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Par zéphyros2 le 28 Janvier 2018 à 23:52
Dès qu’il a remis ses pieds à Ithaque, Ulysse a embrassé sa terre natale.
Elle était devenue autre, mais elle n’était pas défigurée. Elle ne ressemblait pas à une désolation, malgré la double décennie d’absence et d’abandon du maître attitré des lieux.
Ne devrait-on pas plutôt parler du jardin d’Ulysse ?
Dans ce cas, que serait devenu le jardin d’Ulysse après vingt ans de vacance du trône, si la Reine ne s’était pas occupée de l’entretien ? Entretien, mais aussi embellissement grâce au talent de la Reine, avec la culture d’espèces rares, inconnues auparavant. Nouveautés végétales qui s’appelaient Espoir, Constance, Persévérance, Pureté.
Effet de miroir. La plus belle fleur du jardin de la Reine était la Reine elle-même.
Beauté éblouissante, qui suscitait la double comparaison avec Artémis la Chaste et Aphrodite la Voluptueuse.
Séduction par la vue mais aussi par l’odorat.
Car le parfum de la Reine faisait accourir, non seulement des quatre coins de l’île, mais encore de toutes les îles avoisinantes, jusqu’à cent huit insectes butineurs mâles, tous très assidus, et qui l’assaillaient sans relâche, jour après jour.
Beauté du corps, mais aussi de l’être intérieur. Beauté de l’esprit, parce que la Reine était le double de son époux quant à l’intelligence. Beauté du cœur, surtout, parce que c’était la fidélité de l’épouse qui justifiait le retour du héros errant.
Depuis vingt ans, la Reine luttait contre le désespoir.
L’inflexible progression des jours la poussait invariablement vers un gouffre terrifiant, celui de l’absence définitive de son époux. Pour échapper à la voracité des soupirants, il fallait coûte que coûte entraver les conséquences de cette progression. C’est alors que la Reine s’est révélée fascinante dans le rôle d’alter ego de celui qui avait reçu tant de louanges pour l’habileté de ses ruses.
Heurter de front les prétendants au trône serait maladroit. La Reine faisait donc miroiter la perspective d’une nouvelle union avec l’un d’entre eux, le plus méritant d’entre eux tous, bien sûr. Mais elle assortissait cette vision onirique d’une condition : non pas de la preuve irréfutable du décès de son époux, mais de l’hommage d’une épouse à son beau-père, par l’intermédiaire d’un linceul que la Reine tisserait pour Laërte, le père de son époux. Les noces du nouveau couple royal auraient lieu dès que le linceul serait terminé.
La condition était plus que raisonnable. Elle honorerait même les soupirants en leur laissant la possibilité de se montrer pieux. La Reine a bien choisi son argument : évoquer le devoir conjugal envers un époux devenu fantôme aurait moins de prise sur les soupirants que pratiquer la piété envers un aïeul encore vivant et présent en chair et en os.
Pour gagner du temps, la Reine a avancé le pion de la verticalité sur l’échiquier du lien social, pour sauver le pion de l’horizontalité, qu’elle voulait préserver de l’abîme de l’oubli.
Ainsi, à la cour d’Ithaque, il était solennellement convenu que le nœud final qui fermerait la trame du linceul serait aussi le point d’arrêt où les Parques couperaient le fil de l’existence, virtuelle ou réelle, d’Ulysse. Le fils serait enveloppé par le linceul de l’oubli le jour où son père recevrait le vêtement pour les funérailles.
Double mort, donc. Pour éviter la proclamation imminente d’une mort, peut-être hypothétique et invérifiable, mais si ardemment désirée par la meute des soupirants, la Reine s’est vue dans l’obligation de programmer deux morts dans un futur qu’elle espérait très lointain, mais que les prétendants estimaient plutôt proche.
La Reine saurait-elle freiner, sinon ralentir la machine infernale qu’elle venait de lancer ? De quel instrument disposait-elle pour faire du temps inexorable un allié et non un ennemi ?
