• La promesse de la loyauté

    Il a promis d’être loyal au Roi.

    Pour cela, il lui fallait se montrer loyal envers le capitán general que le pouvoir royal venait de nommer.

    Est-ce à dire qu’il était marin ? Oh que non ! Il n’était pas du tout marin. Il n’était qu’écrivain. Mais il rêvait de découvrir des horizons nouveaux et de laisser un nom. C’est pourquoi il a demandé à participer à cette grande aventure maritime. Voici les termes de sa lettre de motivation :

    « Perchè sono molti curiosi, illustrissimo ed eccellentissimo signor, che non solamente se contentano de sapere e intendere le grandi ed ammirabili cose che Dio me ha concesso di vedere e patire ne la infrascritta mia longa e pericolosa navigazione, ma ancora vogliono sapere li mezzi e modi e vie che ho tenuto ad andarvi, non prestando quella integra fede a l'esito se prima non hanno bona certezza de l'inizio ; pertanto saperà vostra illustrissima signoria, che, ritrovandomi nell'anno della natività del Nostro Salvatore 1519 in Spagna, in la corte del serenissimo re dei Romani con el reverendo monsignor Francesco Chieregato, allora protonotario apostolico e oratore de la santa memoria di papa Leone X, che per sua virtù dappoi è asceso a l'episcopato de Aprutino e principato de Teramo, avendo io avuto gran notizia per molti libri letti e per diverse persone, che praticavano con sua signoria, de le grandi e stupende cose del mare Oceano, deliberai, con bona grazia de la maestà cesarea e del prefato signor mio, far esperienzia di me e andare a vedere quelle cose, che potessero dare alcuna satisfazione a me medesimo e potessero partorirme qualche nome appresso la posterità. »

     

    « Très illustre et très excellent seigneur, parce que nombreux sont les esprits curieux qui ne se contentent pas seulement de connaître et d’entendre les grandes et admirables choses que Dieu m’a permis de voir et de subir dans ma longue et périlleuse navigation, ci-après écrite ; mais qui veulent encore savoir les moyens, les façons et les voies que j’ai tenus pour y aller, ne pouvant ajouter une foi ferme à l’issue, si premièrement ils n’ont pas une bonne certitude du commencement ; par conséquent, votre très illustre seigneurie saura que, me retrouvant en Espagne, en l’an 1519 après la nativité de Notre Sauveur, à la cour du sérénissime roi des Romains, avec le révérend monseigneur Francesco Chieregato, alors protonotaire apostolique et orateur de la sainte mémoire du pape Léon X, qui, par sa vertu, a été, par la suite, élevé à la dignité d’évêque d’Aprutino et prince de Teramo, comme j’ai acquis d’abondantes informations, par les nombreux livres que j’avais lus, et par les diverses personnes qui fréquentaient votre seigneurie, au sujet des choses grandioses et stupéfiantes de la mer océane, j’ai décidé, avec la bonne grâce de Sa Majesté l’Empereur et de mon seigneur susmentionné, de faire l’expérience par moi-même, d’y aller et de voir ces choses-là, afin que je puisse apporter à moi-même de la satisfaction et accoucher d’un certain renom auprès de la postérité. »

     

    Notre homme écrivait en italien ? C’est cela. La langue italienne était sa langue maternelle. Et comme il était originaire de la Vénétie, son texte est de l’italien du premier quart du XVI è siècle, avec des ajouts en dialecte vénitien.

    Les mobiles de l’écrivain voyageur sont clairement exposés : voir du pays, découvrir ce qui est nouveau, et laisser une renommée. Autrement dit, le plaisir de la connaissance in situ et la gloire du témoin oculaire. Mais jamais au détriment de la véracité. Qu’en savons-nous ?

    Dès le début de son son texte, les deux verbes que l’aventurier s’applique à lui-même sont « vedere e patire » (en français : voir et subir). Drôle d’association, non ? On s’attendait plutôt à un tandem du genre « vedere et esultare » (en français : voir et exulter). Mais tel n’est pas le cas, loin de là !

