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Le chant du silence
Le silence est-il une forme d'indifférence ?
La végétation crétoise s'enveloppe volontiers du silence pour ne pas interférer dans les délibérations du promeneur.
Le silence est alors une marque de respect.
C'est une manière d'être qui honore la liberté.
Ce buisson, apparemment impassible, regardait notre carrosse avancer cahin-caha sur une route jonchée de pierres et trouée par de nombreuses crevasses :
Le relief tourmenté du talus était la copie de l'état de la chaussée.
Où allions-nous ainsi ?
Nous voulions atteindre le sommet d'une montagne, où les Vénitiens avaient érigé une forteresse, que les Crétois nomment Φρούριο Μόντε Φόρτε.
Malgré l'état désespérant de la route, nous nous obstinions à demander toujours plus aux chevaux-vapeur. Puis il a fallu se rendre à l'évidence : ce chemin, trop chaotique, trop disloqué, trop périlleux, n'était pas pour nous. Il fallait faire demi-tour et abandonner l'ascension.
À ce moment-là, sur le bord de la route, dans la lumière argentée de l'après-midi, une présence était témoin de notre revirement :
Son apparence hirsute nous faisait prendre conscience que nous étions tristement empêtrés. La pointe acérée de ses piquants nous prévenait que la folle aventure pourrait transpercer les chambres à air, nos chaussures et notre chair.
Le silence interpelle notre lucidité. Il sollicite notre sens des responsabilités.
Le chant du silence donne du courage pour faire face à la réalité, aussi dure soit-elle.
Dans d'autres circonstances, le silence du végétal pouvait se revêtir du charme élégiaque. Voici le crépuscule à Σίτανος – ΣΙΤΑΝΟΣ (en français : Sitanos) :
On pourrait se croire en Toscane, avec l'élégante silhouette des cyprès, et l'herbe tendre que caressait la douce lumière du couchant. Non, nous étions bien en Crète, dans la partie orientale de l'île.
Pas de voiture qui circulait, à part la nôtre, qui était à l'arrêt, au moment de la photo. Aucun bruit de moteur. Aucun chien qui aboyait. La brise circulait, sans se faire remarquer par l'ouïe, seulement pour flatter l'épiderme.
Le chant du silence était un adagio.
La partition du silence comportait deux registres.
Le registre supérieur, que nous venons de savourer, concernait tout ce qui se passait à hauteur d'homme.
Le registre inférieur, qui servait de contrepoint au précédent, se rencontrait sous les frondaisons, près de l'humus :
La pénombre ne rendait pas caduc le silence. Au contraire, elle le vivifiait en le dotant d'une agréable fraîcheur.
Le chant du silence apparaissait comme la sublimation d'une « symphonie pastorale ».
Dans la Symphonie Pastorale de Beethoven, un ouragan éclate au quatrième mouvement. Les timbales font entendre le roulement du tonnerre.
L'épisode orageux avait son équivalent dans le chant du silence à Σίτανος. Voici comment la Nature a mimé l'orage en respectant le mode silencieux :
Les formes ébouriffées faisaient penser au chaos causé par l'ouragan.
L'ocre brun, porté par des pièces florales au bord tranchant, contrastait fortement avec la douceur de la couleur verte ambiante. L'orage éclatait par l'intermédiaire du choc chromatique, qui restait silencieux mais éloquent.
Les Symphonies de Beethoven sont couronnées par l'Hymne à la joie. Le chant du silence en Crète avait-il son Hymne à la joie ? Regardez donc :
La couleur éclatante des fruits de l'arbre était un Hymne à la joie.
La prospérité du jardin était un Hymne à la joie.
Le jardin appartenait à l'église appelée Nαός Αγίων Απόστόλων (littéralement : Sanctuaire des Saints Apôtres). L'édifice religieux était tout proche de Λιθίνες – ΛΙΘΙΝΕΣ (en français : Lithinès), où nous avons élu domicile en ce début de décembre.
Ce Sanctuaire des Saints Apôtres existe depuis douze siècles. Jadis, il n'était pas silencieux. À présent, il l'est, à causse des vicissitudes de l'Histoire. Mais son jardin demeure florissant. Et malgré l'adversité, un chant du silence, qui est un Hymne à la joie, s'élève de ce jardin.
L'Hymne à la joie de la Neuvième de Beethoven célèbre la fraternité universelle.
Le dixième vers du poème chanté déclare :
« Alle Menschen werden Brüder »
« Tous les humains deviennent frères »
Le jardin du Sanctuaire des Saints des Apôtres n'avait pas de clôture. Tous ceux qui voulaient pouvaient y entrer et goûter le fruit de la prospérité, librement. L'égal accès à ce fruit de la prospérité était une déclaration de l'universalité de la fraternité.
C'est donc à double titre que le chant du silence, qui émanait du jardin du Sanctuaire des Saints Apôtres, était un Hymne à la joie.
Mieux que le végétal, le minéral sait garder le silence. Sans doute, parce que celui-ci parvient à résister au vent mieux que celui-là.
Dans ces conditions, y a-t-il aussi un chant du silence avec le minéral ?
D'ordinaire, la roche est silencieuse. Elle l'est même depuis toujours. Cela signifie-t-il qu'elle n'a rien à dire ?
Elle ne fait pas de bruit, pas de geste. Mais elle change de couleur. Voici la teinte d'une fin d'après-midi :
Nous étions à Ζήρος – ZΗΡΟΣ (en français : Ziros), dans la partie orientale de la Crète.
La vibration chromatique tenait lieu de vibration sonore.
L'ocre s'apprêtait à virer du jaune au rouge. Le chant du rougeoiement émergeait de la roche, sur le mode allegretto.
La joie était silencieuse, mais ô combien délicieuse et raffinée.
