• Ils étaient deux à partir en mission. L’expédition avait un triple objectif : elle servait des intérêts scientifiques, économiques et militaires.

    Un seul est revenu.

    Immanquablement, on a demandé au survivant les raisons de la disparition de son compagnon.

    Quel récit des événements a été donné par le seul qui pouvait parler ?

    Y avait-il des témoins de la disparition ? Aucun témoin ne pouvait être cité devant la commission d’enquête !

    Donc, le présumé coupable, qui bénéficiait aussi de la présomption d’innocence, pouvait donner la version qu’il voulait. Il avait la liberté de dire ou de taire la vérité.

    Les déclarations faites devant les autorités judiciaires par le survivant l’ont disculpé. On le retrouve six ans après, avec une promotion, puisqu’il est passé du grade de lieutenant à celui de capitaine, et une nouvelle affection pour une seconde expédition.

    La face est sauvée. Pour combien de temps ?

    La seconde expédition ravivait le souvenir de la première, à cause de la similitude des lieux, mais surtout à cause de la blessure qui continuait à suppurer malgré les six ans de silence extérieur, d’enfouissement d’un drame dans les sables mouvants de la mémoire.

     

    La liberté de se taire

     

    Alors l’officier s’est décidé à parler. Il n’en pouvait plus de s’être tu. À qui s’est-il ouvert ? Il s’est confié à son nouveau compagnon d’armes, qui jadis avait fait les mêmes classes que lui, et qui était à présent son adjoint.

    Qu’a dit l’officier qui cherchait à se débarrasser du spectre de la première expédition ?

    Tout ! Absolument tout !

     

    La liberté de se taire

     

    Six ans auparavant, lui et son compagnon d’aventure, avaient été victimes d’un traquenard qui les avaient menés aux pieds d’une créature exceptionnellement belle, exceptionnelle intelligente, exceptionnellement sensuelle et exceptionnellement cruelle. Le nom de cet être ensorcelant était Antinéa.

    Antinéa, qui prétendait avoir le sang de Poséidon dans les veines, était la reine de l’Atlantide.

    Quoi, l’Atlantide, dont parle Platon dans son Critias ?

    Tout à fait !

    Mais l’Atlantide n’a t-elle pas sombré au milieu des flots ?

    Pas pour tout le monde. En tout cas, pas pour Pierre Benoit, qui a placé l’Atlantide dans l’océan de sable du Hoggar !

     

    La liberté de se taire

     

    C’est sous la plume de Pierre Benoit que les deux officiers ont pénétré dans l’enceinte sacrée, à leur insu certes.

    L’un des deux était le lieutenant André de Saint-Avit.

     

    La liberté de se taire

     

    C’était un homme qui aimait l’amour, exclusif et insatiable.

    Son compagnon d’armes était le capitaine Jean-Marie-François Morhange.

     

    La liberté de se taire

     

    Passionné d’épigraphie, cet esprit érudit était aussi très attiré par la théocratie révélée dans les Saintes Écritures.

    Comment ces deux compagnons d’armes allaient-ils réagir face à Antinéa, celle qui laissait mourir de chagrin les amants dont elle s’était lassée et qui les transformait ensuite en momies ?

    Dans le cas présent, la reine ne s’amourachait que d’un seul sur les deux officiers.

     

    La liberté de se taire

     

    Dès les premiers instants, le lieutenant André de Saint-Avit nourrissait pour la souveraine une passion sans bornes.

    À l’inverse, le capitaine Jean-Marie-François Morhange, dont s’amourachait la reine, était resté insensible aux charmes féminins. Jamais un tel outrage ne s’était produit dans le royaume d’Antinéa.

     

    La liberté de se taire

     

    Le rebelle, l’insolent, le blasphémateur devait être châtié.

    Et qui a été le bras vengeur d’Antinéa ? L’officier éperdument amoureux et atrocement jaloux.

     

    La liberté de se taire

     

    L’ami est devenu, malgré lui, un rival détestable, encombrant et nuisible.

    C’est ainsi que le lieutenant André de Saint-Avit a assassiné le capitaine Jean-Marie-François Morhange, sous l’injonction d’Antinéa.

