• Le refus de l'oubli

    Le jour de notre passeggiata sur l'île de Πόρος – ΠΟΡΟΣ, une vedette insolite a traversé la baie d'Ouest en Est, devant le Zeph tout hébété. Voici le puissant bateau à moteur, une fois amarré :

     

    Le refus de l'oubli

     

    La vedette était surprenante par sa couleur vert foncé, mais encore plus par son nom : CAN'T REMEMBER.

    Il est vraisemblable que le groupe verbal soit à la première personne du singulier :

    (JE) NE PEUX PAS ME SOUVENIR

    En raison du contexte luxueux, cette déclaration se voulait solennelle.

    Sur quel ton se faisait la proclamation de la défaillance ? Sur le ton neutre du constat, sur le ton affligé du regret, ou sur le ton triomphant de la fierté ?

    Les puristes de la langue de Shakespeare insistent sur la nuance entre les deux auxiliaires « Can » et « May ». Celui-ci se réfère à une autorisation, celui-là a trait aux capacités naturelles.

    Dans le cas présent, la vedette vert foncé faisait savoir à tout le monde son incapacité à se souvenir. Son passé, récent ou lointain, sombrerait dans la nuit noire de l'oubli.

    Devrait-on guérir de cette incapacité ? Le pourrait-on ?

    Les lettres étaient écrites avec la couleur mauve de la lavande. Avec la lumière du jour, c'était très élégant.

    Mais à la tombée de la nuit, que resterait-il de cette mise en scène scripturale ? Ceci :

     

    Le refus de l'oubli

     

    Tout était noyé dans une obscurité envahissante.

    Le nom était à peine discernable.

    Bien sûr, c'était voulu par le metteur en scène, qui n'avait orienté aucun éclairage en direction du nom.

    Tout se brouille dans l'amnésie, tout s'y perd, tout s'y disloque.

    Sept semaines auparavant, la question de la difficulté de se souvenir nous a été soumise. Voici le texte qui en parlait :

     

    Le refus de l'oubli

     

    Μητέρα

    Εμείς εδώ μόνοι,

    πνιγμένοι στο πικρό νερό των θρήνων

    σ'αναλογιζόμαστε και οραματιζόμαστε

    πως μας περιμένεις στην αυλή

    με την πορτοκαλιά, το δυόσμο,

    τα γεράνια και τα βασιλικά

    Μ'αλοίμονο !

    Μαρμάρινο καράβι του χάρου στέκεται

    εκεί και μας δυμίζει το πέρασμά σου

    Καλό ταξίδι ΜΗΤΕΡΑ !

    Λυπήσου μας και κάνε ν'ανθίζουν,

    αν μπορείς, αναμνήσεις,

    πολλές παιδικές αναμνήσεις.

    Τα παιδιά σου

     

    Littéralement :

    Mère

    Nous sommes ici seuls,

    noyés dans l'eau amère du deuil

    nous nous rappelons de toi et nous voyons dans une vision

    comment tu nous attends dans la cour

    avec l'oranger, la menthe

    les géraniums et les basilics

    Hélas pour nous !

    Le navire en marbre de Charon se tient

    là et nous murmure ton passage

    Bon voyage MÈRE !

    Aie pitié de nous et fais-les s'épanouir

    si tu peux, des souvenirs

    de nombreux souvenirs d'enfance,

    Tes enfants

     

    Des Grecs pleuraient leur mère disparue.

    Ils se souvenaient de la silhouette maternelle qui les avait attendus dans une cour odorante. Ce n'était pas la cour de l'école, mais la cour de la maison, après l'école.

    À présent, ils s'adressaient à leur mère pour la supplier de faire revivre d'autres souvenirs d'enfance, en grande quantité.

    Ceux qui étaient encore de ce monde demandaient de l'aide à celle qui était partie.

    Et cette aide consistait en une redynamisation du patrimoine affectif.

    Les vivants seraient-ils moins efficaces que les défunts en la matière ?