Avec l’intelligence qui caractérisait son époux, la Reine a trouvé qu’elle pourrait jongler avec le temps comme elle pouvait jongler avec les mailles.
Ainsi, le métier à tisser devenait l’outil de la survie de la mémoire de son époux : il suffisait de défaire, la nuit, ce qui était tissé juste avant, à la lumière du jour.
Devant le regard de tous, le métier à tisser illustrait la docilité au temps. Dans la pénombre, seules les intimes savaient et voyaient que c’était l’instrument de la résistance. Une résistance acharnée et héroïque.
Seules les intimes étaient conscientes de l’envers de la trame du temps dans les appartements de la Reine. Intimes au féminin, et au nombre de douze. Douze servantes en qui la Reine avait placé toute sa confiance.
En attendant le dénouement ultime et le verdict du Destin, il fallait préserver l’estime de soi, l’honneur, la respectabilité malgré les bourrasques de la convoitise, de la vantardise et de la grossièreté.
Sauver le parfum du jardin, ses attraits, sa raison d’être.
Pour cela, il fallait pleurer en silence, en secret, dans la nuit, et garder la tête haute en public, à la lumière du jour. Souffrir de jour comme de nuit, et réserver ses larmes à l’obscurité.
Jardin de la nuit.
Le jardin de la Reine d’Ithaque vibrait la nuit, vivait la nuit, renaissait chaque nuit.
La nuit comme confidente, car l’adversaire guettait le doute de l’épouse, les prétendants au trône traquaient le désespoir de la Reine.
La nuit comme libération, car le corset de l’autocensure pouvait enfin être enlevé sans risque. Et il arrivait que la souffrance devenait tellement insoutenable que la Reine implorait Artémis d’y mettre fin avec des flèches qui transperceraient le sein. (Odyssée, chant XX)
Le relâchement autorisé et protégé par la nuit pouvait être tel que la peine et le chagrin emmagasinés pendant la journée venaient hanter le sommeil. Alors, les rêves de la Reine s’inondaient de larmes ! (Odyssée, chant XIX)
La nuit comme résurrection, car la confection du linceul dédié à Laërte, le beau-père, était arrêtée, voire même rétrogradée. Et dans cette remontée du temps, la mort de l’époux royal, que les prétendants au trône voudraient proclamer chaque matin, était retardée chaque nuit grâce à la flamme de l’espérance.
La nuit comme revanche, car la fleur blessée par les intempéries se reconstruisait et se faisait encore plus belle grâce à la rosée.
Pendant combien de temps a fonctionné le stratagème de la Reine ? Le temps de la viabilité de la ruse dépendait directement du temps de la fiabilité des servantes. Au bout de trois ans, l’une d’elle a failli à son devoir envers la Reine en vendant le secret aux prétendants.
Le jardin de la Reine était donc envahi par des orties et des épines.
Puis est venu le jour où Ulysse a débarqué, incognito, à Ithaque.
L’heure du débroussaillage et du grand nettoyage a sonné.
Ceux qui avaient profané l’hospitalité et exhibé leur insolence étaient supprimés sans pitié par le maître des lieux de retour chez lui.
Les servantes qui avaient trahi le secret de la Reine pour obtenir les faveurs des prétendants ont toutes été pendues par Télémaque, le fils. Il y a eu douze pendaisons.
Expulsion des corbeaux et autres oiseaux de mauvais augure.
Chasse aux parasites, aux espions et aux traîtres.
Élimination des ronces et des orties.
Le jardin de la Reine a été purifié de fond en comble, avec énergie et rapidité.
Sur les terres royales, il y avait des champs de blé, des vignes, des oliveraies, des plantations de figuiers, des vergers pleins de pommiers et de poiriers.
