• Les fleurs font le bonheur de la personne qui les reçoit, surtout quand elles sont offertes en signe de gratitude et d’amitié.

    Les anges du Languedoc, en visite à Lugdunum récemment, ont offert au Zeph un joli bouquet de tulipes augustéennes. Augustéenne, parce que la robe des pétales exhibait le pourpre impérial. Augustéennes encore, parce que ces tulipes avaient le charme de l’éternelle jeunesse du premier empereur de Rome.

     

    Le bonheur des fleurs

     

    Combien étaient-elles ? Dix. Dix, comme les « Dix Paroles », données au Mont Sinaï, pour fonder le code moral et juridique du peuple d’Israël, qui venait de s’affranchir de l’esclavage égyptien. Dans les Écritures Hébraïques et Grecques, le nombre 10 évoque la complétude terrestre. Les dix tulipes offertes au Zeph disaient que l’affection des anges du Languedoc était irréprochable.

    Les fleurs étaient inséparables de leur compagnon champenois, un être très pétillant, qui a aussi mis du pourpre dans ses habits.

     

    Le bonheur des fleurs

     

    La présence du champenois était drôle, exquise, grisante.

     

    Le bonheur des fleurs

     

    Le Zeph aussi, a fait appel aux fleurs pour souhaiter la bienvenue à ses hôtes. Le décor fleuri de la porcelaine voulait être une fête pour les yeux, juste avant l’extase des papilles.

    La passiflore était à l’honneur.

     

    Le bonheur des fleurs

     

    En l’occurrence, il s’agissait de l’espèce bleue, qui recevait des botanistes le nom de Passiflora caerulea, parce que chaque fleur était dotée de soixante-douze filaments aux reflets bleu violet.

    Il existait une créature ailée qui s’empressait de faire sien le bonheur des fleurs. Ses ailes étaient de magnifiques œuvres d’art, où se côtoyaient raffinement et faste. Son instinct butineur exprimait le bonheur de la gourmandise. Ce jour-là, son vol fantasque avait des reflets ocre jaune ou bleu outremer.

     

    Le bonheur des fleurs

     

    Bonheur de savourer le nectar de la vie. Bonheur de l’ivresse.

    Bonheur de butiner à sa guise, de choisir l’endroit et le temps. Bonheur de la liberté.

    Bonheur de la légèreté et de l’insouciance.

    Attirés par les effluves délicieux des moules farcies d’ail et de persil, des papillons sont venus batifoler jusque dans l’assiette.

     

    Le bonheur des fleurs

     

    Certains avaient le goût du sésame doré. D’autres, celui du pavot bleu. D’autres encore, celui du fromage gratiné.

    Le bonheur des fleurs est celui d’un savoir-vivre, qui chérit l’instant présent.

    Après la saison des fleurs, vient celle des fruits.

    Parmi les très nombreux présents comestibles apportés par les anges du Languedoc, il y avait les fruits de l’arbre qui gardait le seuil de leur demeure.

     

    Le bonheur des fleurs

     

    Nutriments gorgés de sucs, de soleil et d’affection, qui étaient indissociables de la figure de l’un des gardiens du temps, rencontrés en décembre dernier.

    Sur les arcades sourcilières de l’homme, fleurit la disponibilité. Dans ses yeux, brille la bonne humeur. Ses pommettes exhibent l’éclosion de l’humour. Sur ses lèvres, s’épanouit le savoir.

     

    Le bonheur des fleurs

     

    Fleurs de l’éthique, et non de la botanique.

    Le bouquet tire son éclat d’une sève spéciale, qui est l’amour du prochain. Étymologiquement, c’est l’amour qui est prodigué à ceux qui sont proches, spatialement et biologiquement, par le cordon ombilical.

    D’aucuns s’adressent à l’homme en l’appelant « Mich’ », parce qu’il se prénomme comme l’archange qui terrasse le Dragon. Le mousse préfère l’autre surnom, qui est « Pépi », et qui a été inventé pour éviter la confusion avec l’autre « Papi » dans l’arbre généalogique. Mais Pépi est aussi le nom d’un pharaon de la VIè dynastie.

    En préférant le surnom « Pépi », le mousse rend hommage à la grandeur de l’homme et de sa contribution à l’histoire. En l’occurrence, sa contribution à l’histoire de celui qui est devenu le capitaine du Zeph est vraiment phénoménale !

    À lui tout seul, le visage de « Pépi » est un magnifique bouquet floral, qui ne se flétrit pas, ni au fil des heures, ni au fil des jours. Parce que le lien intergénérationnel que cultive « Pépi » connaît une floraison qui a lieu quelle que soit la saison.

    Ravi du voyage culinaire préparé par le mousse, « Pépi », l’homme de savoir, de sagesse et de saveur s’est empressé de proposer que la besace du visiteur soit remplie de ce que la récente floraison dans le jardin avait engendré de plus beau, de plus succulent et de plus tonique.

    Le bonheur des fleurs est celui d’un lien intergénérationnel vivace, prospère et fécond.

