• Le désir de fraternité

    Le désir de fraternité peut être une demande ou une offre.

    À Αντίκυρα – ΑΝΤΙΚΥΡΑ, deuxième halte sur la route de Corinthe à Delphes, les deux modalités d’expression ont existé, de surcroît dans cet ordre.

    Le vent, qui repoussait le Zeph du quai, a obligé le capitaine à réclamer de l’aide à haute voix. Talonnés par l’inquiétude, nous souhaitions que le voilier déjà amarré manifeste un élan de fraternité à l’égard du Zeph. Comme dans un premier temps, aucun geste bienveillant n’apparaissait du côté du quai, le capitaine a crié son désir de fraternité, parce que la manœuvre d’approche s’annonçait risquée.

    Finalement, l’équipage du voilier amarré, puis son capitaine nous ont donné le coup de main espéré. Le Zeph a remercié son frère du moment par une tasse de café.

    Les deux seules places disponibles le long du quai étaient à présent prises.

     

    Le désir de fraternité

     

    L’un des deux voiliers battait pavillon suédois, l’autre arborait les couleurs de la France.

    Le danger, surtout celui en mer, est un contexte propice à l’émergence du désir de fraternité.

    Lien éphémère sans doute, mais ô combien utile au moment où il est sollicité.

    Frères d’un instant, frères d’un jour.

    Le lendemain, la nef suédoise a anticipé le désir de fraternité du Zeph, qu’elle a vu s’immobiliser au large d’Αντίκυρα – ΑΝΤΙΚΥΡΑ, sur la route du Sud-Ouest. Le Zeph voulait se débarrasser d’un bouchon biologique coriace, qui empêchait depuis plusieurs jours les flux d’assainissement. L’opération devait avoir lieu loin de toute trace de civilisation. La nef suédoise a cru que le Zeph était victime d’une avarie. L’offre de venir en aide a retenti avec beaucoup de sincérité en provenance de la coque mobile. À nos frères d’un jour, nous avons répondu que tout rentrait dans l’ordre. Rassurés, ils ont poursuivi leur route.

    Le lendemain de notre arrivée à Ιτέα – ΙΤΕΑ, la Gaule républicaine célébrait sa fête nationale. Le bateau qui était derrière le Zeph, et qui battait aussi pavillon français, participait à cette célébration en pavoisant avec une multitude de drapeaux venant des cinq continents.

     

    Le désir de fraternité

     

    La fraternité était partie intégrante de l’idéal de la Révolution française, et l’aspect joyeusement coloré du grand pavois rappelait que l’élan de fraternité avait vocation à devenir universel. Ce jour-là, sur les quais d’Ιτέα – ΙΤΕΑ, la fête n’était pas que symbolique. Au contraire, elle offrait un magnifique contexte où le désir de fraternité émanant de nos voisins français s’est exprimé concrètement par une sollicitude fort émouvante.

    En effet, nous leur avons dit que nous irions nous promener à Γαλαξίδι – ΓΑΛΑΞΙΔΙ en fin d’après-midi, et que nous serions de retour au bateau pour le coucher du soleil. Γαλαξίδι – ΓΑΛΑΞΙΔΙ était à une dizaine de kilomètres à vol d’oiseau d’Ιτέα – ΙΤΕΑ. Jusque là, tout semblait banal. Le hic, c’était que le capitaine du Zeph n’a pas prévu de faire la balade ni en en bus, ni en vélo, mais en annexe ! Un mélange d’inquiétude et d’admiration se lisait sur le visage de nos voisins français. La distance par voie de mer, et surtout le caractère imprévisible de la météo les incitaient à nous recommander la plus grande prudence. Puis ils nous ont dit qu’ils nous guetteraient au coucher du soleil, pour être sûrs que nous serions de retour, sains et saufs.

    L’annexe du Zeph a accosté le débarcadère de Γαλαξίδι – ΓΑΛΑΞΙΔΙ dans l’euphorie.

     

    Le désir de fraternité

     

    Elle se sentait en sécurité à proximité d’un abri qui avait la silhouette d’un temple antique.

    Vite, nous avons rejoint les versants qui avaient encore le soleil. Comme nous étions heureux de retrouver l’ambiance des Cyclades !

     

    Le désir de fraternité

     

    La palette si stimulante des bleus et des blancs, et l’extraordinaire coquetterie des jardins et des balcons fleuris nous faisaient oublier le temps de la montre.

