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Le balcon posé sur la mer (39) entre Πάτμος et Σάμος
Le matin du départ de Πάτμος (transcription : Patmos), il régnait une grande agitation autour du Zeph. À commencer par le bout de quai qui a offert au Zeph une position stratégique extrêmement convoitée. En effet, au moment où le Capitaine inspectait les amarres, sans qu’il y ait encore le moindre signe qu’elles allaient être lâchées dans très peu de temps, un Grec, qui a deviné la suite, s’est présenté pour s’assurer que nous nous apprêtions à partir. Nous n’avions aucune raison de ne pas confirmer son pressentiment.
L’approche du Grec soulève quand même plusieurs questions. À ce moment-là, le soleil venait seulement de se lever : c’était donc très tôt le matin, surtout pour la plupart des insulaires qui avaient veillé jusqu’à tard dans la nuit pour bien profiter de la fraîcheur qui descendait de la voûte étoilée. C’était donc très tôt le matin, et le Grec était déjà aux aguets !
Autre question : comment le Grec savait-il que ce matin-là, il fallait qu’il se mette aux aguets ? En effet, jusqu’à la veille, personne ne savait que nous avions pris la décision de partir ce matin-là, et de bonne heure, en plus. Personne, même pas la capitainerie, qui était habituée à ce que nous prolongions sans cesse notre séjour, et toujours à la dernière minute, à cause du caractère extrêmement changeant du vent. Ce matin-là, nous aurions pu très bien prolonger, pour la quatrième fois et encore à la dernière minute, notre séjour. Donc personne n’a pas donné l’alerte au Grec pour que ce matin-là, celui-ci se mette dans la position du guetteur. Autrement dit, le Grec a toujours occupé cette position de guetteur : il a été missionné pour nous surveiller nuit et jour, inlassablement. Il était le pion qu’utilisait le cerveau mafieux local pour récupérer le bout de quai tant convoité.
Autre question encore : avant de tourner les talons pour repartir dans la direction d’où il était venu, le Grec a dit, non sans balbutier : « I am of the port authority » (en français : Je suis de l’autorité portuaire »). Huit jours plus tard, pendant que le mousse faisait des photos de la fontaine ottomane sur la Grand’Place de Χίος (transcription : Khios), il a été tenu d’expliquer son activité de l’instant à un Grec qui s’est présenté avec ces mots : « I am from the police » (en français : Je suis de la police). Tout de suite après avoir dit son statut, le Grec de Χίος a montré sa carte professionnelle. Le Grec de Πάτμος, lui, ne nous a montré aucun papier officiel. Peut-être que ce qu’il disait concernant son statut était vrai. Peut-être aussi que ce n’était qu’une mascarade. En tout cas, le balbutiement n’apportait pas de la crédibilité en sa faveur. Ce qui était sûr et certain, c’était qu’il n’avait pas du tout la conscience tranquille et que le malaise créé par le sentiment de l’intrusion l’a obligé à se justifier, après coup, et non dès les premiers instants.
Autre question encore, cette fois-ci illustrée par la photo suivante :
Au premier plan, sur la gauche, c’était le museau du Zeph, pendant la marche arrière.
Le bateau de l’espion se trouvait devant l’ancre du Zeph.
Le bout de quai convoité apparaissait à droite.
La photo dit la fièvre de l’impatience à bord du bateau de l’espion.
Mais la photo dit aussi la grande disproportion entre la longueur de l’emplacement libéré et la taille de l’embarcation pressée de rejoindre celui-ci. Manifestement, l’embarcation pressée ne talonnait pas le Zeph pour elle-même, mais pour un « grand frère » qui avait transformé cette partie du port municipal en territoire mafieux.
La grande agitation se voyait encore dans la « montée de la mayonnaise », à laquelle participait efficacement l’afflux d’immenses immeubles flottants.
