• Charme incontestable quand le froid fait son apparition. Charme d’autant plus irrésistible quand l’organisme a souffert du gel.

    Avec son sens de l’à-propos, l’Aventy aborde la question en laissant Saranda marquer de son sceau l’envoi effectué il y a une semaine et consacré à l’Albanie.

    Géographiquement, Saranda est le port méridional de l’Albanie. Située seulement à une douzaine de minutes à vol de pigeon de l’île de Corfou, la cité portuaire est comme un poste-frontière.

    Sur le plan de la phonétique, Saranda, avec la sonorité de toutes ses consonnes et de ses voyelles, est le vocable grec σαράντα – ΣΑΡΑΝΤΑ, qui signifie « quarante ». Voilà donc ! Mais quarante quoi ? Quarante corps immolés dans le gel, au milieu d’un lac de Sébaste, en l’an 320, sous le règne de Licinius, empereur romain d’Orient.

    Sébaste se trouvait dans la Cappadoce, qui est encore une région de l’actuelle Turquie. En Cappadoce, surtout dans la partie orientale qui jouxte l’Arménie, le climat est continental, l’hiver est rude et la neige n’est pas rare.

     

    Le charme du foyer de chaleur

     

    Avant leur condamnation, les quarante suppliciés servaient dans la Douzième Légion, qui tenait garnison sur les rives de l’Euphrate pour protéger la frontière orientale de l’Empire Romain. La Legio Duodecima portait le surnom de Fulminata parce que son emblème était un éclair qui zébrait le ciel.

    Les quarante légionnaires qui étaient traduits devant la justice impériale étaient des soldats de l’empereur et en même temps des soldats du Christ.

     

    Le charme du foyer de chaleur

     

    Le représentant de l’autorité augustéenne en Cappadoce les a sommés de répondre à la question : lequel de ces deux statuts prévalait sur l’autre ? L’épreuve du lac gelé était censée les aider à trancher la question.

    Nus, ils devaient passer la nuit dans un lac qui a gelé. Le tribunal a même prévu le cas de la repentance, en installant à proximité du lac gelé des bains chauds, destinés à accueillir tous ceux qui voudraient revenir sur leur serment de fidélité au Nazaréen.

     

    Le charme du foyer de chaleur

     

    Toutes les illustrations font apparaître en périphérie ce caldarium improvisé, qui offrait le soulagement et le confort grâce à un foyer de chaleur.

    Dans leur sagesse prémonitoire, les condamnés avaient profité des derniers instants avant l’entrée dans l’eau glacée pour mettre par écrit leur volonté commune : pas de fissure, pas de craquèlement, pas de détachement, pas de départ, pas de perte.

    Désir d’intégrité, espérance de cohésion.

    Prévision optimiste pour le plus jeune du groupe, en présumant que sa jeunesse lui donnerait plus de résistance pendant l’épreuve et plus de chance pour survivre. Considération qui ne tenait aucunement compte du caractère extrême de la volonté destructrice de l’adversaire.

    Anticipation de la conduite à mener. Dans quelle mesure cette anticipation était-elle réaliste ?

    Le but de cette projection était-il de repousser les limites de chacun ou de les prendre en compte ?

    Les règles de vie avant l’épreuve pouvaient-elles subsister pendant l’épreuve ?

    Finalement, il y a eu rupture, scission et désertion. Celui qui a quitté le navire de la solidarité était même l’un de ceux qui avaient participé activement à la rédaction de la volonté testamentaire du groupe des quarante résistants.

    Qui est irremplaçable ? Surtout pas celui qui vient de quitter le lac gelé pour les bains chauds. Un surveillant, touché par l’héroïsme des trente-neuf autres, se met à adhérer à leurs convictions, se sépare à son tour de ses vêtements et s’empare de la place vacante.

     

    Le charme du foyer de chaleur

     

    On reconnaît le nouveau disciple à son manteau écarlate et à son port de tête. Couleur rouge de la tunique habituelle du légionnaire, tunique dont il n’a pas encore eu le temps de se défaire. Tunique dont la couleur évoque le foyer de chaleur qu’il vient seulement de quitter. Le port de tête exprime l’enthousiasme et la fierté.