    À l’heure où nous aurions dû penser à rentrer, le capitaine s’est assis à la terrasse d’une taverne du port pour déguster une « pita gyros ».

     

    Le désir de fraternité

     

    Associer le plaisir du palais et celui de la vue, savourer la viande parfumée aux épices et contempler la lumière rasante qui illuminait la baie.

    Quand est venue l’heure de faire démarrer l’annexe, l’ombre a recouvert tout le site.

    À cause du vent, les flots étaient beaucoup plus agités qu’à l’aller. La fraîcheur du soir accentuait l’inquiétude, que nous tentions de maîtriser.

    La route semblait longue, parfois interminable.

    L’arrivée à Ιτέα – ΙΤΕΑ a eu lieu à la nuit tombante. Nos amis français nous ont dit qu’ils avaient scruté l’horizon à plusieurs reprises, non sans appréhension. Nous les avons remerciés pour leur touchante sollicitude.

    Le péril fait émerger le désir de fraternité. Celui-ci croît avec celui-là.

    Au temps où la démocratie venait de naître, le désir de survie du peuple grec face au terrible rouleau compresseur perse était indissolublement lié au désir de fraternité qui cimentait l’armée athénienne.

    Malgré l’écrasante supériorité numérique de l’adversaire, les Grecs ont vaincu. Ils ont vaincu, parce qu’ils disposaient des derniers atouts apportés par la toute jeune démocratie.

    L’armée grecque ne comptait que des hommes libres et égaux, ce qui n’était pas le cas des envahisseurs. Le nouveau statut de citoyens libres et égaux, acquis grâce à la naissance de la démocratie, aiguisait le désir de fraternité. La conscience politique nourrissait et fortifiait la conscience éthique.

    L’une des armes les plus importantes de l’infanterie grecque était le bouclier circulaire, que les Anciens nommaient ὅπλον – ὍΠΛΟΝ. Ce terme était la racine du mot désignant le fantassin qui en était muni : ὁπλίτης – ὉΠΛΊΤΗΣ en grec, hoplite en français.

    Fait de bois et recouvert de bronze, le bouclier circulaire mesurait un mètre de diamètre, et était tenu par l’avant-bras gauche. En position haute, sa surface débordait de 50 cm sur la gauche. De cette façon, il protégeait aussi l’hoplite qui se trouvait à gauche.

     

    Le désir de fraternité

     

    L’agencement des armes permettait au désir de fraternité de se concrétiser sur le champ de bataille. Le bouclier pesait huit kilos. Sur ces huit kilos portés à bout de bras, quatre étaient destinés à assurer la survie du frère d’armes immédiatement à gauche.

    Le désir de fraternité, vigoureux et ardent, façonnait directement le sort individuel du guerrier qui combattait à gauche, mais aussi le destin collectif de tout un peuple qui osait se dresser contre l’envahisseur perse.

    Soudés mentalement, corporellement et tactiquement, les hoplites athéniens ont offert à la jeune démocratie grecque une victoire éclatante sur l’impérialisme perse. Le lieu de la victoire était la plaine de Marathon.

     

    Le désir de fraternité

     

    600 vaisseaux armés par le Roi des Rois devaient y débarquer pour châtier Athènes la rebelle, qui ne se trouvait plus qu’à une quarantaine de kilomètres de là. Mais le désir de fraternité, exacerbé et porté à l’incandescence chez les hoplites athéniens, a fait échec à l’ambition perse en refoulant à la mer le péril qui était venu par la mer.

    Le feu sacré de la fraternité, qui a engendré cet épisode glorieux, se voit encore de nos jours, à Athènes, sur la Place du Parlement, à l’occasion de la relève de la garde présidentielle.

    L’aîné ne se préoccupe pas seulement de la perfection de la tenue vestimentaire, de l’élégance du geste de la parade, ou de la coordination des mouvements du groupe. Il s’intéresse aussi au confort de chaque être, éponge délicatement la sueur, caresse l’épiderme avec douceur, envoie des signaux d'encouragement ou de félicitation.

     

    Le désir de fraternité

     

    Il essuie le front, le cou, mais aussi la nuque.

    Il éponge la sueur des joues, du menton et même des lèvres.

     

    Le désir de fraternité

     

    Aucune partie du visage n’est oubliée.

    L’étoffe qui sert à faire disparaître les traces de la transpiration a une couleur intermédiaire entre le vert de la chlorophylle et l’azur de la mer. Harmonie chromatique pour dire la sollicitude d’une terre où l’olivier est sacré et où l’horizon est toujours baigné par l’azur des flots.