    Autre floraison du temps passé, qui s’associe volontiers à celle du temps présent : les hampes fleuries de l’asphodèle. Le capitaine a confié au mousse que c’était l’une des fleurs de prédilection de l’univers maternel. C’était sur l’île d’Αμοργός – ΑΜΟΡΓΟΣ que pour la première fois, le mousse prenait conscience de l’existence de l’espèce florale. À cette époque, l’île venait d’avoir l’auréole que lui conférait « Le Grand Bleu » de Luc Besson.

    Les escales à La Ciotat ont donné lieu à plusieurs visites du ravissant parc du Mugel. Sur les hauteurs du parc, l’asphodèle a établi son fief. L’abondance de ses hampes voluptueuses a rappelé au mousse la leçon de botanique reçue à Αμοργός – ΑΜΟΡΓΟΣ.

     

    Le bonheur des fleurs

     

    Le bonheur suscité par la floraison de l’asphodèle était celui d’une initiation à l’art floral, qui associait judicieusement la transmission du savoir et l’amour maternel.

    Le bonheur des fleurs est celui d’un héritage esthétique, affectif et éthique. C’est le bonheur d’une floraison qui unit le présent et le passé.

    Le bonheur des fleurs peut-il aussi concerner les temps futurs ? Comment le savoir et en être certain ?

    La réponse a été fournie au Zeph, lors de son exploration des îles Lavezzi, qui sont célèbres, entre autres, à cause du naufrage d’une frégate française de premier rang.

    À cette occasion, le Zeph a mouillé du côté de la Cala di u Grecu. Il était facilement reconnaissable à son linge multicolore, qui séchait allègrement au vent. En effet, les effluves de la Sardaigne toute proche faisaient que de temps à autre, il se croyait sous le ciel de l’Italie.

     

    Le bonheur des fleurs

     

    Le Zeph était encore identifiable par les quatre pavillons qu’il arborait fièrement. Tout en haut, il y avait celui de la Corse, avec une tête masculine noire, sur un fond blanc. Juste au-dessous, c’étaient les couleurs de Lyon, avec trois fleurs de lys dorées sur un fond bleu et le roi des animaux debout sur un fond rouge. Au-dessous encore, il y avait le drapeau offert par le Club Nautique de la Seyne-sur-Mer, qui nous avait beaucoup aidés, surtout pour le ravitaillement en carburant. Enfin, on trouvait le pavillon de la Camargue, avec son triple emblème en traits noirs sur un fond blanc : la croix pour la foi, l’ancre pour l’espérance et le cœur pour l’amour.

    L’histoire des Lavezzi est indissociable du triste sort survenu à une frégate impériale, baptisée « La Sémillante ».

     

    Le bonheur des fleurs

     

    Partie de Toulon, la Sémillante était en route vers Constantinople pour apporter des renforts aux troupes françaises engagées dans la guerre de Crimée. Le 15 février 1855, elle était rattrapée par une redoutable tempête d’Ouest/Sud-Ouest. Impuissante, elle s’est fracassée sur l’îlot de l’Acciarino, dans l’archipel des Lavezzi.

    Au bruit assourdissant du heurt, s’est ajouté le cri de l’épouvante, qui s’est échappé de plusieurs centaines de bouches horrifiées. Les mâts se sont écroulés. Dans son explosion, la coque a projeté pêle-mêle dans les flots mugissants la cargaison humaine. Certains étaient déjà broyés dans le choc. D’autres, désarticulés, étaient roulés sans ménagement dans les vagues, pour aller s’écraser contre le rocher.

     

    Le bonheur des fleurs

     

    Personne n’a survécu !

    Chaos effroyable, détresse paroxystique, destin monstrueux.

    Sur les lieux du désastre, la marine française a érigé un mémorial en granit, qui avait la forme d’un obélisque. Le Zeph voulait une empreinte de ce monument funéraire dans les souvenirs personnalisés qu’il ramènerait des Lavezzi.

     

    Le bonheur des fleurs

     

    La tragédie instruit.

    Sur les 773 personnes embarquées à Toulon, 213 étaient restées définitivement prisonnières de la mer. Quant aux 560 corps que celle-ci a bien voulu rendre, dans quel état étaient-ils ? Sauf pour le capitaine et l’aumônier de la frégate, aucun corps retrouvé ne portait des vêtements. L’exhortation à se débarrasser des habits aurait été donnée pour mieux nager et ne pas être entravé dans la lutte contre l’étreinte impitoyable des flots meurtriers, car il s’agissait de préserver les chances de survie, si infimes soient elles.

    L’état de délabrement, de décomposition et de putréfaction causé par un séjour prolongé dans l’enfer marin était tout à fait bouleversant. Les corps étaient méconnaissables, absolument non identifiables. Chaque bloc de pierre équarrie, dont la fonction était de préserver le souvenir d’un amas de débris organiques, était une sépulture du naufragé inconnu. Sur une telle sépulture, rien n’y était gravé. Rien ne pouvait y être gravé.