    En tout cas, l'appel à l'aide signifiait au moins deux choses. D'abord, la préservation de la mémoire n'était pas toujours aisée. Ensuite, il faudrait solliciter de l'aide si l'on n'y arrivait pas tout seul.

    Le texte de la supplique était gravé sur une stèle appartenant à la sépulture d'une Grecque dont le nom était ΓΕΩΡΓΙΑ ΣΤΑΥΡΟΥ ΔΗΜΗΤΡΟΠΟΥΛΟΥ.

    Le tombeau se trouvait dans le cimetière de Πύλος – ΠΥΛΟΣ.

    Nos lecteurs ont été conviés à une visite de ce site émouvant, à travers l'article « La patience du dormeur », publié le 31/8/2019.

     

    Le refus de l'oubli

     

    Voici une vue du tombeau avec la stèle mentionnée précédemment. Celle-ci se trouve en bas, à gauche de la photo.

    À côté de la stèle, il y avait un portrait en couleurs de la défunte. Le portrait a sans doute été réalisé peu de temps avant le grand départ.

    Du côté de l'épaule gauche de la défunte, était surélevé un magnifique olivier, qui se tenait là au nom de l'oranger, de la menthe, des géraniums et des basilics qui avaient parfumé la cour d'enfance.

    Sur le tronc de l'olivier, au niveau du point de départ commun aux ramifications, un ruban blanc flottait au vent. C'était le ruban de l'au revoir, l'amarre de la barque de Charon.

    Le texte de la supplique adressée par les enfants à leur mère insistait beaucoup sur le temps bienheureux où les petits écoliers qu'ils étaient avaient été dorlotés par l'amour maternel.

    C'était aussi le temps merveilleux où la jeune maman était si belle.

    La nostalgie de cet âge d'or trouvait tout naturellement son expression dans l'organisation de la sépulture. En effet, le long du flanc droit, les enfants ont érigé une plaque commémorative avec la figure centrale de leurs tendres années.

     

    Le refus de l'oubli

     

    Voici l'effigie de la maman bien-aimée :

     

    Le refus de l'oubli

     

    Au-dessous du portrait, étaient gravées deux dates : 1945 et 2010†.

    Le portrait latéral était en noir et blanc tandis que celui qui se trouvait au chevet était en couleurs. Sans doute, parce que du temps où la maman était jeune et ravissante, la photo en couleurs était rare ou inaccessible.

    Le cimetière de Πύλος – ΠΥΛΟΣ abondait en trouvailles pour refuser l'oubli. En voici un autre exemple :

     

    Le refus de l'oubli

     

    Des couronnes de fleurs fraîches étaient confectionnées et dressées pour marquer un départ émouvant. La couleur blanche des pétales était assortie avec celle des banderoles où étaient écrites les lettres de l'au revoir.

    Mais aucune pierre, aucune dalle, aucune stèle ne signalait l'emplacement de la sépulture. Il se pouvait même qu'il n'y ait pas eu de sépulture, et que des cendres aient été dispersées. Et de la cérémonie, il ne restait que ce témoignage floral qui proclamait, devant les cieux, la terre et la mer, l'affection des proches.

    Cet autel improvisé était dédié à l'amour impérissable.

    Sur la banderole de gauche, c'était la lignée directe qui s'exprimait :

    Le refus de l'oubli

     

     

    ΣΤΗΝ ΑΓΑΠΗΜΕΝΗ ΜΑΣ

    ΜΗΤΕΡΑ Κ ΓIΑΓΙΑ

    ΗΛΙΑΣ – ΘΕΟΔΩΡΑ

    ΚΥΡΙΑΚΗ – ΕΙΡΗΝΗ

    Littéralement :

    À NOTRE BIEN-AIMÉE

    MÈRE ET GRAND-MÈRE

    ÉLIE – THÉODORA

    DIMANCHE – IRÈNE

     

    Le groupe des signataires comportait un homme (ΗΛΙΑΣ / ÉLIE) et trois femmes (ΘΕΟΔΩΡΑ / THÉODORA, ΚΥΡΙΑΚΗ / DIMANCHE, ΕΙΡΗΝΗ / IRÈNE).