    En effet, chez nos cousins transalpins, « patire », c’est :

    « nell'uso comune, provare, sentire, subire, sperimentare su sé stessi qualcosa che sia spiacevole in sé o rechi dolore, danno, disagio, offesa, materiale o non materiale. Esempi : patire il freddo, la fame, la sete ; patisco spesso il mal di testa. »

    (en français : « dans l’usage courant, éprouver, ressentir, subir, expérimenter pour soi-même quelque chose de désagréable en soi ou qui provoque la douleur, le mal, l’inconfort, l’offense, sur le plan matériel ou immatériel. Exemples : souffrir du froid, de la faim, de la soif ; je souffre du mal de tête »)

     

    Le caractère douloureux du vécu est bien mis en évidence dès le début de la confidence épistolaire. Les deux adjectifs qui suivent : « longa e pericolosa » (en français : longue et périlleuse), utilisés pour qualifier la navigation initiatique, confirment que tout n’était pas facile en mer.

    Il a fallu affronter des « périls », c’est-à-dire des situations où l’équipage courait de grands risques, qui menaçaient jusqu’à l’existence physique de chacun.

    Quant à l’épithète qui parle de la « longueur », il évoque l’exigence de la ténacité et de l’endurance.

    Autrement dit, l’écrivain voyageur dit qu’il en a pas mal bavé, et pas qu’une fois !

    Et il est bien déterminé à en parler dans son rapport écrit, en toute transparence, courageusement.

    Point d’omission, point de dissimulation, point d’altération.

    Sa loyauté vis-à-vis de l’autorité royale, qui lui avait permis de participer à la grande aventure sur les mers castillanes, exigeait un devoir de vérité.

    Mais en 1519, qui régnait sur l’Espagne ? El Rey Carlos I de España.

    Le 28 juin de la même année, le monarque est devenu el Emperador del Sacro Imperio Romano Germánico, avec le nom de Carlos V.

    Voici un portrait de Charles Quint, chef du Saint Empire Romain Germanique, à qui notre écrivain voyageur a promis de rester loyal, même sur les mers nouvelles.

     

    La promesse de la loyauté

     

    L’Empereur est représenté avec l’armure et le bâton de commandement.

    Le tableau a été réalisé par le peintre castillan Juan Pantoja de la Cruz, qui s’est inspiré du Titien.

    L’œuvre est exposée au Musée du Prado, à Madrid.

    La loyauté envers Charles Quint allait de pair avec la loyauté envers le capitán general que le souverain a nommé pour trouver la nouvelle route des épices.

    Voici comment l’écrivain voyageur a présenté le capitán general :

    « Avendo inteso che allora se era preparata una armata in la città di Siviglia, che era de cinque nave, per andare a scoprire la spezieria nelle isole di Maluco, de la quale era capitanio generale Fernando de Magaglianes, gentiluomo portoghese, ed era commendatore di Santo Jacobo de la Spada, [che] più volte con molte sue laudi aveva peregrato in diverse guise lo Mar Oceano, mi partii con molte lettere di favore da la città de Barsalonna dove allora resideva sua maestà, e sopra una nave passai sino Malega, onde, pigliando il cammino per terra, giunsi a Siviglia ; »

     

    « Ayant entendu qu’à l’époque s’était préparée une escadre dans la cité de Séville, qui se composait de cinq vaisseaux, pour aller découvrir l’univers des épices dans les îles des Moluques, à laquelle participait le capitaine-général Ferdinand de Magellan, gentilhomme portugais, et commandeur de l’Ordre de Saint-Jacques de l’Épée, qui déjà plus d’une fois, avec beaucoup de louanges, avait sillonné, de diverses manières, la Mer Océane, je suis parti avec de nombreuses lettres de faveur, de la cité de Barcelone où résidait alors sa majesté, et sur un bateau je suis passé jusqu’à Málaga, d’où j’ai gagné un chemin par la terre et j’ai rejoint Séville ; »

     

    Le capitán general était Magellan.

     

    La promesse de la loyauté

     

    Dans le texte, juste après le titre, arrive la nationalité, c’est-à-dire les origines. Magellan était portugais. Dans sa langue maternelle, son nom était Fernão de Magalhães.

    En mentionnant tout de suite la nationalité du capitaine, l’écrivain voyageur entrait dans le vif du sujet. Car l’intégralité du périple entrepris était polluée par l’antagonisme entre un capitán general qui était portugais et ses lieutenants directs, tous espagnols, au service de la Corona Española.

