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L'horizon du randonneur
Voici le cadre physique de la randonnée :
Nous sommes sur l’île appelée Πάτμος – ΠΑΤΜΟΣ (en français : Patmos), dans l’archipel du Dodécanèse. L’île est le lieu où a été rédigé le soixante-sixième livre des Écritures, qui commence ainsi :
Ἀποκάλυψις Ἰησοῦ Χριστοῦ ἣν ἔδωκεν αὐτῷ ὁ θεός δεῖξαι τοῖς δούλοις αὐτοῦ ἃ δεῖ γενέσθαι ἐν τάχει καὶ ἐσήμανεν ἀποστείλας διὰ τοῦ ἀγγέλου αὐτοῦ τῷ δούλῳ αὐτοῦ Ἰωάννῃ
Ἀποκάλυψις. Kεφ. α’. Στίχος α’
Révélation de Jésus Christ, que Dieu lui a donnée pour montrer à ses esclaves les choses qui doivent arriver bientôt. Et il a envoyé son ange et, par son intermédiaire, il les a présentées sous forme de symboles à son esclave Jean.
Révélation. Chapitre 1. Verset 1
Il est d’usage qu’un livre soit appelé par le premier mot du texte, qui est, ici : Ἀποκάλυψις (transcription : Apocalypsis). Ceux qui veulent rester fidèles aux sonorités grecques disent que Patmos est l’île où a été rédigé le livre de l’Apocalypse. Mais ceux qui choisissent la compréhension disent que c’est l’île où le texte de la Révélation a vu le jour.
Pour commémorer le don de cette Révélation, la liturgie orthodoxe a fait ériger un symbole, qui est un monastère aux allures de forteresse. Dédié à l’apôtre Jean, qui était le destinataire de la Révélation, l’édifice s’appelle Η Ιερά Μονή του Αγίου Ιωάννου του Θεολόγου (littéralement : Le Saint Monastère de Saint Jean le Théologien).
Sur la photo, le Monastère de Saint Jean apparaît tout à fait à gauche, sur une crête.
Les murs fortifiés sont en noir, à cause de la roche volcanique qui les compose. La blancheur qui s’étale à leurs pieds est celle des habitations du village perché, appelé χώρα – ΧΩΡΑ (translittération : Khôra), conformément à la tradition insulaire.
Le Monastère de Saint Jean est juché à deux-cent-cinquante mètres au-dessus de l’eau.
Au raz de l’eau, il y a bien sûr le Zeph, qui arbore au premier plan le drapeau tricolore et l’orin rouge.
La photo est prise dans le sens Nord-Sud. Le Zeph est au Nord, le Monastère de Saint-Jean se trouve au Sud. À vol d’oiseau, une distance d’un peu plus de deux kilomètres les sépare.
La randonnée consiste à rejoindre à pied le Monastère de Saint Jean en suivant la courbure de la baie à partir du Zeph, puis à faire le trajet du retour, toujours à pied. Soit un total d’environ six kilomètres.
À l'aller, nous longeons d'abord les plages et les quais qui servent de débarcadères et d'embarcadères. Vers l'entrée de la baie, le chemin bifurque à droite pour nous emmener vers les hauteurs.
C'est devant ce tournant que stationnent les gros paquebots de croisière.
Mais notre horizon n'est pas celui où s'exhibe une aisance superficielle et une liberté illusoire. L'horizon qui nous fascine à ce moment-là ne se trouve pas du côté du grand large, mais du côté de la terre ferme, là où le vert de la végétation et l'ocre du sol chantent l'authenticité de la vie rurale.
Dans ce décor champêtre, une créature nous rappelle nos escapades antérieures, au cours desquelles le bâton de marche était toujours inséparable d'un volumineux sac à dos.
Avec un immense plaisir, nous retrouvons cette silhouette si familière et très attachante :
La photo montre le Capitaine en train de jouer au séducteur.
Pour réussir la séduction, il faut être ingénieux et patient.
Alors, patiemment, le Capitaine déploie des trésors d'inventivité.
Et le visiteur de passage finit par charmer le résident permanent.
Au cours de ce magnifique échange, l'horizon n'est plus spatial, mais temporel. Il fait remonter le souvenir des printemps égéens qui ont orné nos vies antérieures.
Sur la photo, c’est le Capitaine qui essaie de se rapprocher de l’âne. Dans le contexte de notre vécu, cette image montre que c’est le présent qui tente de s’arrimer au passé.
Ce rapport très particulier entre l'horizon du randonneur et l'être intérieur est abordé par Rousseau. Voici ce que le philosophe français dit à ce sujet :
« J'aime à marcher à mon aise, et m'arrêter quand il me plaît. La vie ambulante est celle qu'il me faut. Faire route à pied par un beau temps, dans un beau pays, sans être pressé, et avoir pour terme de ma course un objet agréable : voilà de toutes les manières de vivre celle qui est le plus de mon goût. ».
Jean Jacques Rousseau. Les Confessions. Livre IV
Comme le philosophe, nous « aimons nous arrêter quand il nous plaît ».
