• La Crète et son azur

    Beaucoup d’entre nous, pour ne pas dire tous, pensons que l’azur a un effet libérateur, qu’il ne peut que nous faire du bien.

    En cela, nous rejoignons la pensée de Théodore de Banville qui a écrit dans les Odes funambulesques : « On mourra de dégoût si l'on ne prend pas, de-ci de-là, un grand bain d'azur. »

    Autre vision mentale : la Grèce, avec sa mer et son ciel, ne peut que baigner dans un azur éblouissant.

    C’est vrai. Nous avons vérifié tout cela au cours de notre périple crétois, et plus particulièrement à Λουτρό – ΛΟΥΤΡΟ (en français : Loutro), qui se trouvait sur le rivage méridional de la Crète.

    Voici la magie de Λουτρό – ΛΟΥΤΡΟ :

     

    La Crète et son azur

     

    Nous l’avons découverte il y a quelques décennies, du temps où nous voyagions avec un sac à dos, de bonnes chaussures de marche, une gourde d’eau fraîche et un bâton de randonneur.

    À l’époque, pas de GPS. Par contre, l’œil devait être vigilant pour ne pas perdre de vue les cairns.

     

    La Crète et son azur

     

    Pendant la longue séparation, l’azur était la couleur de notre ombilic crétois. Couleur de la nostalgie, de la survivance d’un souvenir.

    Souvenir d’une eau divinement pure, d’un bleu au-delà de toute espérance.

    Les retrouvailles lors de la dernière saison ont ravivé le même enchantement :

     

    La Crète et son azur

     

    L’azur peut-il être sujet à des variations  ? Est-il capable de changer d’humeur ?

    Regardez : n’était-il pas en train de s’esclaffer, là ?

     

    La Crète et son azur

     

    Pour nous, il semblait rire à pleines dents.

    Mais Stéphane Mallarmé, le poète de l’Absolu, n’aurait pas été de notre avis, lui qui a écrit ces vers :

     De l’éternel Azur la sereine ironie

    Accable, belle indolemment comme les fleurs,

    Le poète impuissant qui maudit son génie

    À travers un désert stérile de Douleurs.

     

    C’est le premier quatrain d’un poème qui en contient neuf.

    Stéphane Mallarmé accuse l’Azur de pratiquer de l’ironie envers un poète en panne d’inspiration.

    L’ironie est une moquerie où le moqueur s’amuse à dire le contraire de ce qu’il veut exprimer.

    L’azur qui regarde l’homme en proie aux douleurs causées par le tarissement de la sève poétique, reste lumineux et semble rire de l’infortune du poète qui a perdu l’indispensable inspiration.

    Dans son éclat, l’azur dit que tout va bien, même pour le poète qui souffre du dessèchement.

    Poème de la déprime, de l’insatisfaction.

    Le poète était insatisfait parce qu’il a mis la barre trop haut : il voulait « l’Absolu », c’est-à-dire la perfection en tout. Démesure. Ύϐρις – YBPIΣ (translittération : hybris), diraient les Grecs !

    Pourtant, la sagesse populaire française a cette parole : « Qui trop embrasse mal étreint ».

    L’esprit mallarméen veut trop embrasser. Alors il étreint mal, ou pas du tout. Ou presque rien, à son avis. Alors il est mécontent, il broie du noir.

    Pendant ce temps, le souffle de Paul Valéry est persuadé que l’azur n’est jamais improductif, malgré l’apparence statique, voire inerte.

    Voici ce que nous pouvons lire sous la plume de Paul Valéry :

    Ces jours qui te semblent vides

    Et perdus pour l’univers

    Ont des racines avides

    Qui travaillent les déserts

    […]

    Patient, patience,

    Patience dans l’azur !

    Chaque atome de silence

    Est la chance d’un fruit mûr!

    [...]

     

    Même dans l’immobilité de l’azur, Paul Valéry voit la promesse d’une fructification.

    Stéphane Mallarmé aurait parlé de stérilité du temps présent et du temps futur.

    Nous ne sommes nullement mallarméens. Au contraire, nous sommes résolument valéryens.

    Et en tant que valéryens convaincus, nous voyons toujours d’un bon œil l’apparition de l’azur, quelles que soient les circonstances, spatiales ou temporelles.

    L’apparente immobilité de l’azur ne nous inquiète pas. Son apparente inertie ne nous tracasse pas.

    Comme Paul Valéry, nous sommes conscients que l’azur ne chôme pas et qu’en son sein paisible, il y a toujours quelque chose en gestation. Il faut seulement donner à l’azur le temps de mener à bien cette gestation. Il faut tout simplement se montrer patients, c’est-à-dire raisonnables, et pourquoi pas, optimistes.

    La façon de faire des Crétois rejoignait le point de vue de Paul Valéry.

    Nous citerons deux exemples, choisis parmi les choses « les plus simples, le plus puissamment simples ». Ces qualificatifs sont empruntés à la conférence intitulée « Inspirations méditerranéennes », que Paul Valéry a prononcée le 24/11/1933.

