• Le bâton de la dégustation

    Comment est-il ? Il est polymorphe, polyvalent et polysémique.

    Le voici, dans sa forme populaire :

     

    Le bâton de la dégustation

     

    Il était fourni par l’origan. Il servait à parfumer le poulet rôti.

    Nous l’avions trouvé en bordure de notre chemin de randonnée.

     

    Le bâton de la dégustation

     

    C’était à Σύμη – ΣYMI (en français : Symi), pendant notre exploration de la colline qui se trouvait au Sud de la baie.

    La lumière du soleil couchant faisait de la cueillette un pur moment d’enchantement.

    Nous avions la main enhardie et l’esprit enthousiaste parce que nous venions de bénéficier d’une excellente pédagogie.

    Notre pédagogue en matière d’origan était Jean-Michel.

    Nous avons rencontré Jean-Michel pour la première fois à Σέριφος – ΣEPIΦOΣ (en français : Sérifos).

    Voici le Zeph à Σέριφος – ΣEPIΦOΣ :

     

    Le bâton de la dégustation

     

    Le Zeph avait son museau dirigé vers l’Est. Son flanc droit, qui s’appuyait sur le quai, pourrait même s’y écraser et se disloquer quand le meltem, qui viendrait du Nord, se déchaînerait.

    C’est pourquoi le Zeph ne cessait de lorgner l’emplacement qui se trouvait juste devant lui, sur le quai perpendiculaire, et qui était occupé par un Bavaria 40, doté d’une éolienne blanche et d’une ancre rouge.

    Le capitaine de ce bateau s’appelait Jean-Michel.

    Le soir de notre arrivée, Jean-Michel, qui faisait sa passeggiata, s’est approché du Zeph pour lier conversation avec le Capitaine de celui-ci. C’était au cours de cet échange que Jean-Michel a comblé nos vœux en nous disant que nous pourrions prendre sa place, tôt le lendemain matin.

    Nous nous sommes levés tôt le lendemain matin, de peur que quelqu’un d’autre ne s’empare de la place libérée par Jean-Michel.

    Le voici qui passe devant le Zeph :

     

    Le bâton de la dégustation

     

    Le Bavaria 40 de Jean-Michel était encore reconnaissable à son éolienne blanche et à son ancre rouge. Jean-Michel portait une veste rouge. Quant au Zeph, il était facilement identifiable grâce au linge qui pendait à ses filières, de bon matin.

    Nous avons revu Jean-Michel quatre jours plus tard, à Σίφνος – ΣIΦNOΣ (en français : Sifnos). Cette fois-ci, le plus à craindre, c’était le comportement chaotique des bateaux et non pas l’humeur fantasque d’Éole. C’est pourquoi nous avons demandé à Jean-Michel de jeter de temps à autre un œil sur le Zeph pendant nos randonnées lointaines. De bon cœur, Jean-Michel a accepté de nous rendre ce service de surveillance. Et pour signifier qu’il s’en est acquitté consciencieusement, il nous a fait don d’un brin d’origan frais, en souvenir de la conversation qu’il avait eue avec le Capitaine du Zeph sur les plantes aromatiques.

    Nous avons gardé ce brin d’origan frais comme une relique. Et c’est ce brin d’origan qui nous a conduits vers des tiges plus turgescentes à Σύμη – ΣYMI.

    La turgescence faisait que les pièces florales récoltées étaient des petits bâtons fleuris, qui embaumaient drôlement la dégustation.

    Du grand chef Joël Robuchon, le mousse a appris qu’il fallait torréfier les épices pour qu’elles exhalent pleinement leurs effluves. Le mousse a suivi ce conseil en associant le bâton d’origan et la feuille de laurier.

     

    Le bâton de la dégustation

     

    Ce jour-là, il fallait préparer une garniture de légumes pour accompagner des crevettes.

    Après l’étape préliminaire du bâton d’origan, nous avons continué avec un légume à cuisson longue : la pomme de terre.

     

    Le bâton de la dégustation

     

    La forme émincée permettait de réduire le temps de cuisson approprié tout en favorisant l’imprégnation du parfum des aromates dans la chair de la pomme de terre.

    Puis c’était le tour des carottes et des tomates, dans cet ordre, pour prendre en compte la consistance de chaque matière.

     

    Le bâton de la dégustation

     

    Finalement, les crevettes ont fait leur entrée en scène :

     

    Le bâton de la dégustation

     

    Elles devaient être cuites à point, pas au-delà, pour que le léger reliquat de fermeté de leur chair produise le goût si délicieux du croquant.

    Ce jour-là, l’inspiration était française. Alors les crevettes étaient nappées de crème.

    Le bâton d’origan a initié un voyage gastronomique qui démarrait en mer Égée et qui aboutissait en Normandie. L’exotisme à l’envers était encore source de plaisir, à l’instar de l’exotisme dans la direction habituelle.