Comme lui, nous ne sommes « pas pressés ».
Ce n’est donc pas la performance en distance qui nous intéresse, ni l’exploit de la célérité du déplacement.
Notre horizon n’est ni le cadran du podomètre, ni celui de la montre.
Comme le philosophe, nous « aimons marcher à notre aise », marcher pour nous sentir à l’aise dans notre corps, marcher pour respirer le plaisir.
Notre horizon, comme celui de Rousseau, est un horizon hédoniste.
Comme Rousseau, nous « avons pour terme de notre course un objet agréable ».
Nous sommes d’accord avec Rousseau sur la définition de la finalité (Rousseau emploie le mot ‘terme’) de notre randonnée (Rousseau utilise le mot ‘course’). L’objectif (Rousseau emploie le mot ‘objet’) visé est une chose « agréable », c’est-à-dire le plaisir.
Il nous plaît de prendre du temps avec l’ami de nos premiers printemps égéens.
C’est pourquoi nous lui consacrons du temps, sans aucune hésitation.
Et c’est avec volupté que nous savourons ce temps de l’amitié retrouvée.
La conscience du plaisir et les choix qui en permettent l’éclosion propulsent à la première place le moi. C’est donc le moi du randonneur qui décide où s’arrêter, pendant combien de temps on s’arrête et combien de fois on s’arrête, et non l’indication du temps réglementaire sur les panneaux de balisage.
La condition temporelle introduite par Rousseau fait que l’horizon du randonneur est nécessairement subjectif.
Subjectivité du regard qui repère la silhouette élancée des asphodèles au milieu de la roche et qui s’extasie devant la splendeur des hampes fleuries :
La subjectivité entraîne la sélectivité.
L’horizon n’incorpore pas tout et n’importe quoi, mais seulement ce qui compose un « beau pays », pour reprendre l’expression de Rousseau.
Dans la conception du philosophe, l’horizon du randonneur est un horizon d’esthète.
Dans le cas présent, le spectacle des asphodèles révèle un « beau pays ». La contemplation de ce « beau pays » place l’horizon au niveau des chaussures de marche, et non pas au loin, entre ciel et mer, dans l’immobilité de la routine ou de l’indifférence. L’horizon du randonneur est un horizon pragmatique et évolutif, car il reflète la vigilance.
La montée vers le Monastère de Saint Jean finit par livrer les panoramas en hauteur. L’un des premiers coups d’œil est pour le Zeph qui nous attend en bas :
L’horizon se trouve au Nord. L’Ouest est donc sur la gauche de la photo. Derrière le figuier de l’Ouest, se profile le village qui a pour nom Σκάλα – ΣΚΑΛΑ (en français : Skala). Nous y avons acheté l’énorme basilic décrit dans l’article « Le bâton de la dégustation », publié le 25-10-2022. Dans la baie qui s’étend à l’Est du village, s’avancent deux longues jetées solitaires, d’apparence filiforme. Celle qui est à l’Ouest reçoit les ferries. Deux cents mètres plus loin, en partant de cette jetée et en suivant le front de mer en direction de l’Est, on rencontre l’autre jetée filiforme, à l’extrémité de laquelle est amarré le Zeph. C’est de cette extrémité qu’est faite la toute première photo de cet article.
Le panorama est splendide. Cependant, l’altitude aurait perdu tout son charme s’il n’y avait pas eu la présence d’un autre facteur, que Rousseau juge déterminant. Il s’agit du « beau temps ». À ce sujet, nous sommes conscients que nous sommes des privilégiés, en raison de ce « beau temps » qui nous est accordé si généreusement.
L’horizon porteur de sens est un horizon de lumière.
Le « beau pays » recherché par le philosophe acquiert encore plus de valeur quand il bénéficie du « beau temps ».
Dans la photo, la lumière apporte une plus-value qui transcende le relief montagneux. Car derrière la chaîne de montagnes qui s’étend à l’arrière-plan, c’est Σάμος – ΣΑΜΟΣ (en français : Samos), l’île où est né le mathématicien et philosophe Pythagore). Et plus loin encore, toujours dans la même direction, c’est Phocée, la mère-patrie de Marseille.
En définitive, le « beau pays » dont parle Rousseau est celui de la connaissance.
Et l’horizon qui nous est ainsi dévoilé est celui de l’universel.
Alors pour savourer la découverte de cet horizon de l’universel, on prend le temps qu’il faut, conformément à l’exhortation de Rousseau.
L’âne qui nous a tenu compagnie au début de la montée, les asphodèles que nous avons côtoyés sur le sentier rocailleux et la perspective qui mènent vers Samos et Phocée nous ont-ils fait oublier le Monastère de Saint-Jean ?
Souvenons-nous de ce que Rousseau a déclaré :
« Faire route à pied par un beau temps, dans un beau pays, sans être pressé,... »
« Sans être pressé », dit le philosophe.
Alors, il n’y a pas d’urgence à rejoindre le Monastère de Saint-Jean. On s’en rapproche tout de même, mais on ne se met pas la pression.