Voici « l’Austral » de la prestigieuse compagnie Le Ponant, dont le pavillon était français, évidemment :
À l’entrée de la baie, attendait un autre fleuron du savoir-faire français : il s’agissait d’une goélette à quatre mâts, sortie des chantiers navals du Havre. Ce voilier de croisière s’appelait Wind Star.
Le Wind Star était immatriculé à Nassau et arborait le pavillon des Bahamas.
Plus loin encore attendait un très bel oiseau, doté d’un profil aérodynamique extrêmement séduisant. Son nom de famille était Star Clippers. Il battait pavillon maltais :
La photo montre le magnifique oiseau en train de se rapprocher de la forteresse juchée sur les hauteurs, que les insulaires nommaient pompeusement « le Grand Monastère ».
Cette parade, où se déployait une surenchère du luxe, était motivée par l’aura que donnaient à l’île les sonorités du mot « Apocalypse ». Dans l’article « Le balcon posé sur la mer (37) entre Λέρos et Πάτμος », publié le mercredi 17/07/2024, il a été dit que ce mot, qui venait du grec, signifiait tout simplement « Révélation ». Il est manifeste que l’attrait du sensationnel disparaît immédiatement si l’on proclame que Πάτμος est l’île de la Révélation, faite en l’occurrence par le Nazaréen à son apôtre bien-aimé Jean.
À la mise en scène sémantique, s’est ajoutée une mise en scène architecturale, la seconde servant à donner du corps à la première. En effet, le clergé orthodoxe a eu la prétention de géolocaliser avec précision l’ultime Révélation faite par le Nazaréen. Comme il a été dit dans l’article précité, cette géolocalisation abusive, qui débouchait sur l’implantation du Grand Monastère, était un leurre, qui fonctionnait bien, en dissimulant les intérêts du négoce international derrière le paravent de la piété.
L’agitation dans la baie de Πάτμος était suscitée par une supercherie. Ce matin-là, la mer s’est mise à relayer la mauvaise foi des humains. Le Zeph en était passablement secoué. Le Capitaine a dû se contenter de la surface de voile minimale :
Au cours de la seconde partie du trajet, quand l’esprit n’est plus chagriné par la magouille ambiante, la mer aussi s’est mise à offrir son agréable coopération. Toutes voiles dehors, le Zeph s’est approché de Σάμος (transcription : Samos).
Le Capitaine a choisi de s’arrêter sur le rivage Sud, dans la baie qui s’appelait Όρμος Μαραθόκαμπου (littéralement : Baie de Marathokabos). Voici le Zeph amarré en début d’après-midi :
Le museau du Zeph était tourné vers le bâtiment de la capitainerie.
Quand on empruntait la passerelle du Zeph pour aller du cockpit au quai, on prenait la direction de la mer si l’on tournait à gauche, et la direction de la terre ferme si l’on tournait à droite.
Pour les formalités d’enregistrement, nous tournions donc à droite.
Voici ce que nous pouvions voir en chemin :
Un établissement qui servait des rafraîchissements s’était trouvé un nom d’enseigne en s’inspirant du nom que portait le personnage le plus illustre de l’île : Πυθαγόρας (en français : Pythagore).
Pour beaucoup d’entre nous, le nom de Pythagore fait remonter des souvenirs de collège, où était engrangée la propriété géométrique qui établissait une relation métrique caractérisant le triangle rectangle (c’est-à-dire le triangle qui est la moitié d’un rectangle).
L’angle droit est alors inhérent à une telle description du monde.
L’architecture locale abondait en exemples qui magnifiaient l’angle droit. Voici une demeure qui surplombait le port en mettant bien en évidence les lignes horizontales et les lignes verticales, c’est-à-dire en exaltant l’angle droit :
Mais cet hymne à l’orthogonalité possédait un contrepoint dans le jardin qui se profilait à droite de la photo.
Voici le jardin attenant au bâtiment principal :
Manifestement, c’était la ligne courbe qui était maintenant à l’honneur. Et avec la ligne courbe, point d’angle droit !