    Le bâton de la dégustation faisait le bonheur et la fierté du Zeph. Dans quel sens faudrait-il le dire : « le bonheur et la fierté » ou « la fierté et de bonheur » ?

    Le bâton de la dégustation était et est toujours une signature du Zeph. L’existence de ce bâton, son fonctionnement et son efficacité rendent le Zeph heureux. Ce bonheur, si pur et si beau, se suffit à lui-même. C’est le point de vue intrinsèque.

    Quant au point de vue extrinsèque, il proclame que le bâton de la dégustation est le symbole de l’autonomie, de l’indépendance et de la liberté du Zeph. D’où le sentiment de fierté.

    Voyons dans le détail :

    Autonomie, car le Zeph est capable se suffire à lui-même pendant une semaine, voire dix jours en haute mer, en préservant rigoureusement la qualité diététique de l’alimentation.

    Indépendance, par rapport aux tavernes, à leurs menus stéréotypés, à leur bon vouloir tyrannique, à leur rapacité mal déguisée.

    Liberté, pour manger à l’heure que nous voulons (même quand les tavernes ne servent plus), dans la position que nous voulons (assise ou couchée), avec la lumière que nous préférons, c’est-à-dire la pleine clarté, pour pouvoir admirer l’assiette et son contenu, et non pas dans la pénombre ou l’obscurité, comme c’est la mode actuellement sur les rivages de l’Hellade.

    La fierté se définit dans le regard porté vers autrui et rendu par autrui.

    De façon justifiée et légitime, le bâton de la dégustation était le bâton de la fierté du Zeph. Et c’est ainsi qu’il lui est arrivé d’être le bâton de la discorde.

    La mésaventure a eu lieu à Λειψοί – ΛΕΙΨΟΙ, où nous avons rencontré Jean-Michel pour la troisième fois.

    Ce n’était pas Jean-Michel qui était à l’origine de la mésaventure, mais le Grec qui l’accompagnait.

    Le Zeph venait de finir son amarrage. Tout de suite, Jean-Michel nous a reconnus. Et comme à son habitude, il nous faisait part de ce qu’il y avait de mieux, selon lui, selon ses goûts, selon son porte-monnaie. C’est alors qu’il nous disait qu’il était très satisfaisait de la prestation du Grec, qui était restaurateur.

    Voici le restaurant tenu par le Grec :

     

    Le bâton de la dégustation

     

    L’établissement se trouvait à mi-chemin entre le port et la cathédrale qui dominait celui-ci. Au-dessus de la porte bleu vert et sous le balcon beige clair, figurait le nom du restaurant. En lettres noires sur fond blanc, étaient écrits ces mots :

    οι γεύσεις

    του Μανώλη

    En français :

    les saveurs

    de Manôlis

     

    Le Grec s’appelait donc Μανώλης – ΜΑΝΩΛΙΣ (translittération : Manôlis). Il vantait sa cuisine savoureuse, aux mille et une saveurs. Il avait raison de faire de la publicité pour lui-même.

    Les saveurs concoctées par Μανώλης – ΜΑΝΩΛΙΣ avaient-elle un coût ?

    Jetons un coup d’œil sur la carte qui était écrite à la craie blanche sur un panneau noir et qui était présentée à hauteur d’homme.

    En général, le sujet de fierté se place en haut de la liste.

    Ici, tout en haut de la liste, on pouvait lire :

    SPECIALS OF THE DAY

    FRESH FISH 45,00/kg

     

    En français :

    SPÉCIALITÉS DU JOUR

    POISSON FRAIS 45,00/kg

     

    Jean-Michel nous a parlé de la table du restaurateur grec parce que Jean-Michel ignorait tout du bâton de la dégustation à bord du Zeph.

    Sur le quai, nous avons écouté poliment l’invitation du Grec. Mais le soir venu, nous n’avons pas franchi la porte de son établissement.

    Nous n’avions fait aucune promesse, nous n’avions prononcé aucun serment. Et pourtant, le lendemain de notre arrivée sur l’île, le Grec a fait une vilaine scène au Capitaine qui passait devant le restaurant.

    L’incident était très fâcheux, mais l’autonomie, l’indépendance et la liberté demeuraient pour nous des valeurs inaliénables, dont le bâton de la dégustation était un chouette symbole.

    Il est arrivé que le bâton de la dégustation prenait une autre forme. Voici l’une de ses apparences de prédilection :

     

    Le bâton de la dégustation

     

    Pour cette cuisson du saumon, nous avons utilisé du basilic frais, sous forme de feuilles mais aussi de tiges.

    Pourquoi ne pas se contenter des feuilles ? Les tiges ne seraient-elles pas plus dures à mâcher ? Sans doute, mais il existe un principe auquel tiennent beaucoup les chefs étoilés français : celui de l’usage intégral du produit, sans en négliger aucune partie.

    La lignification a transformé les frêles tiges de basilic en bâtons robustes, non dépourvus de vertus gustatives et thérapeutiques.