    À la fin, l’aîné soulève le couvre-chef du cadet, et transmet à la partie la plus élevée de la tête la fraîcheur de l'air et le souffle vivifiant de la fraternité.

    Intimité affectueuse dévoilée avec pureté.

    Les yeux du soldat choyé s’empourprent de gratitude et de bonheur.

    L’émotion du cadet est palpable. Celle du Zeph aussi. Instant de communion inattendu, mais nécessaire. Communion entre Grec et Grec, pour célébrer la cohésion. Communion entre la Grèce éternelle et le voyageur attentif et attentionné, pour oublier les désagréments de la crise actuelle et se souvenir de la splendeur de jadis du berceau de la démocratie.

    Sur la Place du Parlement grec, jusqu’où peuvent s’émouvoir les entrailles ? Jusqu’à la mort, semblent dire les physionomies débordantes de sollicitude mutuelle et les gestes d’affection réciproque.

    Le désir de fraternité, comblé et magnifié en souvenir de la victoire à Marathon, est un état naturel et un sujet de fierté. Démonstration de cohésion, il n’a pas à s’embarrasser de la pudeur. Au contraire, il s’offre en spectacle pour être contemplé, admiré, désiré à son tour. Désirer le désir ! Quelle belle empathie ! Comme il est superbe, émouvant et communicatif, le désir de fraternité mis en scène sur la Place du Parlement grec !

    L’idéal de liberté fédère les habitants d’une même terre, mais aussi tous les esprits dévoués à la même cause.

    Après quatre siècles de domination ottomane, la Grèce a voulu s’affranchir du joug de l’oppresseur. Cette lutte pour l’indépendance a soulevé en Occident un désir de fraternité qui transcendait les frontières.

    Lord Byron y a consacré sa fortune, son temps et son énergie.

    Un portrait où il apparaissait habillé en costume local montre qu’il considérait comme ses frères les Grecs opprimés par l’Ottoman.

     

    Le désir de fraternité

     

    Le poète anglais est mort à cause d’une malaria contractée sur le champ de bataille. Mais la Grèce n’a pas oublié celui qui avait manifesté de façon si exaltée son désir de fraternité.

    Le Jardin des Héros à Missolonghi réserve une place d’honneur à la statue de Lord Byron.

     

    Le désir de fraternité

     

    Son corps a été inhumé en Angleterre, mais son cœur, oui son cœur biologique, est resté en Grèce, sous la statue.

    Deux ans après le décès de Lord Byron, Missolonghi, qui avait jusque là héroïquement résisté, est tombée devant l'ennemi. Les survivants étaient presque tous exterminés. C'était la Grèce elle-même qui mourait à Missolonghi !

    À son tour, Victor Hugo s’est fait le porte-parole du désir de fraternité, devenu plus urgent que jamais. Dans ses vers, résonnait l’appel :

    « Frères, Missolonghi fumante nous réclame... »

    ( Orientale Troisième, les Têtes du Sérail. III, La première voix. Juin 1826 )

    « Fumante » était Missolonghi, écrivait Victor Hugo, abasourdi et révolté. Car le sacrifice de Missolonghi était tout récent.

    Missolonghi qui avait résisté à deux sièges et a succombé au troisième. Missolonghi qui était défendue par 3000 hommes mais qui était encerclée par 30000 assaillants. Missolonghi qui a mangé tous ses chats, ses chiens, ses ânes et ses chevaux. Missolonghi qui souffrait d’ulcères, de scorbuts, de diarrhées et de gonflements aux articulations. Missolonghi qui a tenté une sortie héroïque dans la nuit du 22 au 23 avril 1826, mais qui en définitive a été massacrée sans pitié.

     

    Le désir de fraternité

     

    À tous ceux qui étaient disposés à venir en aide aux insurgés grecs après la chute de Missolonghi, Victor Hugo disait « frères ».

    Dans le même élan de fraternité, Delacroix a peint « La Grèce sur les ruines de Missolonghi », destiné à l’exposition organisée à la galerie Lebrun de Paris, en août 1826. Les fonds récoltés par l’exposition serviraient à financer les efforts militaires des résistants grecs.

    Dans le tableau, la Grèce est représentée par une femme en costume local, les bras légèrement tendus. Geste de résignation, voire de reddition ?

     

    Le désir de fraternité

     

    Peinture de l’espoir ou du doute ? Doute ressenti par les frères du moment, espoir identifié par les frères de maintenant. Le désir de fraternité tremble et espère à la fois.

