• Le courage du bon sens

    Sur l’île de Κέρκυρα – ΚΕΡΚΥΡΑ, que les Français nomment Corfou, le capitaine avait prévu trois endroits pour garer le Zeph. Le bon sens voulait que l’ordre de priorité qui régissait le choix entre ces trois endroits était celui de la meilleure gestion possible du porte-monnaie.

    En premier lieu, venait donc le port de pêche, qui jouxtait le port des ferrys. Les places étaient gratuites. L’accès à la ville était considérablement facilité.

     

    Le courage du bon sens

     

    De plus, le port des pêcheurs était connu pour le respect mutuel, la confiance éclairée et la camaraderie sincère qui y régnaient.

    En deuxième lieu, il y avait la grande baie où le Zeph avait mouillé il y a trois ans.

     

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    Là encore, les places étaient gratuites. Il y avait de la place pour tout le monde, mais l’accès à la ville était plutôt compliqué.

    C’est dans cette grande baie que Zeph a eu l’honneur de recevoir à son bord, pour la toute première fois, nos très chers amis romains, Danielle et Alberto.

    La troisième possibilité était le port de Μανδράκι – ΜΑΝΔΡΑΚΙ, au pied de la Vieille Citadelle.

     

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    Le site était magnifique. Le centre historique était à portée de main. Mais les places n’étaient pas gratuites.

    Le Zeph a donc commencé par tenter sa chance au port des pêcheurs. Une place vacante l’attendait sur le flanc droit du remorqueur ΧΑΙΔΩ ΝΠ2133.

     

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    Cette embarcation s’était immobilisée là, depuis de nombreuses années.

    Tout de suite derrière la proue du Zeph, il y avait la barque de pêche avec le nom ΚΑΠEΤΑΝ ΓΙΑΝΝΗΣ ΝΚ989.

     

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    C’était l’instrument de travail d’un pêcheur grec. Le jour de notre arrivée, celui-ci partait au large à l’heure du crépuscule, et revenait le lendemain matin.

    Dimanche 30 juin. Un Anglais s’est vite emparé de la place laissée par le pêcheur grec. Coup d’œil de rapace pour voir l’adéquation entre la taille de l’emplacement et les dimensions de la coque. Rapidité d’exécution pour tirer tout de suite parti de la rareté de l’occasion. Culot monstre en faisant fi des bouées qui indiquaient l’amarrage habituel d’une barque de pêche.

     

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    Le bateau de l’Anglais était un Sun Odyssey de 50 pieds, baptisé Quantum Leap, et immatriculé à Southampton. Le pavillon aux couleurs de la Couronne Britannique était énorme, pour signifier les ambitions et les prétentions des sujets de Sa Majesté.

    De retour en début d’après-midi, le pêcheur grec nous a rendus responsables des agissements de l’Anglais. Le Grec a menacé d’appeler la police pour mettre tout le monde dehors. Curieusement, c’était le Français qui était spécialement nommé dans la mesure des représailles.

    Le capitaine du Zeph a protesté en arguant qu’il ne prenait la place de personne. En effet, le remorqueur sur lequel le Zeph s’est appuyé était invalide depuis 2016, au moins.

    Sachant que le port de l’uniforme n’est pas toujours une garantie, ni pour la lucidité, ni pour l’équité, le mousse a poussé le capitaine à bâtir immédiatement notre défense autrement, sur la base d’un double argument :

    D’abord, bien faire comprendre au Grec, que le Zeph n’était pas du tout, mais pas du tout, solidaire du culot de l’Anglais.

    Et tout de suite après, faire valoir la règle de l’antériorité en faveur du Grec.

    Montrant du doigt le bateau de l’Anglais, le mousse a dit avec force au Grec : « C’est TA place ! »

    Ce n’est qu’à ce moment que le Grec a osé s’approcher de la coque pavoisant l’énorme drapeau de l’Empire Britannique. Le mousse a redoublé les encouragements en direction du Grec tout en exhortant le capitaine du Zeph à prêter main forte au Grec pour que celui-ci se greffe sur le flanc gauche de l’Anglais.

     

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    Le capitaine du Zeph est donc monté sur le bateau de l’Anglais pour aider le Grec à récupérer ce qui revenait à la Grèce.

    Nous espérions avoir démontré au Grec, par nos paroles et nos gestes, que nous étions dans son camp, et non dans celui de l’intrus.

    Quand l’Anglais était de retour sur son bateau, c’était le capitaine du Zeph qui est allé le voir pour l’informer de ce qui s’était passé.

    L’Anglais avait parlé avec le Français avant de s’emparer de la place convoitée. L’Anglais a accompli son geste de pirate sous le regard inquiet du Français. Donc, quand l’Anglais a vu le français venir vers lui après l’installation du verrou grec, l’Anglais savait déjà de quoi aller parler le Français. Prudent et circonspect, le Français s’est cantonné à une stricte narration des faits survenus en l’absence de l’Anglais. Devant l’Anglais, le Français n’a émis aucun commentaire, aucun jugement.

