La réciprocité sous-entend la nécessité d’un retour. Nécessité parce qu’il est dans l’ordre naturel des choses qu’il en en soit ainsi.

Cependant, la nature même du pari dit que rien n’est gagné d’avance, que cette nécessité pourrait, hélas, faillir !

Le retour n’a de valeur que s’il est spontané. Il est possible qu’il soit souhaité et attendu, mais il ne peut être exigé.

La spontanéité du retour fait écho à celle de la première initiative.

La spontanéité est l’expression du libre arbitre : on agit de plein gré.

Et quand on agit sans aucune contrainte, on agit toujours avec libéralité, généreusement.

Ça, c’est pour la modalité. Reste la question de la temporalité, c’est-à-dire la question de la chronologie. Qui démarre avant l’autre ? Qui agit en premier ?

Le pari est engagé, au moins implicitement, par le premier geste.

La conscience de l’acquiescement s’exprime par la reconnaissance.

Le pari de la réciprocité est inévitable, car l’être humain vit de la gratitude.

Dans notre contexte, c’était la Grèce qui a fait le premier pas. La Grèce était incarnée par un personnage féminin, qui se prénommait Ρένια – PΕΝΙΑ (en français : Rénia).

Ρένια nous offrait l’hospitalité dans sa Βίλα Έλενα (en français : Villa Éléna), qui se trouvait à Παλαιλώνι – ΠΑΛΑΙΛΩΝΙ (en français : Palélôni), en Crète.

Ρένια était donc crétoise.

Comment a démarré le pari crétois ? Il a démarré avant l’heure. Oui, il avait une semaine d’avance.

En effet, sept jours avant la remise officielle des clés, le pari crétois a débuté, tout naturellement. Ce jour-là, nous avons fait une simple visite de courtoisie, pour avoir un petit avant-goût de l’air du coin. Ρένια nous a reçus comme si nous étions des amis de longue date.

Le café de bienvenue s’est prolongé en vin de la fraternité. La préférence locale était pour un nectar à la robe blanche.

Un Crétois ne boit pas sans manger. Or nous étions considérés comme des Crétois. Alors nous avons eu à manger, pour respecter les belles manières du pays.

Ρένια nous a préparé des friands au fromage, qu'elle finissait de cuire devant nous, pour qu'ils soient encore plus appétissants, grâce à la bonne odeur du four tout chaud.

Le cœur fondant était constitué par le fromage crétois tandis que l'enveloppe croustillante était parfumée avec des graines de sésame.

Un Crétois ne fait jamais les choses à moitié.

Le goût salé devait être contrebalancé par un voyage au milieu des douceurs. Ρένια maniait à merveille cette règle de l'équilibre, en nous offrant à présent des fruits confits au miel et fourrés avec des amandes.

 Tout était du « fait maison ».

Nous étions parfaitement conscients de notre privilège, inattendu et immense.

Pourquoi Ρένια nous a-telle réservé un accueil aussi somptueux ?

C'était en raison de l'hospitalité, pratiquée depuis des millénaires sur la terre hellène.

Prendre l'initiative de procurer au visiteur du bien-être.

Être le premier / la première à se rapprocher de l'autre par un geste de bonté.

Sans rien attendre en retour !

En effet, on ne sait rien encore de ce visiteur.

Là est le pari. Car en traitant avec bienveillance le visiteur, qu'on découvre seulement à l'instant, on parie, au moins implicitement, sur le succès du contact qui vient d'être établi.

Le dévouement de Ρένια était bouleversant.

Le jour de la remise officielle des clés, elle nous a offert, encore avec beaucoup de générosité, d'autres friands et d'autres douceurs.

Et après que nous sommes installés dans sa Villa Éléna, la Crétoise nous a conviés à un festin composé de spécialités locales, qu'elle réalisait elle-même, avec ses doigts qui disaient la bienveillance, le talent et la patience.

Car il a fallu rester des heures et des heures devant les fourneaux pour mener à bien toutes les cuissons.

Au sujet de la réciprocité, l’actrice française Isabelle Huppert a déclaré dans les Cahiers du Cinéma :

« Dans la confiance, on se donne mutuellement des ailes. Cette réciprocité est très importante. On est élu par quelqu'un, mais on le choisit aussi. »

La citation est un triptyque. Le volet central nomme explicitement la réciprocité. L'introduction l'évoque par un adverbe, qui est « mutuellement ». La conclusion y fait allusion en utilisant encore un adverbe, qui est « aussi ».

Le triptyque débute en mentionnant l'effet sur le corps et l'esprit : il y a un envol de l'être, de deux êtres désormais en communion.

Le triptyque conclut en insistant sur le fondement, qui est le libre arbitre. La réciprocité est donc un acte éclairé, courageux et intelligent.

Pour reprendre les termes de l'actrice, nous avons « choisi » de ne pas rester insensible à la bonté de Ρένια. Librement, nous avons choisi de lui dire merci, non seulement par des mots, mais encore par un geste plus concret, en l'invitant à un voyage gastronomique, qui la dépayserait assurément.

Aux Crétois, qui sont si fiers de leur huile d'olive, il n'y a pas plus dépaysant que la cuisine au beurre. Nous avons donc offert à Ρένια un repas français, servi à la française, avec le parfum du beurre français.

En entrée, l'assiette de crudités rendait hommage au dressage à la française.

Les toques tricolores ne cessent d'insister sur l'importance du relief dans la présentation. Nous avons tenu à respecter cette esthétique française dès la première assiette.

Puis c'était le tour des verrines de petits pois, encore bien croquants.

Pour leur tenir compagnie, il y avait du chou-fleur, nappé de crème fraîche.

Ensuite, il y a eu le poulet à l'ananas.

