• L'horizon du routard

    Nous sommes redevenus routards après avoir confié le Zeph au chantier de Λίμνη – ΛΙΜΝΗ (en français : Limni).

    Par une heureuse coïncidence, la route buissonnière qui nous a ramenés en France s’est déployée selon le schéma décrit par l’auteur  الطيّب صالح (en français : Tayeb Salih). En effet, dans son ouvrage intitulé

    موسم الهجرة إلى الشمال (en français : Saison de migration vers le Nord), on peut lire :

    ثمة آفاق كثيرة لابد أن تُزار، ثمة ثمارٌ يجب أن تُقطف، كتبٌ كثيرةٌ تُقرأ، وصفحاتٌ بيضاء في سجل العمر، سأكتب فيها جُملاً واضحة بخطٍ جريء.

     

    Il y a de nombreux horizons à visiter, il y a des fruits à récolter, de nombreux livres à lire et des pages blanches dans le récit de la vie, dans lesquelles j'écrirai des phrases claires en écriture audacieuse.

     

    La pensée de l’écrivain s’ordonne autour de quatre pôles.

    D’abord, il y a la prise de conscience du caractère multiple, donc polymorphe et polysémique, de l’horizon.

    Ensuite, a lieu une récolte des fruits, au sens propre comme au sens figuré.

    Puis il existe des messages écrits à décoder.

    Et enfin, se déroule le travail de la restitution, toujours par le biais de l’écrit, où il faut faire preuve de clarté et d’audace.

    Ce processus, qui décrit une manière de réagir avec le paysage physique et humain, a spontanément orchestré nos découvertes au cours de notre « migration vers le Nord ». La traversée du Golfe de Naples offre un merveilleux exemple de cette concordance magique entre la description de l’écrivain et notre instinct de routard.

    Dans le Golfe de Naples, voici l’horizon qui s’installait dans notre pare-brise :

     

    L'horizon du routard

     

    Le résultat était prévisible, puisque nous étions au pays du Vésuve. Mais le cône de feu sans les pins parasols, ou les pins parasols sans le cône de feu, ce n’était pas l’horizon du classicisme napolitain.

    La photo n’a pas été prise au ras du sol, mais à travers un objectif légèrement surélevé, comme par un siège. En l’occurrence, il s’agissait du siège du mousse, qui était à la droite du conducteur. La photo a donc été faite pendant que notre carrosse roulait. L’horizon déployé était véritablement un horizon de routard.

    Le texte de Tayeb Salih n'insiste-t-il pas sur la multiplicité de l'horizon ? Bien sûr que si. Il en fait même le principal levier de sa réflexion.

    Regardez donc dans la photo suivante pour voir si vous ne retrouvez pas quelque part la silhouette du Vésuve :

     

    L'horizon du routard

     

    Bien sûr, l'œil est tout de suite attiré par la danse des mains devant le miroir. Mais ceci n'est pas du tout hors sujet par rapport à la problématique introduite par Tayeb Salih. En effet, le miroir montre une duplication : la duplication d'une chose réelle en produit une image virtuelle.

    Dans ce cas, sur la photo ci-dessus, existe-t-il une image virtuelle du Vésuve ?

    Mais avant de répondre à cette question, finissons-en avec la danse des mains, qui continue de mobiliser l'attention de tout le monde.

    Manifestement, c'est une manifestation de joie.

    Mais qu'est-ce qui était à l'origine de cette joie si expressive ?

    Le hasard. Un chouette hasard, qui nous a drôlement affranchis de l'inquiétude, inhérente à notre condition de routard.

    En effet, ce jour-là, le soleil déclinait déjà à l'horizon et nous n'avions toujours pas trouvé de point de chute pour la nuit. Soudain, sur un grand axe, une enseigne lumineuse nous promettait l'hospitalité. Le Capitaine y a investi tout son trésor de diplomatie. Et quelques instants plus tard, le voilà devant le miroir de la satisfaction.

    Initialement, l'horizon du soleil couchant était l'horizon du désespoir. Les divinités l'ont transformé en horizon de bienveillance. La photo montre que celui-ci engendrait ensuite un horizon de joie, nimbé de gratitude. L'horizon de bienveillance, suscité par les divinités, était destiné aux yeux du cœur. Pour reprendre l'idée de multiplicité énoncée par Tayeb Salih, il y a eu, en l'occurrence, un horizon externe et un horizon interne.

    Après cette parenthèse de l'intériorisation de l'horizon, revenons à l'image virtuelle du Vésuve, qui est censée se trouver quelque part dans la photo avec le miroir.

    Regardez donc en haut, à gauche.

    Une aquarelle était accrochée au mur. La scène qu'elle représentait était celle-ci :

     

    L'horizon du routard

     

    On reconnaît la même silhouette de l'Apollon archer, qui se penchait légèrement vers l'avant. Et sous les bras tendus du dieu, apparaissait le cône qui couvait son feu.

    Ainsi, l'horizon habité par le Vésuve s'est invité dans notre lieu de repos.