    Et l’Anglais, de rétorquer platement : « C’est un quai public. »

    Pour l’Anglais, la mission d’information du Français était un non-événement.

    Le détachement affiché par l’Anglais était une forme de dédain. Dédain à l’égard d’un va-nus-pieds, affublé d’un Chinois chétif. Dédain envers deux misérables qui osaient parler de bienséance et de convenance.

    L’Anglais ne s’est pas excusé. Il n’a pas dit merci non plus au capitaine du Zeph pour l’information délivrée. C’est comme si le premier a dit au second : « Sale mouche, tu m’as assez ennuyé. Maintenant, vas-t’en ! ».

    Le pêcheur grec ne réapparaîtrait que le lendemain, dans l’après-midi.

    Lundi 1er juillet. L’Anglais venait de passer sa première nuit au quai du sans-gêne. Le pêcheur grec n’a pas disputé l’Anglais. De loin, aucune animosité. Aucune gesticulation, non plus.

    Le hasard de la photo montre le Grec s’inclinant devant l’Anglais.

     

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    Spatialement, l’Anglais se trouvait dans une position surélevée. Le Grec pliait l’échine. L’homme au buste droit semblait même donner des ordres à celui qui avait le dos courbé. L’index pointé était celui d’un seigneur, qui commandait un serviteur. Le premier avait un chapeau décoré à l’arrière par un ruban pourpre. Le second avait la tête nue. Dans la gestuelle symbolique de l’instant, le couvre-chef était un signe de pouvoir et une marque de supériorité.

    Ce hasard de la photo montre que la topographie du présent était une résurgence du temps où l’île de Κέρκυρα – ΚΕΡΚΥΡΑ était soumise à la Couronne britannique.

    Le capitaine a entendu l’Anglais dire au Grec que lui, sujet de Sa Très Gracieuse Majesté, s’en irait.

    Lundi, 1er juillet. L’Anglais était toujours là quand le pêcheur grec était de retour. Celui-ci a laissé l’Anglais tranquille, et s’en allait se mettre tout au fond du port, sur le flanc gauche du gros AΓ. ΙΟΑΝΝΗΣ tout bleu.

    Le capitaine et le mousse étaient complètement abasourdis.

    Au cours de l’entretien de ce matin, l’Anglais a donc pu soutirer une deuxième nuit grâce à son emprise et à sa prestance. Le Grec avait tout à fait le droit de se montrer généreux. Mais pourquoi ce dernier avait-t-il exigé sa place hier, et menacé d’expulser le Français, qu’il avait considéré comme complice de l’Anglais ?

    Lundi 1er juillet, en début de soirée. La barque d’un charpentier en détresse était tractée jusqu’au bateau de l’Anglais et s’est mise à couple avec la coque du Britannique. Nouveau verrou pour celui-ci.

    Mardi 2 juillet. L’Anglais venait de passer sa deuxième nuit au quai du sans-gêne. Il a largué les amarres après avoir laissé le charpentier boire le café. Celui-ci, qui venait de passer sa première nuit sur le quai du refuge, a pris la place du Britannique.

    Le pêcheur grec nous a rendus responsables du culot de l’Anglais. Maintenant que c’était un autre Grec, c’est-à-dire un compatriote, qui a pris la place de l’Anglais, de qui le pêcheur grec ferait-il porter au Zeph la faute cette fois-ci ?

    Le nouvel occupant avait la même langue maternelle que celui qui se croyait dépossédé d’un bien légitime. De quelle manière aurait lieu la confrontation ?

    D’abord, le capitaine du Zeph a vu une moue de désapprobation chez le pêcheur grec. Puis celui-ci a déversé un tonneau de poissons pourris à hauteur de la barque errante, qui, à ce moment-là, n’avait pas d’occupant à bord.

    Colère inaudible. Mais vengeance nauséabonde, même très vile.

    Quand le charpentier infortuné mais talentueux était de retour sur sa barque si joliment décorée, le Zeph a pris fait et cause pour le nouvel arrivant. Le bon sens consistait à prendre position en faveur du beau, sans craindre les représailles, mêmes mesquines, de l’opposant. Avec le charpentier, le Zeph était encore favorable à la loi de l’antériorité, mais pour une antériorité immédiate, et non lointaine.

    Le bon sens incite à reconnaître, à honorer et à célébrer ce qui est beau.

    En dépit du risque de vengeance de la part du pêcheur grec, le mousse a crié en direction de l’artiste qui était charpentier : Καλή δουλειά - ΚΑΛΗ ΔΟΥΛΕΙΑ !