    Le meurtre commis par le lieutenant André de Saint-Avit a déclenché en celui-ci un cataclysme, qui l’a amené à fuir l’Atlantide d’Antinéa.

    Une âme débonnaire a accompagné l’officier français dans la fuite : c’était Tanit-Zerga, une servante qui rêvait de retrouver son Niger natal.

     

    La liberté de se taire

     

    Elle se préoccupait du fugitif par amour. Mais la pénurie d’eau et l’hostilité du désert ont fait périr cet amour dans le sable brûlant.

    Le lieutenant André de Saint-Avit a été le seul rescapé dans ce drame.

    Il a été retrouvé par une patrouille pendant qu’il était en proie au délire. Inconscient par rapport à l’environnement physique, il laissait pourtant sa conscience s’exprimer, par bribes certes, mais sans censure. Et au milieu des vapeurs de mots, s’exhalaient la mémoire de l’assassinat et des relents de culpabilité.

     

    La liberté de se taire

     

    Mais à cause de l’aspect souffrant du malheureux officier et du caractère désordonné des mots, cet aveu primitif n’a pas été retenu par les autorités judiciaires et le lieutenant André de Saint-Avit a pu s’abriter derrière la liberté de se taire.

    Six ans après, s’est ouvert le deuxième acte de la tragédie.

    L’officier André de Saint-Avit, devenu capitaine, était maintenant secondé par le lieutenant Olivier Ferrières dans une autre expédition dans le massif du Hoggar.

     

    La liberté de se taire

     

    Le cadet avait du respect pour son supérieur direct. Respect qui a pris ensuite la forme de l’empathie, de l’admiration et de la fascination.

    Les confidences de l’aîné au cadet étaient une sorte de pacte entre les deux, jusqu’à leur dernier souffle, parmi les momies de la salle de marbre rouge.

    Le capitaine André de Saint-Avit n’avait plus à se taire, à taire son envoûtement.

    Il se sentait libre de ne plus se taire.

    Qu’est-ce qui a permis la libération de la parole ?

    La parole était devenue libre, parce que, cette fois-ci, le capitaine André de Saint-Avit a largué ses amarres pour un voyage sans retour. L’aventurier, déterminé et impatient, ne ressentait plus la nécessité de se taire pour se couvrir par rapport au qu’en-dira-t-on et à l’opprobre qui aurait rejailli sur sa carrière.

    Maintenant qu’il partait résolument à la rencontre de son Destin, qui se conjuguait au féminin et qui se nommait Antinéa, il n’avait plus besoin de la couverture des déferlantes de quartz doré.

     

    La liberté de se taire

     

    Pierre Benoit a été élu membre de l’Académie française douze ans après la parution de son roman L’Atlantide.

    Là où repose l’homme de lettres depuis six décennies, le bruit assourdissant des déferlantes n’est pas sans rappeler celui d’une tempête de sable.

     

    La liberté de se taire

     

    À présent, le conteur de l’Atlantide engloutie par les marées de quartz du Hoggar jouit pleinement de la liberté de se taire. Apparemment, du moins. Car, à regarder de près, sont gravés sur sa tombe ces mots, qui accompagnent une coupe sculptée dans le marbre funéraire : " L'eau de la pluie se rassemble au fond de cette coupe et sert à désaltérer l'oiseau du ciel ".

     

    La liberté de se taire

     

    L’écrivain continue donc de dialoguer avec la nature, le cosmos.

    Le sujet de conversation est l’eau douce, celle qui descend du ciel et qui aurait pu épargner le naufrage au vaisseau du désert, dirigé par le capitaine André de Saint-Avit.

    Face à l’immensité de l’eau salée, qui s’étend devant le cimetière marin de Ciboure, l’homme de lettres offre une source de rafraîchissement providentielle.

    Celui qui s’est octroyé la liberté de compléter le Critias de Platon en proposant une localisation de l’Atlantide sous l’océan de sable du Hoggar continue d’exercer la liberté de ne pas se taire.

    La liberté de se taire est une arme défensive, un stratagème, une stratégie.

    Pour le capitaine du Zeph et le mousse, la ballade du côté de l’Océan, sur le littoral du Pays Basque, a été très riche en émotions et en enseignements.

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