    Sur le plan diplomatique, il y avait le conflit d’intérêts entre deux pays limitrophes qui voulaient s’accaparer la suprématie sur les mers. Mais l’enjeu sur le plan psychologique était plus terrible : il était inévitable qu’il y ait des affrontements incessants et impitoyables entre différentes personnifications de la virilité, quand celle-ci était outrancière, paranoïaque et paroxystique.

    L’histoire de cette navigation était celle d’un combat de coqs, qui n’hésitait pas à aller jusqu’au meurtre.

    Le décor de l’arène est planté. L’écrivain voyageur est en première loge. Que va-t-il transcrire ? Comment sa loyauté se verra-t-il dans son texte ?

    Le patronyme du commandant de toute la flotte est précédé du titre officiel de capitán general, accordé par l’Empereur lui-même. En rappelant la confiance accordée par la plus haute autorité du pays, l’écrivain commence à dévoiler la manière dont il va rédiger ses comptes rendus.

    Juste après le patronyme, sont énumérés deux statuts honorifiques : l’un était octroyé par la naissance et l’autre était délivré par un ordre militaire et religieux, dont la spiritualité obéissait à la règle de Saint Augustin depuis plus de trois siècles.

    L’honneur attribué par l’actuel pouvoir impérial servait de figure de proue. À la poupe, il y avait la dignité héritée des parents et parachevée par les faits d’armes.

    Le ton admiratif de l’écrivain voyageur est tout à fait perceptible.

    L’homme est sensible à la reconnaissance manifestée par le pouvoir, mais il est surtout fasciné par l’expérience emmagasinée par son idole. En termes élogieux, le texte la décrit sous trois aspects : d’abord, la multitude des itinéraires dans l’espace marin, avec l’expression « aveva peregrato » (en français : avait sillonné) ; puis, la multitude des modalités d’approche, qui disent l’inventivité, avec l’expression « in diverse guise » (en français : de diverses manières) et enfin, la multitude des confirmations au cours du temps, avec l’expression « più volte »  (en français : plus d’une fois).

    Cette grande expérience avait légitiment donné lieu à de nombreuses louanges, auxquelles notre écrivain voyageur s’associait de tout cœur.

    On l’aura compris, celui-ci vouait à son idole sur les flots une loyauté indéfectible.

    Beauté du hasard : notre écrivain voyageur était affecté sur le bateau amiral que commandait Fernão de Magalhães.

    Les cinq navires qui composaient la flotte étaient le Victoria, le Santiago, le San Antonio, le Concepción et le Trinidad, qui était la nef amirale.

    L’Empereur a donné son accord de principe pour que notre écrivain voyageur participe à la expedición de las islas Molucas, mise en œuvre pour que la Corona Española mette la main sur le trésor des épices. Mais, sur les quais de Séville, c’est le capitán general qui a réglé les questions pratiques. C’est donc celui-ci qui a affecté l’écrivain voyageur sur le Trinidad, qui était doté de l’effectif le plus important, avec soixante et une personnes à bord.

    Bien sûr, notre écrivain voyageur ne figurait pas sur la liste officielle des treize marins et des onze mousses du bateau amiral. Il était dans la catégorie des sobresalientes, c’est-à-dire des supplétifs, recrutés pour leur polyvalence et pour leur aptitude à pourvoir aux défections éventuellement causées par la mort, la maladie ou la désertion.

    Mais notre écrivain voyageur n’était pas qu’un simple sobresaliente. Le capitán general lui a accordé sa confiance en le considérant comme son criado, c’est-à-dire son assistant personnel.

    Le privilège de participer à la expedición de las islas Molucas, doublé de celui de bénéficier d’une attention particulière de la part du capitán general engendrait chez notre écrivain voyageur une loyauté totale envers son bienfaiteur.

    Cette loyauté était d’autant plus remarquable que sur la nef amirale, il existait un poste officiel qui était exclusivement consacré à l’écriture, c’est-à-dire à la tenue du journal de voyage. À bord du Trinidad, c’était un certain León de Espeleta qui occupait ce poste. Non, les sonorités de ce nom propre n’ont rien d’italien. Ce n’est pas le nom de notre écrivain voyageur, mais celui de quelqu’un d’autre.