    « Beau travail ! »

    En effet, tout autour de la coque, courait une magnifique frise florale nacrée, qui ressortait à merveille sur la couleur ocre du bois.

     

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    Puis le mousse a ajouté : Πολλή υπομονή - ΠΟΛΛΗ ΥΠΟΜΟΝΗ !

    « Grande patience ! »

    Car l’artiste marin faisait tout avec ses propres doigts, et cela lui prenait énormément de temps.

    À chacune des locutions entendues, le charpentier mettait sa main droite sur le cœur, et baissait la tête en signe de remerciements. Reconnaissant, fier et heureux, l’homme nous a ensuite confié qu’il était peintre. Un peintre qui construisait une barque, avec amour, une barque pour amoureux.

    Mercredi 3 juillet. Jetée Nord. Le charpentier vient de passer sa deuxième nuit sur le quai du refuge, derrière le ZEEHOND NK449 d’un Albanais.

     

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    En fin de matinée, le pêcheur grec était de retour sur les lieux, toujours avec la même revendication grincheuse. Un ami du charpentier lui a vertement riposté. Dépité, le pêcheur grec s’est mis à la place habituellement réservée au AEOLOS NK318.

     

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    Chassé de sa place, le AEOLOS NK318 a pris celle du IONIAN DOLPHIN NΠ3104, qui n’était pas encore revenu.

     

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    Quand le IONIAN DOLPHIN NΠ3104 était finalement de retour, il a dû se mettre à couple avec le AEOLOS NK318.

     

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    Bouleversement et désordre dans le port à cause de l’humeur fantasque du pêcheur grec.

    Dans l’après-midi, la barque du charpentier-peintre a regagné sa place d’origine, grâce à l’aide du ZEEHOND piloté par l’Albanais.

    La place revendiquée par le pêcheur grec et âprement disputée depuis cinq jours était désormais libre. Le pêcheur grec allait-il s’en saisir avec soulagement et joie ?

     

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    Nullement ! Il l’a complètement ignorée. Il s’est même garé très loin de cette place, en se mettant à l’autre extrémité du port, de l’autre côté du pont de fer, vers le gros NIKOΛAOΣ I NK657 bleu

    Bouderie inattendue, après tant d’acharnement. Pourquoi l’objet tant désiré était-il tombé en disgrâce ?

     

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    Question centrale : le pêcheur grec tenait-il réellement à sa place ?

    Il y tenait, puisqu’il a menacé d’appeler la police pour la récupérer.

    Il y tenait, puisqu’il a versé son tonneau de poissons pourris pour maudire le compatriote qui a remplacé l’Anglais à cette place.

    Alors, pourquoi le pêcheur grec n’a-t-il pas pris possession de son bien le lendemain de l’instauration du blocus ?

    En vérité, le pêcheur grec avait peur de se mesurer à l’Anglais, au sens propre comme au sens figuré, de loin comme de près, en gestes comme en paroles. C’est pourquoi le Grec a préféré envoyer le Français au casse-pipe dès le jour de l’arrivée de l’Anglais.

    Le Grec avait le droit d’avoir un complexe d’infériorité à l’égard de l’Anglais, mais ne l’a pas assumé. Quand ce complexe d’infériorité a causé une frustration et une humiliation insoutenables, c’était le Français qui a servi de fusible.

    Le pêcheur grec s’est montré lunatique, caractériel. C’était son droit. Mais c’était quand même laid à voir et lourd à subir.

    En fait, le problème était plus profond que cela. L’arbitraire caractérise le despotisme. Le pêcheur grec a voulu se conduire comme un despote. Plus exactement, il se comportait avec ses places comme le sultan se comportait avec le harem de concubines. Chacune d’elles lui revenait de droit même s’il n’avait pas envie d’elle cette fois-là !

    C’est plutôt gênant que le Grec ait adopté le comportement de l’ennemi qui lui avait jadis raflé Constantinople.

    Le bon sens consiste à ne pas approuver les incohérences dues à l’arbitraire. Il en faut du courage, pour ne pas délaisser le bon sens, surtout quand le pays qui offre l’hospitalité est la patrie du λόγος – ΛΟΓΟΣ.

    Pendant le séjour du Zeph à Κέρκυρα – ΚΕΡΚΥΡΑ, le port de pêche n’était pas le lieu, ni du consensus facile, ni de l’entente cordiale, ni de l’entraide fraternelle. Au contraire, c’était le théâtre de la rivalité, de la dispute et de la fourberie.

    Un seul grain de sable dans le riz servi à une table d’un restaurant suffit pour discréditer le chef cuisinier auprès de la table où le riz était servi. Bien sûr, il faut éviter les généralisations abusives : maints riz servis sont exempts de grain de sable. Mais si un tel grain de sable vient à surgir, le bon sens commande-t-il d’en parler ou de se taire ?

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