    Le premier objet « simple », très « simple », se trouvait à Άνυδροι – ANYΔPOI (en français : Anhydri), qui était le point de départ de la randonnée vers l’antique Λισσός – ΛΙΣΣΟΣ (en français : Lissos), en venant de l’Ouest :

     

    La Crète et son azur

     

    L’objet était très simple, puisqu’il s’agissait d’un assemblage de quatre planches verticales. L’usage de la cabine était indiqué par les deux lettres W et C.

    Souvent, les parois sont en bois brut ou peintes en blanc. Ici, elles étaient revêtues d’azur. Comme pour rappeler que le fonctionnement du tube digestif participait à l’ordre au sein du cosmos. L’azur, symbole de liberté, était associé au papillon, symbole de légèreté. En l’occurrence, légèreté du soma, qui venait pour se délester.

    L’agréable surprise n’était pas qu’en façade. Voici la face cachée :

     

    La Crète et son azur

     

    L’azur externe dissimulait une décoration joyeuse et raffinée. De nombreux papillons, en vision directe ou par réflexion du miroir, prenaient leur envol pour susciter un climat d’aisance, au sens figuré comme au sens propre.

    Pour reprendre l’expression de Paul Valéry, c’est l’art qui a fait de ce « simple » abri pour la pudeur un objet « puissamment simple ». L’azur en façade était l’annonce triomphale de cette métamorphose.

    Voici le second exemple qui illustrait la pensée de Paul Valéry :

     

    La Crète et son azur

     

    Il s’agissait d’une jarre crétoise, qui ornait le seuil de notre maison à Σίβας, notre quatrième halte. La jarre, fissurée, était ceinturée avec soin par un fil qui faisait plusieurs fois le tour de la panse, du col et des anses. Elle n’était pas mise au rebut, non pas parce que notre hôte manquait d’argent, mais parce que les Crétois avaient une immense affection pour leurs jarres, même ébréchées ou brisées. Dans la circonstance présente, l’azur apposé en surface recréait l’impression d’unité.

    Ailleurs qu’en Crète, nous n’avons pas vu un tel souci de la conservation des vestiges.

    Le Crétois s’improvisait archéologue attentionné pour leurs objets personnels.

    Une révélation similaire a eu lieu à Λιθίνες – ΛΙΘΙΝΕΣ (en français : Lithinès), notre cinquième halte. Voici l’objet de la surprise :

     

    La Crète et son azur

     

    Le récipient qui contenait la plante était éventré, mais il continuait à offrir ses services, et pour longtemps encore. L’enjeu n’avait aucun rapport avec la disponibilité du porte-feuille. Ce qui importait pour le Crétois, c’était la mémoire, le souvenir des services rendus dans le passé. Et ce passé-là n’irait pas à la poubelle, même s’il était désormais incarné par des objets éreintés.

    Ici encore, l’azur participait à la conservation des vestiges. Physiquement, il offrait encore son giron aux racines, bien que celles-ci croissent de jour en jour.

    Le récipient éventré était un objet « simple », sans grand intérêt. Mais comme il continuait à servir parce qu’il bénéficiait de l’affection de son propriétaire, il devenait « puissamment simple ».

    Dans ce cas encore, l’azur dont était revêtu le récipient éventré affichait sa présence salvatrice en faveur de celui-ci.

    Tout naturellement, le Crétois insérait dans la sphère privée l’azur qui portait chance.

    Nous voilà ramenés à l’étymologie, qui explique les choix faits par l’hôte qui nous accueillait. En effet, l’azur est la couleur du lapis-lazuli, qui est une pierre ornementale, destinée à accompagner des destins exceptionnels.

    À Κριτσά – KPITΣA (en français : Kritsa), qui était la sixième halte du périple crétois, on ouvrait la porte en manipulant des morceaux d’azur.

     

    La Crète et son azur

     

    Sur le trousseau de clé, l’azur avait la forme d’une boule sommitale, de plusieurs cercles concentriques sur chacun des deux yeux gardiens, et d’une multitude de petites sphères qui constellaient le corps de l’éléphant. Grâce à la protection de l’azur, seule la sérénité pouvait pénétrer dans la maison.

    L’azur crétois accompagnait le visiteur du seuil jusqu’à la table de bienvenue.

    À Λιθίνες – ΛΙΘΙΝΕΣ, cinquième étape du parcours, voici ce que nous avons trouvé quand nous sommes entrés dans la maison pour la première fois :

     

    La Crète et son azur

     

    Des pommes bien sympathiques nous attendaient sur un plateau revêtu d’azur.

    Le dessin représentait un café, non pas la boisson, mais le lieu de dégustation.

    Tout en haut, en lettres jaunes, était écrit : καλημέρα (en français : bonjour).

    Qui nous disait ainsi bonjour ?

    La réponse se trouvait juste au-dessous. Dans la pancarte jaune, on pouvait lire :

    ΚΑΦΕΝΕΙΟΝ

    Η

    ΑΓΑΠΗ

     

    Littéralement :

    CAFÉ (l’établissement, et non la boisson)

    L’

    AMOUR

     

    L’établissement qui servait du café nous disait bonjour. Le nom de l’établissement était fort séduisant puisqu’il faisait référence au sentiment le plus noble.