    À l’arrière-plan, se dresse la silhouette lugubre de l’oppresseur. Tenue guerrière, position de guet, altitude de la domination.

    Sur les murailles est posée une tête sans corps. Décapitation et empalement ?

    Le 23 avril 1826, les Ottomans sont entrés dans Missolonghi puis ont exposé sur les remparts 3000 têtes coupées !

    Sous le bras gauche du personnage féminin, apparaît une main, sans lien avec aucun corps. Le tranchant de l’épée est passé par là. Les doigts raidis figent un appel au secours.

    Plus vers le devant encore, des traces de sang maculent une pierre. Traces d’une violente éclaboussure. Constat d’un dénouement tragique à Missolonghi, ex-voto de l’héroïsme grec, vibrant appel au secours. Car à l’heure où Delacroix peignait son tableau, rien n’était plus incertain que l’issue de la lutte pour l’indépendance hellène.

    Allumé par Lord Byron, le désir de fraternité s’est emparé de toutes les âmes éprises de liberté.

    Le Zeph connaît très bien le Jardin des Héros à Missolonghi et s’émeut toujours du désir de fraternité exprimé mutuellement par la Grèce et l’Extrême Occident.

    Mais le Zeph a-t-il été personnellement confronté au désir de fraternité quand il était question de vie ou de mort ?

    La Mer des Oliviers en a donné un exemple éloquent.

    L’olivier est l’arbre de la paix. La Mer des Oliviers, qui s’étend au pied de Delphes, est une mer de quiétude. Et dans une mer de quiétude, le moindre tourbillon se remarque. Il s’avère que le jour où nous avons traversé la Mer des Oliviers à pied pour faire comme les voyageurs de l’Antiquité, elle venait d’enregistrer une onde de choc en provenance de la lointaine Gaule. Tout innocents encore à ce moment-là, nous n’avions qu’une seule préoccupation, celle d’étancher notre soif, à cause de la chaleur écrasante et à cause de l’effort physique. Déshydratés, nous avons fait une halte dans un village nommé Χρισσό – ΧΡΙΣΣΟ, qui se trouvait à mi-parcours de la descente vers le port d’Ιτέα – ΙΤΕΑ.

     

    Le désir de fraternité

     

    Nous étions comme deux ânes maladroits qui cherchaient un abreuvoir. Les Grecs que nous avons interrogés avaient l’allure des anciens du village. Anciens par rapport aux nombreuses années passées dans ce village, peut-être depuis leur naissance. Mais aussi et surtout par rapport à la sagesse et à l’évaluation de ce qui est prioritaire dans la vie. Ils ont d’abord demandé si nous étions français. Certes, nous n’avions pas l’air de deux Grecs, ni du terroir, ni de Corinthe, d’Athènes ou de Thessalonique. Mais comment ces anciens du village ont su que nous n’étions ni anglais, ni allemands, ni suédois ?

    Après avoir entendu la confirmation que nous étions français, nos interlocuteurs nous ont signifié avec force émotion qu’ils étaient de tout cœur avec nous et avec la France. Étranges propos, qui disaient évidemment la solidarité de nos hôtes, mais qui faisaient aussi allusion à quelque chose de beaucoup plus grave survenu dans l’Hexagone.

    Après cette effusion d’empathie et de fraternité, ceux que nous avons pris pour des anciens du village nous ont indiqué le chemin de l’épicerie qui vendait des bières. Ils nous ont dit d’aller tout droit, puis de tourner à gauche au premier croisement.

    Il a fallu attendre d’être au bateau pour connaître la nature de la catastrophe à laquelle faisaient allusion les anciens du village. Ils ont parlé de l’attentat qui avait eu lieu à Nice, la veille. L’information nous a été communiquée par les Français qui avaient hissé le grand pavois et qui avaient guetté notre retour de Γαλαξίδι – ΓΑΛΑΞΙΔΙ.

     

    Le désir de fraternité

     

    Par l’intermédiaire des anciens du village, la Grèce a témoigné au Zeph qu’elle n’était pas insensible au drame qui venait de frapper la France. C’était une très belle démonstration de fraternité universelle.

    La route du Zeph abonde en rencontres avec le désir de fraternité, au sujet de la grande Histoire des peuples comme au sujet de l’histoire du microcosme des plaisanciers.

    Comme le désir de liberté, auquel il est viscéralement lié, le désir de fraternité est inaliénable.

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