Dans le jardin de la Reine, il y avait un spécimen qu’elle choyait plus que tous les autres. C’était un olivier. Mais il ne s’agissait pas de n’importe quel olivier. C’était l’olivier dont le tronc, profondément enraciné dans le sol d’Ithaque, formait l’un des pieds du lit conjugal. Lit absolument original, jadis conçu et réalisé par l’époux lui-même. Par rapport au temps, il signifiait que l’histoire d’amour du couple royal s’enracinait au plus profond de la terre d’Ithaque. Par rapport à l’espace, il ne pouvait pas du tout changer de place.
Le jardin de la Reine abritait donc un secret, connu seulement des deux époux. Ce secret était la pierre de touche qui permettrait à la Reine d’avoir avec certitude la véritable identité de celui qui venait de débarrasser la cour d’Ithaque de l’oppression des prétendants. Au vainqueur de l’épreuve du tir à l’arc, elle a proposé un repos bien mérité, mais sur le lit que la nourrice devait amener de la chambre nuptiale. Indignation immédiate de l’hôte, qui a crié à la profanation. Car il connaissait bien ce lit et ses caractéristiques, puisqu’il en avait été jadis et le concepteur, et le réalisateur. Toute la sève du passé était remontée avec véhémence, faisant éclore la vérité. La Reine pleurait de joie, certaine désormais que l’hôte qu’elle serrait dans ses bras était son époux, parti il y a vingt ans.
Grâce à son rôle d’authentification, le jardin de la Reine était le jardin de l’attente récompensée et de la vérité triomphante. Triomphe de la vérité dans l’espace intime, mais encore en périphérie.
En périphérie du palais, il y avait le jardin de Laërte, le beau-père. Sans la lucidité et l’opiniâtreté de la Reine, ce jardin serait, lui aussi, défiguré et saccagé par la horde des prétendants.
Or, c’était dans ce jardin paternel qu’Ulysse devait renouer complètement avec son passé et s’insérer pleinement dans le présent. Avec précision et enthousiasme, il passait en revue le legs qui lui était destiné : treize poiriers, dix pommiers, quarante figuiers et cinquante rangs de ceps dont chacun était vendangeable. Rien ne manquait à l’appel. Ainsi le présent pouvait se refermer sur le passé, sans anicroche. Fermeture de la cicatrice de la solitude pour le père qui était resté sur l’île, fermeture de la cicatrice de l’errance pour le fils qui en était parti. Disparition de la béance de l’absence.
Protéger le lien intergénérationnel, en l’absence du maître des lieux. Assurer la transmission du patrimoine que le grand-père avait à léguer au petit-fils.
Entre Laërte, le père de l’époux, et Télémaque, le fils, la Reine était, non pas le maillon faible, mais le maillon fort !
Après le rétablissement du droit et du pouvoir légitime, le jardin de Laërte, jusque-là inviolé grâce à l’intelligence de la Reine et à sa force de caractère, se mettait à respirer l’air de la liberté et de la confiance. Lui aussi, accédait de nouveau au bonheur sans retenue.
Retour de la quiétude dans tous les jardins d’Ithaque.
Début d’une nouvelle ère de prospérité, grâce à la lucidité et à l’opiniâtreté de la Reine.
Le chef jardinier était un personnage féminin, la déesse Athéna en personne.
Grâce à des ressources féminines, il y eu stabilité, préservation de l’ordre et création des conditions pour le retour à l’harmonie dans les jardins d’Ithaque.
Le jardin de la Reine d’Ithaque est un jardin du désir, soigneusement entretenu, farouchement protégé et somptueusement embelli par la victoire sur le temps.
Reine, par trois fois, tu nous as offert l’hospitalité. Nous en gardons un souvenir éblouissant !
Nous te sommes reconnaissants de nous avoir montré qu’il est possible de triompher de l’absence et de l’éloignement grâce à une foi inébranlable comme la tienne. Et pour avoir cette foi inébranlable, il faut aimer suffisamment !
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