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Le calcul de l'hospitalité
L’accident causé par le rocher de l’ensorcellement a contraint le Zeph à demander, dans l’urgence, l’hospitalité, à la manière d’un suppliant.
Voici le chantier qui lui a accordé l’hospitalité et qui l’a ainsi libéré de la détresse :
Sur cette immense carte de visite dressée à Χαλκούτσι – ΧΑΛΚΟΥΤΣΙ (transcription : Khalkoutsi), face au Golfe d’Eubée, on lit, en bleu clair, le nom du maître des lieux, qui est ΔΙΟΝΥΣΗΣ ΜΑΡΙΝΟΣ (transcription : DIONYSIS MARINOS).
Le Grec a sorti le Zeph de l’eau, avec la quille meurtrie mais non détachée. Puis il a dit au Capitaine : « Rentrez chez vous ! »
Le Grec s’exprimait ainsi parce qu’il pensait que l’accident mettait un terme à nos vacances.
Le Capitaine a eu la présence d’esprit de confier au Grec que le Zeph était notre maison. Dès cet instant, l’échange avec le Grec a migré du XXIè siècle vers l’époque d’Homère, des considérations financières vers la tradition millénaire de l’hospitalité.
Avant la confidence, le Grec a calculé que le plaisir du touriste arrivait à son terme. La révélation du Capitaine a fait comprendre au Grec que nous ne sommes pas venus ici pour nous amuser mais pour y vivre. En conséquence, le Grec n’a plus vu en nous des touristes mais des itinérants, comme l’avait été l’un de ses plus illustres aïeux, celui qui jadis avait régné sur Ithaque. Dès lors, l’hospitalité que le Grec nous accordait ne se calculait plus en jours, mais en semaines, voire en mois.
Fort de cette première victoire psychologique, le Capitaine a exprimé au Grec notre souhait ardent de rester au chevet du Zeph. Concrètement, nous sollicitions l’aide du Grec pour trouver un logement à proximité du chantier naval pendant la durée des travaux. Sans rechigner, le Grec a prospecté au sein de son entourage et a trouvé pour nous une chambre dans le centre ville.
Le geste du Grec a conjugué deux calculs. Le premier prenait en compte le critère de la proximité spatiale tandis que le second concernait les finances. Nous étions confiants quant au premier calcul alors que le second pourrait très bien nous réserver une mauvaise surprise et de la déception.
Le logement que le Grec a déniché pour nous se trouvait à côté de la boulangerie où nous nous rendions pour acheter notre pain au sésame. Voici la devanture de ce charmant lieu :
Un tableau noir explicitait les offres de l’artisan adulé de tous.
On pouvait lire à la première ligne ces mots :
Άρτος Ράπτη
Littéralement : Pain du Tailleur
Ράπτης, qui s’écrit Ράπτη quand il est complément de nom, est un patronyme qui a une origine professionnelle, comme les noms de famille Lemétayer ou Pottier dans la langue française.
Initialement, l’un des ancêtres du boulanger, avait travaillé dans la découpe des tissus et la confection des vêtements.
Sous la proclamation du nom de famille, on trouvait ces mots :
ΟΛΑ
ΧΕΙΡΟΠΟΙΗΤΑ
Littéralement :
TOUT [EST]
FAIT MAIN
Être hébergé à proximité d’un tel lieu de délices ne nous déplaisait pas, loin de là. De plus, le logement que le Grec a trouvé pour nous dépanner ne se trouvait qu’à un quart d’heure à pied du ber où patientait le Zeph. Pour aller voir le Zeph, il suffisait d’emprunter un chemin qui passait devant des demeures joliment fleuries et qui proposait en même temps une superbe ballade culturelle. À titre d’exemple, voici une signalisation qui se référait à la déesse de l’intelligence :
L’inscription en grec était :
ΟΔΟΣ
ΑΘΗΝΑΣ
Littéralement :
RUE
D’ATHÉNA
Au premier plan, la vigne exhibait sa vitalité. À l’arrière-plan, l’olivier déployait le décor de la paix.
Le Grec a donc bien pris en compte le critère spatial auquel nous attachions beaucoup d’importance. Maintenant, la satisfaction de ce critère spatial avait-il un surcoût financier ?
L’hébergement qui nous proposait un toit pour dormir sans la rosée et un frigo pour garder des boissons au frais nous reviendrait seulement à quinze euros par jour. Ailleurs, les prix qui nous ont été communiqués au cours d’une prospection menée par nous-mêmes avaient plutôt tendance à dépasser la cinquantaine d’euros. Manifestement, le Grec et ses amis n’ont pas cherché à faire fortune en exploitant notre infortune.
Cette délicatesse du Grec nous émouvait beaucoup.
Sa démarche témoignait qu’il n’abusait pas de notre fragilité apparente, mais qu’au contraire il nous facilitait l’existence pour que nous puissions remonter la pente plus facilement.