Pour diversifier l'accompagnement, l'ananas, rôti au beurre, était servi avec des pommes, elles aussi rôties au beurre.

En guise de dessert, il y a eu un gâteau inspiré d'une recette de l'Île de beauté. En l'occurrence, c'était un gâteau à la banane, coiffé par une glace à la vanille.

La recette exige que le gâteau soit chaud, pour être en contraste avec la crème glacée.

Le tempérament corse se retrouve parfaitement dans ce mélange chaud-froid.

Nous avons découvert ce dessert en mangeant jadis au campus de l'Université de Corte.

Cet historique a tout de suite enchanté nos convives crétois. Eux aussi, ils avaient une histoire à nous raconter : l'histoire de leur froment, de leur farine de qualité, des œufs de leurs poules élevées à l'air libre,...Et voici sous quelle forme ils ont présenté leur histoire :

Une histoire gourmande, donc. Une histoire extrêmement gourmande.

Les plaisirs de la table stimulent la joie de vivre.

Tandis que certains nappages montraient un sourire, d'autres affichaient une hilarité plus expansive.

Coquetterie du pâtissier, créativité de l'artiste.

Coquetterie du pâtissier, créativité de l'artiste.

La réciprocité engendre la réciprocité. L'encouragement mutuel crée un cercle vertueux.

Le soir même où le repas à la française lui était servi, Ρένια a accompli à son tour le geste de la réciprocité. Puis elle l'a prolongé, amplifié et embelli en suivant son instinct de femme crétoise.

En effet, quatre jours après, elle nous a présenté un poète, qui semait ses rimes entre le jasmin et le laurier.

Au raffinement de la gastronomie française, elle a répondu par l'élégance de la pensée crétoise. À un acte du premier degré, elle a répondu par un geste du second degré. Quelle fabuleuse ascension ! C'est là qu'apparaissent les « ailes » dont parlait Isabelle Huppert.

Vive l'envol !

Nous nous laissions porter par l'euphorie de la réciprocité.

À trois reprises, Ρένια a agi en premier. Sa bonté était exceptionnelle.

Il est compréhensible que nous voulions être dignes d'une telle sollicitude.

C'est pourquoi nous avons offert à nos amis crétois un autre voyage culinaire, cette fois-ci en Indochine.

Et parce que la réciprocité est à la fois gratitude, liberté et générosité, nous avons proposé au poète de se joindre à nous dans cette excursion gastronomique, en Extrême-Orient. Avec promptitude, il a accepté notre invitation.

Sur la photo, le poète se trouvait sur l'unique chaise à droite. Sur l'autre côté, il y avait deux chaises. Celle qui était vide était destinée au Capitaine, qui était en train de prendre la photo. Le mousse, lui, était debout entre Ρένια et l'adjoint de celle-ci.

Trois escales étaient prévues. D'abord, il y avait la soupe de crevettes, parfumée avec le basilic du jardin. Puis, des rouleaux de printemps frits étaient servis avec de la menthe fraîche. Enfin, il y avait des bananes au rhum, flambées puis nappées de chantilly.

Ce qui était exceptionnel dans cette soirée, ce n'était pas le plaisir de la dégustation, mais celui de la cogitation ou de la contemplation, grâce à l’œuvre du poète. Tout de suite, il a accompli le geste de la réciprocité, à sa manière, c'est-à-dire au second degré.

Sensible aux belles manières du poète, le Capitaine restituait à celui-ci la trace sonore du recueil de poèmes :

Grâce à l'outil numérique, la lecture se faisait instantanément dans la langue de Molière et non plus dans celle d'Homère.

Comme le poète était heureux d'entendre ses vers avec des sonorités nouvelles !

Dans la joie qui illuminait son visage, il y avait la gratitude pour le lecteur improvisé.

Librement et avec aisance, chacun a accompli le geste de la réciprocité.

Une multitude de réciprocités fleurissait et transformait la table des gourmets en cercle littéraire.

Les Crétois sont réputés pour leur obstination. En l’occurrence, Ρένια et le poète se sont entêtés à nous remercier pour les voyages culinaires que nous leur avions offerts. Il y aurait donc deux chefs crétois pour une même table, celle de l'au revoir. La voici :

Toutes les contributions étaient déposées sur la table commune. Chacun se servait librement, selon son inspiration.

La photo montre deux personnages qui n'ont pas encore été présentés.

L'homme qui se tenait debout était un Crétois d'adoption. Il était né en terre flamande et maîtrisait parfaitement la langue française. Sur la photo, il ressemblait à un chef d'orchestre qui battait la mesure. Dans sa main droite, il ne tenait pas une baguette, mais une spatule. Une spatule de boulanger. Car l'un de ses domaines de prédilection était la viennoiserie. Le repas français qui a eu lieu à la Villa Éléna a provoqué en lui un choc émotionnel. Et depuis, il nous procurait chaque jour un pain fait de ses propres mains, selon un procédé français. Le désir de réciprocité le transformait en pédagogue, pour expliquer son savoir-faire au Capitaine.

L'autre personnage sur la photo était une Crétoise qui venait de perdre son gagne-pain. Ρένια l'a invitée à se joindre à nous pour oublier le triste événement. L'infortunée n'était pas venue les mains vides. En plus de son doux sourire, elle a apporté une constellation d'étoiles, au cœur comestible, divinement savoureux :

La réciprocité fait scintiller la gratitude.

La réciprocité est plus dans la sincérité de l'élan du retour que dans l'exactitude de l'équivalence.

La réciprocité permet la mise en commun.

Le séjour crétois montre que le pari de cette mutualisation est extrêmement gratifiant.

La réciprocité donne sens à la vie, l'embellit et la magnifie.

Savoir reconnaître ce qui est exceptionnel.

Savoir apprécier le cadeau providentiel.

Savoir dire merci à la vie.