    Le Vésuve à travers le pare-brise du carrosse, puis au-dessus de la lampe de chevet.

    Tayeb Salih ne croyait pas si bien dire.

    L'horizon habité par le Vésuve s'est même rapproché de nous physiquement !

    En effet, voici la vue qui s'offrait depuis notre balcon :

     

    L'horizon du routard

     

    Nous étions donc à Herculanum, qui avait connu le même sort funeste que Pompéi en l'an 79 de notre ère.

    À gauche de l'enseigne lumineuse, en contrebas, une porte monumentale était illuminée avec de la lumière rouge.

    On pouvait admirer cet ensemble architectural en se mettant au niveau de la chaussée, devant le croisement. Voici la vue qui s'offrait alors :

     

    L'horizon du routard

     

    C'était l'entrée du Parc Archéologique. La lumière rouge rappelait le feu qui brûlait dans les entrailles de la Terre.

    C'était donc la troisième allusion au Vésuve, qui était présent dans chaque horizon.

    Autrement dit, nous nous reposions, nous mangions et nous dormions à côté des fouilles.

    Trois horizons avec le même Vésuve, était-ce trop ?

    C'est là où intervient la suite du texte de Tayeb Salih. Car selon l'écrivain, chaque horizon visité a sa récolte de fruits spécifiques.

    Dans l'horizon avec les pins parasols, nous voyons le contraste entre l'élan vital et une menace de destruction.

    Dans l'horizon de la cité exhumée sur l'aquarelle, nous sommes témoins de l'opposition entre les soubresauts de l'univers et la paix d'un empire.

    Dans l'horizon du Parc archéologique illuminé, nous assistons au défi lancé par la lumière des entrailles de la Terre à la lumière de la voûte céleste.

    Chaque horizon déployé donnait lieu à une méditation.

    Mais la récolte de fruits dont parle l'écrivain peut aussi être prise au sens propre.

    Dans ce cas, voici le raisin qui poussait sur les flancs du Vésuve et qui contribuait à nous faire apprécier les saveurs issues d'un sol volcanique.

     

    L'horizon du routard

     

    Dans le Golfe de Naples, la mer produit aussi ses fruits. Voici les fruits récoltés en mer et exposés juste à côté de notre lieu de repos :

     

    L'horizon du routard

     

    L'horizon du Golfe de Naples se voyait sur l'étal de poissons, mais aussi dans le regard rieur de la Napolitaine.

    Dans le cas présent, l'horizon concerné se définissait encore par des critères objectifs qu’étaient les limites territoriales. En guise d'exemple, on peut s'intéresser aux poulpes qui apparaissent à proximité de l'épaule gauche de la Napolitaine.

    En haut de la pancarte d'identification, étaient écrits ces mots :

    POLPO VERACE

    (en français : POULPE VÉRITABLE)

     

    Comme si on pouvait se procurer des contrefaçons !

    L'humour était manifeste.

    En bas de la pancarte, on pouvait lire :

    € 15,99

     

    La monnaie était affichée en premier. Autrement dit, le message était le suivant : « Si vous payez en euros, alors c'est 15,99 ».

    La mention de la qualité garantie par l'authenticité de la marchandise et la désignation explicite de la monnaie en cours circonscrivaient pour le routard intéressé par l'étal un horizon de confiance.

    Mais n'avons-nous pas évoqué ci-dessus des repères géographiques, objectivement vérifiables ? Si ! Examinons alors d'un peu plus près la pancarte POLPO VERACE.

    Sous cette ligne, on pouvait lire : FRESCO (en français : FRAIS).

    Puis, en dessous encore : FAO 37

     

    L'horizon du routard

     

    La fraîcheur était un argument d'ordre général pour continuer à rassurer le client sur la qualité du produit.

    Quant au sigle FAO 37, bien ostentatoire, il s'adressait à ceux qui étaient pointilleux sur la traçabilité.

    FAO sont les initiales de « Food and Agriculture Organization ». En français, c'est « l'Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture ».

    Et FAO 37 désigne la zone de pêche qui couvre la Méditerranée et la Mer Noire.

    Autrement dit, FAO 37 est la nomenclature moderne pour désigner l'horizon du marin grec dans l'Antiquité.

    Cette indication de traçabilité voulait établir sur des bases rationnelles le climat de confiance entre l'acheteur et le vendeur. L'horizon juridique du vendeur fonde l'horizon psychologique de l'acheteur.

    En définitive, avec l'horizon du Vésuve en vue, nous avons savouré un délicieux poisson :

     

    L'horizon du routard

     

    Le poisson a été préparé dans une poêle de routard.

    La note d’acidité destinée à donner du peps était apportée conjointement par les câpres et les piments qui avaient traversé l’Adriatique dans des bocaux de routard.

    Nous arrivons à présent au troisième pôle du processus décrit par Tayeb Salih. Sans ce troisième pôle, les deux premiers seraient voués à la futilité et l’exploration de l’horizon ne ferait du routard qu’un simple éleveur de plancton.