    Quant à l’autre silhouette dont il croise le chemin, elle s’apprête à disparaître dans l’édifice. De ce personnage n’apparaît que le dos voûté. Allusion au fait qu’il courbe l’échine devant la violence des persécuteurs. On ne voit pas la tête, au sens propre, comme au sens figuré : il l’aurait perdue ! Cet homme est mort sur le champ, à cause du choc thermique.

    Soit dit en passant, comme les sous-vêtements étaient magnifiques avec leurs teintes séduisantes et les ondulations sensuelles de leurs plis gracieux ! Sublimes tuniques en miniature conçues pour l’intimité, qui montraient que les Quarante n’étaient ni des rustres, ni des ascètes, mais des hédonistes qui aimaient la vie et qui avaient beaucoup de goût. Leur tenue vestimentaire, même dans ce qu’elle avait de caché, témoignaient que virilité et élégance pouvaient fort bien aller de pair, et que le génie militaire avait tout à gagner en obtenant la complicité de la science de la coquetterie.

    Pudeur ou précaution habituelle contre le froid qui descendait du Caucase ou de l’Arménie. Dans tous les cas, ce ne seraient pas ces vêtements symboliques qui isoleraient longtemps l’épiderme et les viscères du froid glacial.

    La cruauté de l’épreuve provoque un regain d’affection fraternelle.

    La jeunesse n’a pas le privilège de la résistance. Si l’on s’attend à voir des anciens soutenus par des jeunes, l’artiste montre aussi que bien des jeunes sont soutenus par leurs aînés.

     

    Le charme du foyer de chaleur

     

    Le corps affaibli se penche vers l’avant ou tombe à la renverse. Les bras vaillants portent le dos, étreignent l’abdomen, ou soutiennent les épaules, voire une seule épaule. La variété des positions témoigne de la vigilance et de la sollicitude qui assurent la cohésion du groupe.

    Mais il n’y a pas que des scènes de détresse, il y a aussi des scènes de tendresse. Il n’y a pas que l’urgence d’agir, il y a aussi le temps de la consolation. Comme elles sont belles, ces têtes penchées affectueusement l’une vers l’autre, pour dire que l’amour enseigné par le Nazaréen triomphe de la mort !

     

    Le charme du foyer de chaleur

     

    Une main se pose sur l’épaule, pour chercher des forces ou en donner.

    Quel réalisme émouvant !

    C’est ce foyer de chaleur fraternelle qui a décidé le surveillant de rejoindre les suppliciés.

    Morsures, gerçures, brûlures allaient crescendo.

     

    Le charme du foyer de chaleur

     

    Au petit matin, la vie est devenue très ténue et parcellaire, mais elle n’a pas tout à fait déserté le groupe des Quarante. L’ordre a été donné de briser les jambes, de brûler tout le monde et de disperser les cendres dans une rivière.

    Membres brisés. Rompre ce qui a permis de se tenir debout. Anéantir ce qui a assuré l’équilibre.

    Double brûlure. Avant la brûlure par le feu, il y a eu la brûlure par le gel. Après le lac gelé, c’était le bûcher dévorant. Gel, puis incinération. Terrible épreuve « de feu et de glace » !

    Incinération. Réduire en cendres. Mettre en miettes, jusqu’à l’étape ultime, jusqu’à ce que chaque parcelle résiduelle devient infinitésimale, jusqu’à ce que le corps n’est plus qu’un amas de poussière. Non pas une poussière obtenue par un processus à froid, mais par une méthode violente, par un passage dans le feu. Non pas une poussière qui résulte d’une décomposition lente et progressive, mais d’une accélération du temps. Une poussière qui se nomme cendre.

    Tous ont péri, y compris le plus jeune, sur qui reposaient les espoirs de sépultures du groupe.

