• La force du non

    Elles ont dit non à celui qui a encerclé leurs montagnes, restreint leurs déplacements et brisé leurs foyers. Elles ont fui vers la basse plaine. Il les a pourchassées, harcelées, piégées. Par un ultime non, elles ont décidé de ne pas se soumettre au prédateur sanguinaire. Ce non catégorique, irréversible, héroïque, un peintre français d'origine hollandaise, Ary Scheffer, l'a illustré. Le tableau se trouve au Louvre et s'intitule : « Les femmes souliotes, voyant leurs maris défaits par les troupes d'Ali, pacha de Janina, décident de se jeter du haut des rochers. »

    Le titre de la peinture donne l'identité des victimes : elles étaient de la région de Σούλι – ΣΟΥΛΙ (en français : Souli), qui se trouvait dans le Nord de la Grèce.

    Eugène Delacroix a peint les costumes de ceux qui défendaient ce territoire. Admirez la magnificence de ces vêtements de guerrier :

     

    La force du non

     

    Tant de beauté n'était pas destinée à rester statique. C'est encore Eugène Delacroix qui montre comment cette parure vestimentaire se meut dans un pas de danse :

     

    La force du non

     

    Au pays de Souli, la virilité des corps et la gravité de la crise militaire n'étaient pas incompatibles avec la culture du beau et l'élégance de l'art de vivre.

    Le titre du tableau de la tragédie nomme aussi le persécuteur : c'est « Ali, pacha de Janina ». Il s'agit d'un gouverneur local de l'Empire ottoman. Dans les registres administratifs, son nom s'écrit :  علي پاشا .

    Le peintre bordelais Raymond Monvoisin a fait un portrait du sinistre personnage :

     

    La force du non

     

    Son regard reflète la ruse, la rapacité, le parjure, l'absence totale de scrupule.

    Son influence est évoquée par Alexandre Dumas à la fin du Comte de Monte-Cristo.

    L'homme assoiffé de pouvoir voulait coûte que coûte écraser la résistance des hommes et des femmes du pays de Souli.

     

    La force du non

     

    L'étau de l'asservissement devenait particulièrement insupportable en 1803, ce qui a contraint les Souliotes à quitter la terre des ancêtres. Πάργα – ΠΑΡΓΑ (en français : Parga), qui nous a offert une magnifique hospitalité à la sortie du ferry d'Ancona, devait servir de tremplin aux fugitifs qui tentaient de retrouver sécurité et liberté sur l'archipel ionien.

    Sur la route de l'exil, certains fuyards étaient rattrapés par la main de fer du cruel despote. Le tableau peint par Ary Scheffer montre le désespoir des épouses qui assistaient au massacre de leurs hommes. Veuves, elles étaient sur le point de l'être, avec dans leurs girons des enfants qui n'auraient plus de père, plus de mère aussi, et même plus aucune chance de vie.

    Une mère effondrée mêlait à la poussière du sol ses cheveux défaits.

     

    La force du non

     

    Son buste recouvrait partiellement son tout jeune bébé, qui était encore emmailloté. L'enveloppement par un lange était censé sécuriser et calmer le nourrisson. Mais il n'en est rien sur la peinture. L'enfant pleurait, la bouche ouverte et les yeux mouillés de larmes. Instinctivement, il somatisait le vacarme mortuaire, la disparition sanglante de son père et la détresse infinie de sa mère.

    La main gauche de la mère, qui serrait bien fort les cheveux juste au-dessus de leurs racines, exprimait la douleur devant la cruauté du destin tandis que la main droite s'incurvait avec douceur autour de la tête du bébé pour montrer l'affection qu'inspirait l'instinct de survie.

    Derrière l'épaule gauche de la femme souliote aux cheveux défaits, un autre bébé s'agrippait à la ceinture maternelle.

     

    La force du non

     

    La frayeur se voyait dans les yeux de l'enfant, qui s'interrogeait sur le sens de ce qui arrivait à sa famille. Sa mère joignait les mains en direction du ciel. Le profil montrait un œil et un sourcil qui accompagnaient la supplication, avec confiance. L'enfant qui tirait sur la ceinture illustrait la terrible situation qui s'abattait sur le groupe de réfugiées tandis que les bras maternels évoquaient une éventuelle issue.