    En définitive, c’était l’amour qui nous saluait. Et l’amour nous souhaitait la bienvenue sur un fond d’azur. Toute la devanture de l’établissement baignait dans l’azur.

    L’azur était la couleur de la paix et de l’amitié.

    Toujours à Λιθίνες – ΛΙΘΙΝΕΣ, l’azur prenait place aussi sur le châssis du lit de la chambre.

     

    La Crète et son azur

     

    Le losange stylisé évoquerait un œil, dont la rétine baignerait en permanence dans l’azur. Le message était clair : le lieu de repos par excellence devait bénéficier d’une quiétude sans faille.

    L’azur évoquait la paix.

    L’azur symbolisait aussi l’évasion.

    Le rêve le plus fréquent est de s’évader en se soustrayant à la pesanteur !

    Les Crétois aimaient suspendre dans les arbres des légumes qu’ils avaient repeints en bleu.

    Voici des calebasses revêtues d’azur, dans le jardin de l’église à trois nefs de Κριτσά – KPITΣA :

     

    La Crète et son azur

     

    Des morceaux de ciel venaient s’unir aux produits de la terre.

    L’azur agissait comme lien unificateur des différentes parties de l’espace. C’était l’harmonie qui en était la finalité.

    À Ιεράπετρα – ΙΕΡΑΠΕΤΡΑ (en français : Iérapétra), les quais étaient bleus sous l’effet conjugué de l’eau de la mer et de la lumière du ciel :

     

    La Crète et son azur

     

    L’eau projetée par les grosses vagues transformait le quai en miroir, qui restituait avec poésie l’azur du ciel.

    L’azur crétois fascinait par sa pureté et son caractère illimité.

    Les jours où il était débarrassé de la poussière de la route, notre carrosse s’adonnait sans modération au jeu de la réverbération.

     

    La Crète et son azur

     

    Nous étions sur la presqu’île qui s’étirait à l’Ouest de Ελούντα – EΛΟΥΝΤΑ (en français : Élounda).

    Tous les éléments qui entraient dans la composition de la photo étaient d’une simplicité confondante.

    Le ciel, l’horizon, la mer, le toit de la voiture : rien n’était sophistiqué dans tout cela.

    Même la chapelle, qui était dédiée à Saint Jean, était elle aussi, toute simple.

    Mais le blanc de l’édifice religieux était d’une grande pureté. Il en était de même de l’azur environnant.

    Mis ensemble, tous ces éléments acquéraient une « puissante simplicité ».

    L’azur est parent de l’infini.

    La pureté est toute proche de la perfection.

    En nous inspirant de Paul Valéry, nous disons que l’azur crétois est une « chance ». C’est-à-dire une bénédiction.

    Guy de Maupassant a écrit : « L’âme a la couleur du regard. L'âme bleue seule porte en elle du rêve, elle a pris son azur aux flots et à l'espace. »

    Une seule couleur véhicule le rêve : l’azur. L’âme baignée d’azur est une âme qui fait du rêve sa raison d’être.

    Nous raffolons de rêves, surtout de rêves d’azur. Car dans l’azur, il y a la conscience de l’illimité, qui se décline sous forme de liberté ou d’évasion.

    Pour le réveillon de Noël à Hράκλειο – ΗΡΑΚΛΕΙΟ (en français : Héraklion), c’était avec grand plaisir que nous avons convié l’azur à notre table.

     

    La Crète et son azur

     

    Pour reprendre l’expression de Guy de Maupassant, cet azur, emprunté « aux flots et à l’espace » crétois, était un excellent augure pour le voyage en 2022.


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  • Commentaires

    1
    Hanabi
    Jeudi 3 Mars 2022 à 08:08

    La photo du quai sous les vagues est très belle. On dirait un tableau peint. Vos textes à tous les 2 sont toujours de grands plaisirs de lecture. A bientôt, je l'espère (ce sera selon les évenements)

      • Samedi 12 Mars 2022 à 20:35

        Le pavement des quais à Ιεράπετρα – ΙΕΡΑΠΕΤΡΑ était tout luisant sous l’effet conjugué de l’eau et de la luminosité. C’est pourquoi il pouvait aisément refléter la mer enjouée et le ciel rêveur. L’absence de contours nets procurait beaucoup de romantisme au spectacle.

         

        L’harmonie des couleurs fait dire au Hanabi qu’il pourrait s’agir d’un tableau peint.

         

        C’est vrai, on y retrouve la lumière chère à Nicolas Poussin.

         

        Nous avons découvert ce site par hasard, lors d’une migration d’Ouest en Est sur la côte méridionale. Nous sommes arrivés juste au moment où le ballet des vagues atteignait son apogée.

         

        L’émerveillement qui ne nous a plus quittés depuis cet instant nous incitait à revenir à ce lieu chaque fois que nous savions que le vent d’Est se déchaînait.

         

        L’endroit était tout proche de la maison où avait logé Napoléon quand il était en route pour l’Égypte.

         

         

        RP

         

         



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