    Ces quatre participants appartenaient à deux générations successives.

    Il s'agissait de construire une mémoire intergénérationnelle.

    Sur la banderole de droite, s'exprimait une ramification de l'arbre généalogique :

     

    Le refus de l'oubli

     

    ΣΤΗΝ ΑΓΑΠΗΜΕΝΗ ΜΑΣ

    ΘΕΙΑ

    ΟΙΚ. ΧΑΡΑΛΑΜΠΟΥ ΤΣΙΧΛΙΑ

     

    Littéralement :

    À NOTRE BIEN-AIMÉE

    TANTE

    FAMILLE ΧΑΡΑΛΑΜΠΟΥ ΤΣΙΧΛΙΑ

     

    La configuration de l'ensemble exhibait la convergence des différents témoignages d'affection.

    La couleur blanche des banderoles était celle du linceul.

    Le message, lui, était rédigé en lettres dorées. L'or pour évoquer le lien inoxydable entre celle qui venait de partir et ceux qui l'ont accompagnée jusqu'à l'embarcadère. L'or pour refuser l'oubli de manière catégorique.

    L'oubli n'était pas très visible au cimetière de Πύλος – ΠΥΛΟΣ.

    Regardez cette flamme du souvenir :

     

    Le refus de l'oubli

     

    Elle éclairait jour et nuit le chevet d'une tombe qui portait l'inscription :

    ΙΩΑΝΝΗΣ Π. ΚΑΤΣΙΓΙΑΝΝΗΣ

    1950 – 2010

    Depuis dix ans, l'huile d'olive n'a jamais tari dans le réservoir.

    Depuis dix ans, la flamme ne s'est jamais éteinte.

    Depuis dix ans, quelqu'un a nourri le feu de l'amour, à la manière des Anciens.

    L'éclat que la flamme possède dans la photo suggère que celle-ci a été prise quand la clarté diurne était faible. En effet, l'enregistrement numérique indique qu'il était à ce moment-là 19h38min56s à Πύλος – ΠΥΛΟΣ.

    À travers la vitre, c'étaient des dernières lueurs du crépuscule qui étaient perceptibles.

    Jusqu'à quelle heure peut-on rester dans un cimetière grec ?

    Voici une réponse, claire et précise :

     

    Le refus de l'oubli

     

    ΔΗΜΟΣ ΑΡΓΟΣΤΟΛΙΟΥ

    ΚΟΙΝΟΤΗΤΑ ΑΡΓΟΣΤΟΛΙΟΥ

    ΩΡΕΣ ΛΕΙΤΟΥΡΓΙΑΣ ΚΟΙΜΗΤΗΡΙΟΥ

    8.00 Π.Μ ΕΩΣ 7.00 M.M

    Τηλέφωνα επικοινωνίας

    2671360119 – 2671360113

     

    Littéralement :

     

    MUNICIPALITÉ D'ARGOSTOLI

    COMMUNAUTÉ D'ARGOSTOLI

    HEURES DE FONCTIONNEMENT DU CIMETIÈRE

    8.00 DU MATIN JUSQU'À 7.00 DU SOIR

    Téléphone pour la communication

    2671360119 – 2671360113

     

    Contrairement à ce qui se passe à Αργοστόλι – ΑΡΓΟΣΤΟΛΙ, le cimetière de Πύλος – ΠΥΛΟΣ ne ferme pas à 19h00. Mieux, celui-ci ne ferme pas du tout !

    Voici une photo du cimetière de Πύλος – ΠΥΛΟΣ, à l'heure où l'encens annonce la fin du crépuscule :

     

    Le refus de l'oubli

     

    Il était 19h46min20s à l'horloge grecque quand la photo a été prise.

    Certains lecteurs ont peut-être reconnu le jardin de ΓΕΩΡΓΙΟΣ ΠΕΤ. ΓΚΑΡΔIΑΚΟΣ, parti le 25/2/2019, tandis qu'il n'avait que six mois.