     

    Le bonheur des fleurs

     

    C’était très émouvant de voir que ces tombes de l’anonymat étaient fleuries avec autant de grâce par la Nature. Le lis maritime, si splendide par la fraîcheur de son teint, par la douce courbure de sa croissance et par l’affectueuse proximité avec le relief minéral, n’a pas manqué de rappeler ces mots des Écritures grecques :

     

    καταμάθετε τὰ κρίνα τοῦ ἀγροῦ πῶς αὐξάνει οὐ κοπιᾷ οὐδὲ νήθει

    λέγω δὲ ὑμῖν ὅτι οὐδὲ Σολομὼν ἐν πάσῃ τῇ δόξῃ αὐτοῦ περιεβάλετο ὡς ἓν τούτων

    εἰ δὲ τὸν χόρτον τοῦ ἀγροῦ σήμερον ὄντα καὶ αὔριον εἰς κλίβανον βαλλόμενον ὁ θεὸς οὕτως ἀμφιέννυσιν οὐ πολλῷ μᾶλλον ὑμᾶς ὀλιγόπιστοι

    ΚΑΤΑ ΜΑΘΘΑΙΟΝ Κεφ. ϛ '

     

    « Observez les lis des champs, comme ils croissent : ils ne peinent ni ne filent,

    Et je vous le dis, Salomon lui-même, dans toute sa gloire, n’a jamais été vêtu comme l’un d’eux !

    Si Dieu habille ainsi l’herbe des champs, qui est là aujourd’hui et qui demain sera jetée au four, ne fera-t-il pas bien plus pour vous, gens de peu de foi ! »

    Évangile selon Matthieu, chapitre 6, versets 28 à 30

     

    Le four est le lieu de la destruction par le feu, l’endroit de la réduction en cendres.

    Sur le plan esthétique, les cendres n’ont aucun attrait : leur couleur est grisâtre, leur aspect est terne. Sur le plan éthique, les cendres n’ont aucune valeur : elles se mélangent aisément à la poussière et se confondent avec cette dernière.

    Et malgré ce retour à l’insignifiance, la vie végétale se dote d’instants éclatants dont la splendeur dépasse la créativité de l’homme.

    Le texte grec comporte deux indications temporelles : « aujourd’hui » et « demain ». Autrement dit, le changement funeste peut arriver du jour au lendemain. La signification est double : d’une part, la mise en garde concerne la fragilité du statu quo ; d’autre part, l’avertissement pointe du doigt la soudaineté du changement.

    Le caractère soudain est une forme de brutalité dans l’écoulement du temps. Il s’y ajoute une autre brutalité, qui est dans la modalité, et qui se traduit par l’anéantissement total.

    Dans les faits, la Sémillante a bien été victime de cette double violence.

    D’abord, la violence à travers la soudaineté du naufrage. En effet, la frégate a quitté Toulon le mercredi 14 février 1855 à 11 heures du matin. À ce moment-là, qui aurait pensé que le lendemain, la mer engloutirait tout, corps et biens ?

    Ensuite, la violence du choc contre un haut-fond rocheux, avec une vitesse estimée à 12 nœuds. Dans le rapport du contre-amiral Pierre Rouyer, on peut lire ceci : « La coque de la frégate avait littéralement éclaté comme une coquille de noix écrasée. » Presque un tiers des personnes embarquées n’a jamais été retrouvé. Quant aux corps qui étaient revenus vers le rivage, aucun n’était entier. Tous étaient déchiquetés.

    Dans ce contexte d’impuissance et d’affliction, la floraison du lis sauvage à côté des tombes de l’anonymat contenait un message de la plus haute importance.

     

    Le bonheur des fleurs

     

    Le lis maritime, qui fleurissait avec tant de grâce près des pierres tombales vierges de toute inscription, assurait à tous les naufragés de la Sémillante qu’un jour, ils porteraient de nouveau des habits décents, et même splendides.

    Rhabiller les corps, avec du beau linge. Mais auparavant, il faudra habiller de nouveau les squelettes avec la chair et les muscles. Et bien avant encore, il faudra rassembler les os éparpillés, reconstituer les squelettes pour les ramener à leur intégrité. Rétablir les jointures et les rendre fonctionnelles, comme les coutures qui assemblent des étoffes pour en faire un bel ensemble.

    Ce jour du rétablissement est celui de la grâce qui vient d’en haut.

    La nuit de l’anonymat prendra fin. Cessera la dislocation du corps et de l’identité.

    Y a-t-il un bonheur plus grand que celui de voir le corps des naufragés retrouver leur intégrité et leur vigueur, évoquées par la splendeur du lis de l’espérance et de la consolation ?

    Le bonheur des fleurs est celui de l’évocation d’un cadre naturel agréable et harmonieux. C’est le souvenir de l’Éden.

    Le bonheur des fleurs est celui d’une nostalgie. Nostalgie d’un paradis où foisonnaient des espèces florales sublimes.

    Nostalgie d’un lieu et d’une époque où les conditions de vie étaient sans flétrissure pour la relation à autrui ou pour la jouissance de son propre corps. Nostalgie de l’Éden perdu.

    La floraison du lis sauvage dans les cimetières des Lavezzi, elle, porte la glorieuse promesse que cet Éden sera retrouvé.

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