C’était une illustration du monde préconisé par Pythagore. Le terme grec utilisé par Pythagore pour parler du monde est κόσμος (transcription : kosmos). Le κόσμος pythagoricien est régi par deux principes : l’ordre et la beauté. Et de la fécondation mutuelle entre l’ordre et la beauté, naît l’harmonie.
Voici une manifestation spontanée du κόσμος pythagoricien :
On voit le Capitaine de dos, avec une chemise orangée. Il marchait en direction de la Capitainerie pour y faire l’enregistrement du Zeph. Au premier plan et à gauche, des lauriers énormes exhibaient leurs floraisons. Il y avait une harmonie immédiate entre l’ocre orange de la chemise et le mauve exubérant des lauriers.
Près de l’épaule gauche du Capitaine, on pouvait voir une pancarte avec ces quatre lettres RATA, qui terminaient un mot.
Voici l’affichage complet :
Le mot complet était donc TRATA, en majuscules. En minuscules, c’est τράτα. Dans un premier temps, il se réfère au filet de pêche en forme de cône, qui s’incurve dans les profondeurs marines. Par extension, il désigne le chalutier qui utilise ce genre de filet. Et de façon très pittoresque, il est encore le nom d’une danse traditionnelle. Le dénominateur commun à ces trois définitions est l’enroulement des lignes.
Le panneau publicitaire était du bois peint. À sa droite, étaient suspendus trois poulpes qui séchaient au soleil avant de passer sur le grill. L’art pictural et la réalité biologique s’associaient pour mettre en œuvre une harmonie gustative. L’ordre serait dans la précision de la cuisson et la beauté, dans l’incontournable convivialité.
Car le κόσμος pythagoricien attend une contribution de chacun de nous.
L’harmonie ne saurait s’accommoder de l’indifférence.
Le mousse a vu une grande fresque qui évoquait le mode de vie des gens de conditions modestes sur l’île. Le paysage humain, peint sur le mur, remonterait au début du siècle dernier. Mû par une vive empathie, le mousse s’est placé à côté de ces Grecs qui étaient si dignes dans leur authenticité :
L’enseignement de Pythagore a cette exhortation :
“Οι φίλοι είναι σαν σύντροφοι σε ένα ταξίδι, οι οποίοι οφείλουν να βοηθούν ο ένας τον άλλον να επιμένει στο δρόμο προς μια πιο ευτυχισμένη ζωή”.
En français :
« Les amis sont comme des compagnons de voyage, qui doivent s'entraider pour persévérer sur le chemin d'une vie plus heureuse. »
L’entraide est une notion clé du κόσμος pythagoricien. L’une des manières les plus nobles de l’entraide est le partage du savoir. C’est ainsi que sur le chemin qui menait du Zeph à la capitainerie, plusieurs bibliothèques étaient en libre service sous des frondaisons qui mêlaient réflexion et voyage :
Le cadre conçu pour l’échange avait le souci de l’élégance. On retrouvait la beauté qui était l’un des principes organisationnels du κόσμος pythagoricien.
Nos chers lecteurs ont sûrement remarqué que la citation précédente se terminait en fixant l’objectif d’un bonheur accru.
C’était sans aucun doute dans ce contexte que le poète français Pierre-Sylvain Maréchal a donné le conseil suivant pendant qu’il scrutait les multiples vies de Pythagore :
« Voyageur ! pour connaître les mœurs d'un peuple, regarde à ses aliments. »
Cher poète, c’est ce que nous faisons, jour après jour !
Sur le balcon posé sur la mer entre Πάτμος et Σάμος, nous avons concentré notre esprit sur le craquant du brocoli et du poivron rouge, qui était préservé par la cuisson pour chanter la prospérité du potager grec :
Le balcon posé sur la mer entre Πάτμος et Σάμος était le balcon de la quête d’harmonie.
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