    Dans le prolongement du bras gauche tendu vers le ciel, un autre corps féminin montrait son abandon. C'était celui d'une jeune fille, qui s’effondrait sur les jambes de sa mère. Celle-ci avait le sein gauche dénudé, non par impudeur, mais par manque de force pour contenir la chute de sa fille. Une torsion du bassin maternel permettait de préserver pendant quelques instants l'équilibre des corps désemparés.

    En lisant dans l'autre sens la composition de ce groupe de femmes souliotes, on pourrait reconnaître les trois étapes d'une figure chorégraphique : le déhanchement, le saut en hauteur et la réception au sol.

    La suggestion du peintre Ary Scheffer est fort pertinente.

    En effet, après le choc émotionnel, les femmes souliotes reprenaient leur destin en main. Leur conscience, de nouveau aiguisée, leur commandait de ne rien laisser à l'ennemi, surtout pas le plaisir de l'humiliation et de l'asservissement.

    L'élan de lucidité a donné lieu à un élan de courage et d'héroïsme, qui a transformé l'abattement et le désespoir en un spectacle de chants et de danses en l'honneur de la liberté et de la dignité.

    Le peintre corfiote Ανδρέας Βρανάς – ANΔΡΕΑΣ ΒΡΑΝΑΣ a peint cette chorégraphie de la vertu :

     

    La force du non

     

    Que disait l'hymne à la vertu, qui s'échappait de la bouche des femmes souliotes qui dansaient sur l'éperon rocheux, au bord du précipice ?

    « Στη στεριά δε ζει το ψάρι

    ούτ’ ανθός στην αμμουδιά

    Κι οι Σουλιώτισσες δεν ζούνε

    δίχως την ελευθεριά. »

     

    Littéralement :

    Sur la terre sèche ne vit pas le poisson

    Ni la fleur sur la plage de sable

    Et les femmes de Souli ne vivent pas

    Sans la liberté

     

    C'est une vérité biologique et une évidence factuelle que le poisson ne peut pas vivre là où il n'y a pas d'eau. C'est pourquoi le terme grec utilisé pour nommer le milieu hostile à la survie du poisson est στεριάΣΤΕΡΙΑ, qui désigne tout environnement terrestre non immergé dans l'eau, que celle-ci soit de l'eau douce ou de l'eau salée.

    Sans eau, les branchies se dessèchent, le système respiratoire se collapse, l'organisme doté de nageoires s'asphyxie, la mort est certaine.

    De même, la liberté est l'élément fondamental qui rend la vie pérenne pour la femme souliote.

    Le chant de l'intégrité disait encore :

    « Οι Σουλιώτισσες δε μάθαν

    για να ζούνε μοναχά

    Ξέρουνε και να πεθαίνουν

    να μη στέργουν στη σκλαβιά. »

     

    Littéralement :

    Les femmes de Souli n'ont pas appris

    À [sur]vivre uniquement

    Elles savent aussi mourir

    Pour ne pas approuver l'esclavage

     

    Dans le dernier vers de la strophe, le verbe στέργουν vient du grec ancien, qui signifie « couvrir de son affection ». L'ironie d'un tel emploi est indubitable.

    De plus, ce verbe apparaît sous la forme d'un subjonctif continu, qui désigne alors une volonté permanente et non éphémère. Autrement dit, de tout temps, les femmes souliotes n'ont jamais, jamais « aimé » l'esclavage.

    En cohérence avec cet amour de la liberté, une seule issue était possible. Les femmes souliotes se sont emparées de cette issue sans aucune hésitation : l'une après l'autre, elles se sont jetées dans le vide avec leurs enfants.

     

    La force du non

     

    Une soixantaine de femmes souliotes ont accompli ce geste héroïque, qui a marqué, de façon indélébile, la conscience nationale.

    Le lieu du sacrifice était Ζάλογγο – ZAΛΟΓΓΟ (en français : Zalongo)

    Sur place, un monument a été érigé en souvenir de ce drame. :

     

    La force du non

     

    La sculpture montre six silhouettes féminines qui se donnent la main pour effectuer une ronde défiant l'autorité d'Ali Pacha.

    Une silhouette moderne pour dix vies immolées, six silhouettes du souvenir pour la soixantaine d'héroïnes.

    Chaque silhouette commémorative mesure treize mètres de haut. Le gigantisme est éloquent :

     

    La force du non

     

    Il glorifie la force morale des femmes du pays de Souli.

    Le non des femmes souliotes est un non à l'avilissement. Ce n'est que justice si la peinture et la sculpture ont prolongé son écho au-delà des siècles.

     


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