    La fraîcheur des œillets était un hommage à son très jeune âge. Leur splendeur honorait chez ses parents le refus de l'oubli.

    À Αργοστόλι – ΑΡΓΟΣΤΟΛΙ, on doit oublier ses morts après 19h.

    À Πύλος – ΠΥΛΟΣ, on peut, à toute heure de la journée et de la nuit, leur dire qu'on les aime, venir auprès d'eux pour leur dire qu'ils nous manquent, ou pour les supplier de ne pas nous oublier.

    La porte du cimetière de Πύλος – ΠΥΛΟΣ est toujours grande ouverte, au sens propre comme au sens figuré.

    Cette manière de dire non à l'oubli fait qu'à tout moment, les défunts nous offrent leur hospitalité.

    On retrouve la question de l'aide apportée par les disparus.

    Un camping-car a très bien compris les bienfaits en provenance des morts. Le voici, garé en toute quiétude devant le cimetière de Πύλος – ΠΥΛΟΣ :

     

    Le refus de l'oubli

     

    Ce n'est pas une aire de stationnement habituel pour des camping-cars ou des caravanes.

    Mais le fait que des touristes venant des Pays-Bas installaient leur maison roulante devant le cimetière de Πύλος – ΠΥΛΟΣ, montre que ce lieu de souvenirs était aussi un lieu de réconfort, et par extension, un lieu de sécurité.

    Derrière la porte grande ouverte, se trouvait le jardin des oliviers qui servait de préambule à l'espace proprement dit des sépultures. L'olivier comme symbole de la paix.

    À gauche de la photo, on voit des arcades de l'aqueduc qui borde le flanc méridional du cimetière. L'eau douce pour se désaltérer et se maintenir en vie.

    De quoi a besoin un camping-car en premier ? D'un lieu de paix pour passer la nuit et d'une source d'eau douce pour apaiser la soif.

    Les deux symboles essentiels sont bien là, efficients et gratuits, devant le site de la mémoire que constitue le cimetière de Πύλος – ΠΥΛΟΣ.

    Combattre l'oubli, c'est aussi une affaire de vivant à vivant.

    La promenade du troisième jour sur l'île de Πόρος – ΠΟΡΟΣ nous a menés vers Marie et Philippe, qui naviguaient sur leur somptueux Lusiades, un deux-mâts construit à l'ancienne, c'est-à-dire avec beaucoup d'originalité et d'élégance.

     

    Le refus de l'oubli

     

    Marie et Philippe nous ont offert une visite guidée très édifiante.

    Nous n'avons pas voulu oublier leur générosité.

    Avant de quitter la baie, nous leur avons proposé le verre de l'amitié, à bord du Zeph, qui se trouvait au mouillage.

     

    Le refus de l'oubli

     

    Dire merci est une façon de refuser l'oubli.

    Nous avons dit merci avec un Bordeaux blanc de 2015 et quelques lamelles de chou cru, blanc et rouge.

    La romancière américaine Vera Nazarian a écrit :

    « The only thing faster than the speed of thought is the speed of forgetfulness. Good thing we have other people to help us remember. »

    The Perpetual Calendar of Inspiration

     

    « La seule chose plus rapide que la vitesse de la pensée est la vitesse de l'oubli. C'est une bonne chose que nous ayons d'autres personnes pour nous aider à nous souvenir. »

    Le calendrier perpétuel de l'inspiration

     

    La visite de Marie et Philippe nous a aidés à nous souvenir de leur Lusiades.

    Sur une stèle, des enfants ont supplié leur mère de raviver des souvenirs d'enfance.

    Il se peut que la vedette vert foncé souhaite aussi revoir de l'aide pour guérir de son incapacité à se souvenir. Dans ce cas, la disparition du nom CAN'T REMEMBER, à la tombée de la nuit, serait un geste de pudeur.

     


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  • Commentaires

    1
    Fifi
    Lundi 2 Novembre 2020 à 21:15
    I can remember the price of the location :it’s 43000 dollars for a week....


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