     

    Le charme du foyer de chaleur

     

    Il va de soi que l’Orient honore comme il se doit la mémoire des Quarante Martyrs de Sébaste. Le Mont-Athos leur consacre un monastère tout entier, qui se nomme Ξηροποτάμου – ΞΗΡΟΠΟΤΑΜΟΥ.

     

    Le charme du foyer de chaleur

     

    On rencontre ce monastère avant tous les autres quand on prend la route qui va du port de Dafni jusqu’à la capitale Karyès.

    En 1507, cet édifice consacré aux Quarante Martyrs a été la proie d’un violent incendie.

     

    Le charme du foyer de chaleur

     

    À cette époque, la Grèce, y compris tout le Mont-Athos, était sous domination ottomane. L’occupant était loin de partager les intérêts politiques ou les préoccupations religieuses du monastère. Et pourtant, c’était le Sultan lui-même qui a mis les mains dans ses poches pour financer avec largesse la restauration du monastère. Que s’était-il passé pour que le Grand, le Cruel, l’Abominable Sélim 1er ordonne que des fonds soient envoyés au monastère pour effacer les traces de l’incendie ?

     

    Le charme du foyer de chaleur

     

    Le Sultan a vu dans une vision quarante cavaliers qui proposaient leur protection en échange de la restauration de leur « Maison ». L’interprétation les associait aux Quarante Martyrs. Par pragmatisme, le Chef de la Sublime Porte a préféré débloquer sa propre trésorerie en faveur de Ξηροποτάμου – ΞΗΡΟΠΟΤΑΜΟΥ.

    C’est dire à quel point la piété des Quarante franchit les frontières et les siècles !

    L’Occident aussi a honoré très tôt la mémoire des Martyrs de Sébaste en leur offrant un sanctuaire au cœur même du Forum Romain. L’Église dédiée à cette commémoration porte le nom de Santa Maria Antiqua.

    Lors de sa première visite du Forum Romain, le capitaine est monté au Mont Palatin en passant devant le temple des Dioscures.

     

    Le charme du foyer de chaleur

     

    L’Église Santa Maria Antiqua était juste sur le passage, entre le temple des Dioscures et le Palatin.

    Certains jours, une lumière d’or s’échappe de l’espace intérieur de l’Église Santa Maria Antiqua, franchit la porte béante et se répand dans le Forum Romain.

     

    Le charme du foyer de chaleur

     

    Foyer de lumière splendide, qui évoque le foyer de chaleur fraternelle au milieu du lac gelé.

    À la fin du séjour dans la Cité des Césars, le capitaine a dit au revoir au Forum Romain en le contemplant de la colline du Capitole.

     

    Le charme du foyer de chaleur

     

    Là encore, dans la perspective qui se dévoilait de l’arc de triomphe de Septime Sévère jusqu’à celui de Titus, la silhouette de l’Église Santa Maria Antiqua n’a pas manqué de laisser son empreinte millénaire.

    Si l’Aventy est passé devant la Saranda de l’Albanie pour revenir en Italie, l’esprit du Zeph, lui, était passé tout près des « Saranda » de Sébaste en auscultant le cœur battant de l’Italie antique.

    Lucie de Syracuse, puis Georges de Lydda. Et à présent, les Quarante de Sébaste. Que des dissidents notoires, tout à fait dans l’ordre chronologique. Le fil de l’Histoire est déroulé sans entorse, ni rebroussement.

    Depuis Lucie, l’Aventy a suivi la route de la dissidence, en toute liberté, sans être inquiété par une administration ou un système étatique. Certes, de temps à autre, il y a eu un « son et lumière » de circonstance, qui rappelle le contexte initial : désagrément pour le touriste en quête de confort, mais pas pour l’aventurier en quête de sens. Rétrospectivement, la route de la dissidence était un cadeau inattendu de l’Adriatique. Avec certains, l’Adriatique choisit de montrer les perles de sa géographie. Avec d’autres, elle préfère dévoiler les trésors de son histoire.

     

    Le charme du foyer de chaleur

     

    Le Zeph, lui, est tout heureux de continuer à se balader dans l’univers grec, même seulement en esprit et en périphérie. Merci à l’Aventy !

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