Voici le Monastère de Saint-Jean quand il reste encore un quart du trajet à parcourir :
L’intérêt de la photo n’est pas dans la configuration du village perché, qui est la même que sur la toute première illustration de cet article.
En revanche, la présente photo contient un élément qui nous ramène à la pensée de Rousseau. Il s’agit du mur blanc, qui apparaît en diagonale, à gauche de la photo.
C’est le mur occidental d’une chapelle. Voici cette chapelle :
L’horizon est au Nord. L’abside se trouve au Sud. À droite de la photo, c’est le village de Σκάλα, qui, comme tout à l’heure, sert de marche-pied à Σάμος et à Phocée. À gauche, ce sont les premiers contreforts de la colline qui porte à son sommet le Monastère de Saint Jean.
La quiétude du lieu nous inspire d’en faire une halte régénératrice.
Il existe de l’ombre entre le mur oriental et le figuier qui s’y appuie. C’est là où nous nous réfugions. Nous nous y sentons « à notre aise », tellement « à notre aise » que nous nous abandonnons, en toute confiance dans les bras de Morphée :
Nous glissons doucement vers un repos exquis.
L’horizon devient diffus et se remplit de bonheur.
Nous en oublions la montre.
La seule chose qui compte, c’est que nous sommes métamorphosés, rajeunis et comblés quand nous émergeons de là.
Aucune entrave ne vient troubler notre communion, consciente ou inconsciente, avec la nature ambiante. L’absence de contrainte et de pression nous sied à merveille. L’horizon de liberté nous ravit.
Heureux, nous rejoignons le Monastère de Saint Jean. Puis nous redescendons par le même chemin, avec un enchantement intact.
La citation de Rousseau précise que le « terme » de sa « course », c’est-à-dire ce qui la termine, doit être un « objet agréable ». En ce qui nous concerne, le « terme » de la randonnée est l’horizon de pureté qui s’est déployé autour de la chapelle blanche.
Cet horizon a une aimantation, à laquelle nous succombons volontiers.
Trois jours après la première expérience, nous refaisons la même randonnée pour retrouver l’horizon de gourmandise et ses repères de bonheur.
L’horizon de l’amitié nous fait des câlins :
On se donne l’accolade. On prend le temps de savourer la présence de l’autre, de lui offrir des gestes affectueux. On donne libre cours à la tendresse, sans se soucier des minutes qui passent. Il y a de la pureté, beaucoup de pureté dans cet affranchissement par rapport à l’heure de la montre.
L’exquis bonheur s’affranchit aussi de la perception visuelle, progressivement.
En de tels moments, l’horizon des deux principaux protagonistes n’est plus une donnée visuelle, mais tactile.
L’horizon du chouchou du Capitaine n’est plus le champ envahi de ronces mais le contact épidermique inespéré que produisent les caresses autour des oreilles, sur le sommet du crâne et sur le museau.
On s’étreint au moment de l’au revoir.
Il y a de la tristesse, voire du chagrin, de part et d’autre.
Cependant on tente de profiter des ultimes instants.
L’horizon de la déchirure témoigne de la grande beauté de cette rencontre.
Chaque protagoniste réapprend à se résigner : l’âne, en retournant à son champ envahi de ronces, et le randonneur, en poursuivant sa route jusqu’à la chapelle de la consolation.
À ce moment-là, nul ne sait jusqu’à quand l’horizon de la résignation est viable.
Le courage porte nos pas jusqu’à la chapelle où l’horizon de délice nous attend.
Avec bonheur, nous retrouvons le nid blotti entre le mur oriental et le figuier qui prend appui sur celui-ci :
Avec bonheur aussi, nous retrouvons l’exquis giron de Morphée :
Nous savourons le même abandon que la fois précédente.
L’horizon de la satisfaction soutient nos pas jusqu’au Monastère de Saint Jean, puis sur le trajet de la descente.
Dans la magnifique lumière du soleil couchant, nous faisons nos adieux à la chapelle de la quiétude absolue :
L’horizon de pureté qui se déploie encore autour d’elle continue d’illuminer nos cœurs.
L’écrivain britannique George Macaulay Trevelyan dit à ce sujet :
« After a day’s walk, everything has twice its usual value. »
En français :
Après une journée de marche, tout a deux fois sa valeur habituelle.
Il y a donc une fructification de l’horizon des ressources grâce à l’activité du randonneur.
Or l’horizon physique demeure inchangé.
Par conséquent, c’est l’horizon intérieur du randonneur qui assiste à la multiplication par deux de ses richesses.
La randonnée à Πάτμος confirme cette déclaration.
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Commentaires
Cher lecteur,
Ta grande spontanéité nous émeut.
Tu as raison de nous reprocher notre discrétion.
Nous te remercions de faire profiter le Zeph de ton goût des belles choses, y compris celles de l’esprit.
RP
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Mais pourquoi disable ne pas nous avoir parlé de ce blog fabuleux.
Il a fallu que Daniel en parle pour que je le découvre.
Pierre, Minh. Toutes nos amitiés