    Justement, selon l’écrivain, le fait qu’il y a de nombreux horizons à visiter s’accompagne du fait qu’il y a aussi de nombreux livres à lire. Bien sûr, il s’agit de livres qui ont un rapport avec les horizons en question.

    Dans notre cas, quels étaient les témoignages écrits à consulter ?

    Tout comme, dans la phrase de Tayeb Salih, les fruits à récolter étaient voisins des livres à lire, l’étal de poissons ci-dessus, à Herculanum, était contigu au Musée dont voici la façade :

     

    L'horizon du routard

     

    La façade du Musée était tournée vers le Sud-Est. Sur la gauche de la photo, c’était le flanc qui regardait vers l’Ouest. Contre ce flanc, se dressait l’étal de poissons, avec la pancarte de POULPE VÉRITABLE, [et] FRAIS, [pêché dans la zone] FAO 37.

    Ainsi, la personne qui allait se ravitailler en fruits récoltés pouvait lire plusieurs textes extraits des livres du patrimoine mondial. La récolte en denrées périssables donnait lieu à une autre, qui concernait les trésors de l’esprit. C’est cette deuxième récolte qui rendait fécond le souvenir de l’horizon exploré.

    Dans le cas présent, voici ce qu’il y avait à lire à gauche de la photo :

     

    L'horizon du routard

     

    Principio e bene supremo è la sagezza. Epicuro

     

    En français :

    [Le] principe et [le] bien suprême est la sagesse [pratique]. Épicure

     

    Ainsi, la personne qui allait faire ses emplettes pouvait se retrouver face à l'horizon de la sagesse pratique, qui recommandait la prudence pour démêler une situation.

    Et qu'est-ce qui était affiché sur l'autre côté de la façade du Musée ?

    Une pensée d'Héraclite, que voici :

     

    L'horizon du routard

     

    Bisogna volere l'impossibile, perchè l'impossibile accada. Eraclito

     

    En français :

    Vous devez vouloir l'impossible pour que l'impossible se produise. Héraclite

     

    L’inscription prônait la volonté qui parvenait à produire le miracle.

    La sagacité et la détermination, voilà les deux vertus qui conduisent l’action jusqu’au succès.

    Ainsi l’horizon du Vésuve propose avec générosité au routard la nourriture pour le corps aussi bien que pour l’âme.

    Les citations des deux philosophes encadraient l’accès à l’espace muséographique, qui était un sanctuaire de la mémoire.

    Cette configuration rappelait une autre, qui participait à l’ornementation de notre espace de repos à Herculanum. En effet, le couloir qui menait à la chambre montrait une tonnelle qui servait de demeure à une myriade de lucioles :

     

    L'horizon du routard

     

    Le passage sous la tonnelle emplie de scintillements équivalait à la progression entre la pensée philosophique d’Épicure et celle d’Héraclite.

    L’horizon de ce chemin encadré par la philosophie est le bonheur où se réalise l’impossible. De la même manière, la tonnelle emplie de scintillements débouchait sur une terrasse où la quiétude, réputée impossible, se savourait enfin grâce au doux bercement des balançoires.

     

    L'horizon du routard

     

    Au-dessus de l’épaule gauche du mousse, apparaissaient les lucioles qui avaient élu domicile aux avant-postes de la tonnelle. Plus encore à droite sur la photo, se profilaient deux balançoires en forme d’œuf, toutes disposées à accompagner l’éclosion des rêves de paix et de bonheur.

    La multiplicité des horizons, qui s’est dévoilée au routard, n’était porteuse de sens que dans une confrontation avec l’écrit. C’est le principal enseignement du texte de Tayeb Salih.

    D’où son invitation pressante à consigner par écrit cette chose exceptionnelle que nous avons vécue à Herculanum, pour la partager à d’autres, pour lui offrir l’horizon de l’universalité.

    Tayeb Salih insiste sur le critère de clarté que doit respecter la tâche mémorielle.

    Alors, conformément à son vif souhait, nous disons et nous écrivons clairement que nous avons eu de la chance, beaucoup de chance d’avoir vécu cette expérience.

    Nous reconnaissons, sans l’ombre d’un doute, que nous sommes des privilégiés, grâce à la clémence des divinités :

     

    L'horizon du routard

     

    Avec une profonde gratitude, nous levons nos verres à l’horizon du Vésuve, qui se trouve à l’arrière-plan dans la photo.

    Mais par rapport au lecteur de cette chronique, l’image du cône de feu et de l’Apollon archer se trouvent devant lui, et l’horizon du Vésuve, au lieu d’être relégué à l’arrière-plan, repasse au premier plan. Cette inversion, qui correspond à une actualisation, a lieu grâce au miroir du blog, c’est-à-dire grâce encore au témoignage de l’écrit.

    Pour finir, où est l’audace dans tout cela ?

    Parce que la citation de Tayeb Salih parle aussi de l’audace de la démarche.

    L’audace est dans le fait d’oser être vrai, d’oser ne pas souscrire à la facilité et d’oser considérer la trace mémorielle comme une exigence.

    Autrement dit, l'audace est dans le fait d'envisager la pérennité du souvenir des horizons visités.


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