Le silence de la roche était polyphonique, donc polyvalent. Il savait aussi exprimer ce qui était grave, dramatique, déchirant.
Voici la tonalité d'une forte émotion, sur la route entre Καρύδι – ΚΑΡΥΔΙ (en français : Karidi) et Αδραβάστοι – ΑΔΡΑΒΑΣΤΟΙ (en français : Adravasti), dans la partie orientale de l'île :
Capable d'empathie, le silence de la roche était tel une complainte.
Le chant plaintif servirait d'exutoire à la peine de cœur.
Puis quand le chagrin devenait insupportable, l'être souffrant fondait en larmes.
La roche silencieuse savait aussi fondre en larmes. Toujours de manière silencieuse.
Le liquide lacrymal de la roche crétoise avait la même teinte que la pierre d'origine.
Continuité organique, continuité chromatique.
Quand le tragique atteignait son paroxysme, la roche s'assombrissait et seul le chant du silence pouvait prétendre à être celui de la descente dans l'abîme.
Ce silence de la détresse nous a empoignés quand nous avons contemplé la baie de Μαγατζέδες – MΑΓΑΤΖΕΔΕΣ (en français : Magatzédès), à l'extrémité Est de l'île. Voici ce spectacle de la densité, qui mettait chacun face à son destin :
Le regard était tourné vers le couchant. L’astre solaire fronçait les sourcils. La mer déployait le kaléidoscope de ses profondeurs.
Aucun bruit. Même pas le souffle du vent.
Le chant du silence était comme la matrice du chant funèbre que Brahms a composé pour son ami, le peintre Anselm Feuerbach. Le poème mis en musique par Brahms commençait par ces mots :
« Auch das Schöne muß sterben ! »
Même la beauté doit mourir !
La Nature en Crète proclame la même vérité, mais avec la délicatesse du silence.
Par son aptitude à être en phase avec la gravité des circonstances, le chant du silence s'accorde avec chaque moment-clé de l'existence. Voici une pierre restée silencieuse depuis des siècles :
Elle se trouvait sur le flanc Sud-Ouest d'un sanctuaire à Ετιά – ETIA (en français : Étia), dans partie orientale de la Crète.
L'image centrale était un personnage féminin, au visage encore très jeune. Juste au-dessus de la tête, apparaissaient ces mots :
Ο ΘΕΟΛΟ
ΓΟΣ
Rétablies sur la même ligne, ces lettres donnent : Ο ΘΕΟΛΟΓΟΣ. Avec les minuscules, on obtient : Ο θεολόγος (littéralement : le théologien).
C'était le surnom donné à l'écrivain du quatrième récit de la Bonne Nouvelle.
L'écrivain était donc Jean.
Le récit de la Bonne Nouvelle selon Jean résonne par ces mots :
Καὶ ὁ λόγος σὰρξ ἐγένετο καὶ ἐσκήνωσεν ἐν ἡμῖν
ΤΟ ΚΑΤΑ ΙΩΑΝΝΗΝ ΕΥΑΓΓΕΛΙΟΝ. Kεφ. α’. Στίχος ιδ’
La Parole est devenue chair ; elle a fait sa demeure parmi nous
Bonne Nouvelle selon Jean. Chapitre 1. Verset 14
Le texte grec parle de la nécessité d'un réceptacle de la chair, qui permet l'immersion dans la condition humaine.
Le sculpteur a illustré le verset en insistant sur le volume du ventre maternel.
Le réalisme du ciseau de l'artiste montre la main gauche qui suit attentivement les mouvements intra-utérins.
La pierre était silencieuse, mais elle n’était pas muette. En effet, elle disait les vibrations des plis de la robe.
La pierre ne faisait pas de bruit, mais elle parlait des tressaillements du fœtus dans le ventre de sa mère.
Le chant du silence était celui d'une heureuse maternité.
Sur les murs de l'église à Ετιά – ETIA, le silence chantait une bénédiction.
Chaque jour, la Crète nous offre son chant du silence, qui est celui du bonheur.
Voici une image du bonheur à Καλοί Λιμένες – KAΛΟΙ ΛΙΜΕΝΕΣ (en français : Kali Liménès), sur le rivage Sud de l'île :
Un cadre paisible. Pas de voiture, ou presque pas. Le bruissement des vagues effleurait le silence sans le dénaturer. La vie, lumineuse, chantait la générosité.
Au milieu du silence, nous ressentions pleinement notre condition de privilégiés.
Le privilège de faire corps avec le cosmos crétois, sans tumulte, sans agitation, sans frivolité.
Grâce au silence, l'imprégnation est plus profonde. Et l’attachement, plus grand.
Le silence nourrit, rassasie, épanouit.
Le silence n'est pas immobile. Il est mouvant. Il est la vie qui se meut insensiblement, sans rupture, sans douleur.
Le silence n'immobilise pas. Il convie toujours à un voyage, même jusqu'aux extrémités du monde.
L’âme crétoise est favorable aux rêveries élégiaques, à l’instar de ce double promontoire qui s’étirait nonchalamment dans la mer, à Κάτω Ζάκρος – ΚΑΤΩ ΖΑΚPΟΣ (en français : Katô Zakros), sur le flanc Est de l’île :
Le silence nous enrichit de ses nuances et de ses subtilités.
Ce n'est que dans le silence que nous avons pu embrasser toute la splendeur de la Crète. Et ce n'est que dans le silence que nous réalisons à quel point nous aimons cette île.
Tags : Silence, chant, Beethoven, Σίτανος, Λιθίνες, Ζήρος, Καρύδι, Μαγατζέδες, Brahms, Anselm Feuerbach, Ετιά, Jean 1 : 14, Καλοί Λιμένες, Κάτω Ζάκρος
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