Nous aurions tout de suite dit oui à la proposition du Grec si nous avions eu l’autorisation de cuisiner dans le logement en location. Or ce n’était pas le cas. Devant notre hésitation, qui laissait augurer que nous déclinerions l’offre, le Grec a proposé une issue, qui était un compromis, en suggérant que nous pourrions bien sûr utiliser son espace cuisine, qui se trouvait au chantier naval.
Le Grec n’a pas pas fait cette suggestion pour sauver la rentrée d’argent de ses amis, mais pour nous éviter de dépenser des sous inutilement, ailleurs.
La disponibilité du Grec venait toujours à propos. Sa souplesse d’esprit et sa main toujours secourable montraient que son hospitalité calculait au fur et à mesure les opportunités pour mieux venir en aide à celui qui se trouvait de passage.
Un mois plus tard, le souci de maîtriser les dépenses a poussé le Capitaine à trouver une autre formule pour rester au chevet du Zeph. Sur le ton du secret, le Capitaine a alors dit au mousse : « Pourquoi ne planterions-nous pas la tente à côté du Zeph, dans le chantier même ? » En effet, le chantier, qui était recouvert d’une terre où poussaient des fleurs, pourrait très bien accueillir la tente de deux naufragés !
Il faudrait demander l’autorisation au maître des lieux.
Mais auparavant, le Capitaine allait d’abord s’employer à rendre notre requête recevable.
L’argument de la proximité spatiale, qui faisait allusion à la sollicitude envers un malade, devait être le premier à entrer en scène.
Voici la trouvaille du Capitaine :
À droite de la photo, c’était le Zeph avec son linge qui volait au vent. À gauche, c’était le catamaran qui nous servirait de refuge. Il était immatriculé à « VANCOUVER ». La pancarte « FOR SALE » (en français : À VENDRE) signifiait qu’il n’allait pas bouger tout de suite et que nous pourrions compter sur la fiabilité du refuge.
Le recul montre qu’entre le Zeph et le catamaran du secours, il existait un seul bateau :
Ça, c’était pour le côté poupe.
Du côté de la proue, voici la configuration qui a inspiré le Capitaine :
Là où le Capitaine voudrait planter la tente de la consolation, c’était à l’emplacement de l’annexe toute blanche du catamaran.
Sur la coque à tribord, apparaissait le nom du catamaran : Tanoa piti.
La photo a été prise en regardant vers l’Est.
Blottie entre le catamaran dont l’immobilité avait une très forte probabilité de se prolonger pendant encore de longs mois, et la clôture qui courait à droite de la photo, la tente de la dernière chance aurait un double avantage : d’abord, son côté inoffensif par rapport aux manutentions du chantier et enfin, sa discrétion.
En effet voici le chemin suivi par la mise à l’eau :
Il emprunte l’artère principale qui passe devant le catamaran « Tanoa piti ».
La photo a été prise depuis les entrailles de celui-ci.
Il est clair qu’une tente située à l’autre bout du « Tanoa piti » ne constituait aucune gêne pour la circulation.
Confiant dans son étude du terrain, le Capitaine a suggéré au Grec ce nouveau visage de l’hospitalité, non sans s’être muni d’une précaution oratoire, laquelle consistait à annoncer au maître des lieux que l’assurance venait de débloquer les fonds pour le démarrage des travaux.
Lucide, extrêmement lucide, le maître des lieux n’a pas mélangé les sujets.
Pour sa trésorerie, le déblocage des fonds en provenance de l’Occident était incontestablement une bonne nouvelle.
Quant à la nouvelle formule de l’hébergement, elle a fait tout de suite jaillir de sa bouche cette question :
« Vous ne voulez pas payer la location ? »
Nette et directe, la question s’adressait au Capitaine, bien sûr.
Et celui-ci ne pouvait que répondre par l’affirmative.
Le maître des lieux n’avait pas besoin de longs discours pour comprendre que nous ne voulions pas payer un double loyer. De son intelligence, nous en étions absolument certains. De l’extensibilité de sa bonté, nous n’en avons pas encore fait le calcul.
Dans l’immédiat, l’idée de la tente dans l’enceinte du chantier ne paraissait pas scandaleuse et ne soulevait aucune hostilité.
Toujours confiant, le Capitaine a mené le Grec vers le catamaran « Tanoa piti » pour lui présenter notre requête.
En guise de réponse, voici ce qu’a dit le Grec au Capitaine :
« Vous pouvez pousser les mâts pour avoir plus d’ombre. »
Quelle réponse fabuleuse !
Non seulement nous avons eu l’autorisation, nous avons eu aussi le coup de pouce pour tirer profit au maximun de la configuration.