    La chair du poisson se parfumait à feu doux aussi bien en présence des bâtons de basilic qu’avec des feuilles du même basilic.

    Le bâton d’origan avait une genèse. Était-ce aussi le cas pour le bâton de basilic ? Certainement.

    L’histoire de ce basilic a commencé à Πάτμος – ΠΑΤΜΟΣ (en français : Patmos), l’île où a été rédigé le dernier livre des Écritures grecques chrétiennes.

    Sur le chemin de la randonnée en direction du village perché, que les insulaires avaient coutume d’appeler Χώρα – ΧΩΡΑ (translittération : Khôra), nous avons repéré chez une fleuriste un basilic sur pied, de fort belle allure et qui valait huit euros. Nous avons demandé à la Grecque de nous le réserver. Nous repasserions dans la soirée, après la randonnée, pour le récupérer.

    De chez la fleuriste au bateau, il fallait marcher une bonne demi-heure.

    De plus, ce soir-là, le vent soufflait fort, très fort.

    Pour éviter que la violence du vent ne casse les branches, le Capitaine, qui a pris la responsabilité de porter le basilic, a évité les quais dégagés et s’est faufilé dans les ruelles, bénéficiant ainsi de la protection des bâtiments.

    Le voici qui arrivait sur la grand-place devant le bâtiment des gardes-côtes :

     

    Le bâton de la dégustation

     

    Le Capitaine marchait vite, pour réduire le temps d’exposition de la plante aux frasques du vent. Le mousse, lui, ne pouvait que courir derrière.

    Malgré les difficultés de la prise de vue, on voit que des feuilles dépassaient largement le sommet du crâne. C’est dire la très belle hauteur du basilic, qui en faisait presque un arbuste. De cette opulence découlait une lignification accélérée, qui, elle-même, facilitait la formation des bâtonnets.

    Le bâton d’origan et le bâton de basilic étaient comestibles.

    Le bâton de la dégustation pouvait très bien entrer en scène sans être comestible. En voici une illustration :

     

    Le bâton de la dégustation

     

    Les deux brins de romarin frais ne manquent pas d’attirer le regard. Ils apportaient un supplément de goût tout en étant eux-mêmes comestibles. Mais à ce niveau du discours, la photo a surtout pour but d’introduire les deux bâtons de bambou. Ceux-ci servaient à retourner délicatement la daurade, sans la heurter, sans la percer, sans l’égratigner.

    Soit dit en passant, cette daurade nous a coûté à l’achat 3€, ce qui faisait un prix de 7,5€ le kilo. Vous pouvez à présent comparer avec le prix du poisson frais chez Μανώλης, le restaurateur grec qui a eu l’étrange discourtoisie de demander des comptes au Capitaine.

    Mais revenons aux bâtons de bambou, qui étaient un cadeau de la terre natale du mousse. Ils étaient très pratiques pour surveiller la cuisson des beignets de calamar :

     

    Le bâton de la dégustation

     

    Ils permettaient d’isoler chaque beignet et de le retourner régulièrement sans agresser la pâte.

    Chaque anneau coûtait 8 centimes à l’achat, avant de devenir croustillant à souhait et terriblement savoureux.

    Cette nourriture de qualité, qui était proposée à la dégustation, avec des prix très, très raisonnables, provenait d’un centre de ravitaillement situé à Eρμούπολη – EPMOYΠΟΛΗ (en français : Ermoupoli), la capitale de l’île appelée Σύρος – ΣΥΡΟΣ (en français : Syros).

    Eρμούπολη signifie littéralement « Ville d’Hermès ».

    C’est pourquoi dans le hall d’entrée du centre de ravitaillement, se trouvait une évocation du messager des dieux. Voici cette évocation, extrêmement intelligente :

     

    Le bâton de la dégustation

     

    Il s’agissait de la sandale ailée du dieu facilitateur des échanges, dont faisait partie le négoce.

    À l’endroit où la cheville se plie, l’artiste a installé une multitude de bâtonnets, qui étaient autant de répliques en miniature de l’axe de rotation.

     

    Le bâton de la dégustation

     

    Le grand nombre de bâtonnets évoque la souplesse de l’articulation. À son tour, cette souplesse représente la prospérité du commerce, et donc la grande facilité d’accès aux produits si agréables à déguster.

    Les bâtonnets facilitateurs de la dégustation, qui surgissaient de la sandale ailée, proclamaient que le plaisir de la table s’épanouissait sous la tutelle du dieu de l’échange.

    Le bâton de la dégustation est un bâton de la prospérité matérielle, mentale et affective.

    Prospérité matérielle, car il faut avoir les ingrédients au complet.

    Prospérité mentale, parce qu’il faut être inspiré.

    Prospérité affective, parce le bâton de la dégustation ne fonctionne que lorsque l’on se sent aimé et aimant.

    Le bâton de la dégustation est toujours à l’œuvre à bord du Zeph, car celui-ci se porte comme un charme depuis qu’il se trouve en mer Égée.


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