et sans vie. À l’inverse, la présence des nuages engage un combat qui crée l’incertitude, nourrit le suspense et suscite l’émerveillement.
Le jour où nous avons prospecté l’entrée des gorges de Αγία Ειρήνη (en français : Ayia Irini) pour préparer leur traversée, les nuages étaient nombreux, persistants et accompagnés d’un vent violent.
Mais c’était grâce à ces nuages et à ce vent que le crépuscule n’était pas quelconque.
D’abord, visuellement. Même à l’Est, c’est-à-dire du côté opposé à l’astre solaire. Voici le spectacle de l’orient :
Des nuages se sont amassés sur la ligne des crêtes pour former une ouate qui s’étirait en direction de la mer. La blancheur de la ouate surprenait dans le contexte crépusculaire, où tout s’empourprait avant de s’assombrir. Les nuages, loin d’obscurcir, donnaient une clarté qui était insolite, charmante et onirique.
Au-dessus de la ouate, s’envolaient plusieurs écharpes roses, dont la finesse de la texture évoquait la soie. Une soie de l’éther crétois.
À l’origine de ce déploiement de poésie, il y avait une source de lumière, qui n’avait pas l’indigence de la monochromie ou de la bichromie.
Au contraire, cette source lumineuse diffusait mille teintes, qui s’enrichissaient mutuellement grâce au contraste et à la complémentarité qui n’auraient pas existé s’il n’y avait pas eu de nuages.
L’instant était magique, exceptionnel, irremplaçable.
Vite, nous avons essayé de capter sa splendeur, qui était fugace.
L’exploitation des premiers plans nécessitait des poses adaptées, inhabituelles, voire risquées.
Des bouffées d’adrénaline nous envahissaient pendant que le vent mugissant menaçait de nous arracher du sol.
La beauté du spectacle n’était pas statique. Elle était étonnamment dynamique.
Nous tremblions de froid, de joie, d’excitation. La valeur de l’instant n’était pas seulement dans l’image imprimée sur la rétine, mais aussi dans les frissons du corps.
Était-ce ridicule de réagir ainsi ? Pas du tout !
Était-ce exagéré ? Nullement !
Il est certain que notre comportement était passionné. Et cette passion irrésistible pour le beau a eu l’occasion de s’exprimer grâce à la magnificence créée par la présence des nuages.
Nous voulions être à la hauteur de la belle surprise que les divinités nous ont réservée.
Notre carrosse aussi, frémissait d’euphorie.
Goulûment, il s’imprégnait de la splendeur du crépuscule.
L’instant était mémorable parce qu’il y a eu une lutte, de la persévérance et un triomphe.
En aucun cas, le beau temps n'est la condition sine qua non. Il n'est que le révélateur du degré de vigilance et de finesse du regard. Dans ce contexte, le pari à tenir n'est pas celui de la couleur du ciel, mais celui de la sensibilité rétinienne.
Tags : beau temps, nuage, pluie, Τζιτζιφές, Λουτρό, Παλαιλώνι, Henry Bataille, Αράδαινα, David Roberts, Gustave le Bon, Αγία Ειρήνη, regard
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