Dans notre humilité, nous nous serions contentés des quelques mètres carrés coincés contre la clôture en textile. Mais le maître des lieux nous a donné bien plus que nous n’osions espérer. Comme les pourparlers se sont déroulés le matin, à l’heure où l’annexe du catamaran se trouvait en plein soleil, l’esprit pragmatique du Grec nous a suggéré de nous mettre carrément sous le catamaran pour profiter de l’ombre
L’œil du Grec a calculé le volume vital sous le catamaran ainsi que la possibilité d’agrandir ce volume. De ces calculs de géomètre, l’hospitalité grecque a bâti une exhortation, celle de se sentir chez soi au sein du cosmos grec.
Fort du feu vert délivré par le Grec, le Capitaine a recalculé la nouvelle expression de l’hospitalité.
D’abord, la première formule, celle de l’annexe du catamaran, devenait caduque parce qu’elle ne bénéficiait d’aucune ombre pendant la matinée.
Il faudrait donc réaménager l’espace de la fraîcheur en l’élargissant.
Le Grec a donné la directive à suivre : il suffisait de pousser les mâts.
Initialement, ceux-ci étaient posés parallèlement aux deux coques. Et à égale distance de ces deux coques.
Sur la photo, apparaissaient au premier plan la coque à bâbord du catamaran et à l’arrière-plan, le Zeph avec son éolienne tricolore.
Entre les deux, la silhouette qui se rapprochait le plus de la clôture était celle de l’annexe, qui venait d’être déclassée par le Grec.
Entre les deux coques du catamaran, les sommets des deux mâts reposaient sur un caisson rectangulaire.
Désormais, nous avions l’autorisation de briser le parallélisme qui existait entre les mâts et les coques.
Le Capitaine a commencé par pousser les sommets des mâts vers la coque à bâbord.
Les sommets des mâts devenaient excentrés sur le caisson de bois.
Dans l’étape suivante, les mâts ne reposaient plus que sur deux tabourets métalliques surélevés :
Le caisson de bois a été retiré, puis poussé contre la clôture.
Avec la bénédiction du Grec, le terrain ombragé, qui avait la forme d’un rectangle, est devenu un trapèze à cause de l’agrandissement du côté qui se trouvait le plus à l’extérieur :
Il va de soit que ce gain de place apportait un supplément de confort non négligeable.
Dans l’affaire de la tente, le maître des lieux a visé juste, et dans le diagnostic et dans le remède.
La suggestion faite par le Grec au sujet des mâts rejoignait celle qui avait été faite au sujet de l’espace cuisine. Elles laissaient entrevoir la personnalité profonde du Grec, une personnalité qui faisait très grand cas du caractère sacré de l’hospitalité.
D’aucuns répandent le bruit que le maître des lieux a un caractère abrupt, trop abrupt même.
Il faut reconnaître qu’il faut de l’autorité pour faire fonctionner une entreprise d’une aussi grande envergure. De l’autorité, et même beaucoup d’autorité pour que tout marche de façon impeccable, pour des bateaux de tous les types et de toutes les tailles.
Mais à l’égard du Zeph infortuné, le maître des lieux a toujours agi avec tact et délicatesse. Ses propos et ses gestes allaient toujours dans le bon sens, celui qui rassurait, réconfortait et redonnait confiance.
Ainsi, nous pourrons rester au chevet du Zeph sans débourser le moindre sou.
Il existe une image qui illustre la gentillesse du Grec à l’égard du Zeph. La voici :
Ces pétunias, à la robe violacée, fleurissaient sur le flanc méridional du bureau du Grec.
À l’arrière-plan, se profilaient des bateaux qui attendaient d’être mis à l’eau.
Dans cette vision, on ne décèle aucun relief abrupt, mais seulement un univers de douceur.
Regardez l’effet de cette douceur sur le mental du Zeph :
Objet de tant d’égards de la part du maître des lieux, le Zeph se sentait pousser des ailes.
Le Zeph nous sait gré de toujours rester près lui.
Nous savons gré au Grec de nous permettre de demeurer si près du Zeph.
Au temps d’Homère, l’hospitalité servait de contrepoint et d’antidote à la violence.
Le heurt contre le rocher de l’ensorcellement était une violence physique, d’une grande férocité. Mais il existait une autre violence, plus sournoise et plus terrifiante : c’était celle qui était exercée contre l’éthique par la désinvolture de l’éditeur de la carte marine « Nav...s ».
Par bonheur, l’hospitalité du Grec de Χαλκούτσι était là pour servir d’antidote à cette double violence.
De plus, chez le Grec de Χαλκούτσι, les calculs de l’efficacité n’étouffaient pas l’hospitalité, ni ne l’entravaient. Au contraire, ils lui apportaient finesse et complétude.
Tags : calcul, hospitalité, suppliant, Χαλκούτσι, Eubée, Homère, abrupt, violence
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Commentaires
1ChrisMardi 20 Juin 2023 à 08:28Bonjour les amis Enfin des nouvelles Pierre regarde messages fbRépondre2HanabiLundi 26 Juin 2023 à 08:20Les Zadistes de Vancouver ! Voilà encore une aventure des routards de la mer. Nous on adore tout ça, même si ça ne doit pas être drôle tous les jours. On vous embrasse.
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