    Né en Vénétie, notre écrivain voyageur s’appelait Antonio Pigafetta.

    De León de Espeleta, il n’est sorti aucune littérature éclairante. Jusqu’à présent, le XXIè siècle n’a aucune production de son activité d’écrivain officiel.

    À l’inverse, Antonio Pigafetta, qui a écrit jour après jour, avec régularité et constance, nous a légué ses carnets intimes, où l’intégrité intellectuelle exprimait la loyauté envers ses bienfaiteurs et la gratitude pour le sort rencontré.

    Fière de l’héritage laissé par Antonio Pigafetta, l’Italie a célébré la mémoire de l’aventurier vénitien par la philatélie, entre autres.

     

    La promesse de la loyauté

     

    L’effigie s’inspire d’un buste conservé au Museo Civico di Vicenza.

    Le 20 septembre 1519, l’Armada de las islas Molucas quitte la baie de Cádiz pour s’élancer plein Ouest.

     

    La promesse de la loyauté

     

    À bord du Trinidad, le Vénitien Antonio Pigafetta savoure son nouveau bonheur, celui d’être l’assistant personnel du capitán general, et de découvrir « le grandi e stupende cose del mare Oceano », ces « choses grandioses et stupéfiantes de la mer océane » qui formeraient la matière d’une œuvre magistrale intitulée « Relazione del primo viaggio intorno al mondo ».

     

    La promesse de la loyauté

     

    Ce « Rapport du premier voyage autour du monde » est la chronique la plus complète de l’expédition.

    Mais pour l’heure, au large de Cádiz, l’aventure ne fait que commencer.

    Il est prévu que la flotte y revienne deux ans après.

     

    La promesse de la loyauté

     

    Hélas, elle ne se présentera de nouveau devant Cádiz que le 6 septembre 1522.

    Et sur les cinq navires qui sont partis, un seul sera de retour, le Victoria, avec seulement dix-huit survivants !

     

    La promesse de la loyauté

     

    Seulement dix-huit personnes auront survécu, sur les deux cent trente-sept qui ont embarqué trois ans plutôt.

    Le capitán general ne sera pas parmi les survivants : il aura péri avant même d’atteindre l’archipel des Moluques.

    Et notre écrivain voyageur, aura-t-il plus de chance que le capitán general ?

    Oui, il aura plus de chance que son capitán general.

    À bord du Victoria terriblement fourbu et abîmé, Antonio Pigafetta, que la mort aura choisi d’épargner, n’aura qu’une idée en tête : relater ce qu’il appelle « mia longa e pericolosa navigazione. »

    Le récit détaillé de sa « longue et périlleuse navigation » sera un hymne à la loyauté.

    La loyauté se doit d’entrer en scène quand la personne à qui elle est destinée se retrouve en difficulté. Dans le cas du capitán general, il y a eu trois situations où sa vie était particulièrement menacée : d’abord quand certains membres de l’Armada se sont révoltés, puis quand l’hostilité des populations indigènes s’est déchaînée contre le corps expéditionnaire, et en enfin, quand il a fallu rendre des comptes au retour. À chaque fois, ce n’était pas les intempéries de la météo ou les écueils du relief qui constituaient la menace, mais la nocivité en provenance d’autres humains.

    Il y a eu trois mutineries. La plus spectaculaire a eu lieu dans les tout premiers jours du mois d’avril de l’an 1520, dans la baie de San Julián, en Patagonie argentine. Mais laissons la parole à notre chroniqueur vénitien :

     

    « Stessemo in questo porto, el quale chiamassemo porto de Santo Giuliano, circa di cinque mesi, dove accaddettero molte cose. Acciò che Vostra illustrissima signoria ne sappia alcune, fu che, subito entrati nel porto, li capitani de le altre quattro navi ordinarono uno tradimento per ammazzare il capitano generale : e questi erano el vehadore de l'armata, che se chiamava Gioan de Cartagena, el tesoriero Alovise de Mendoza, el contadore Antonio Cocha e Gaspar de Casada. E squartato el vehador da li uomini, fu ammazzato lo tesoriero a pognalade, essendo descoperto lo tradimento. De lì alquanti giorni Gaspar de Cazada per voler fare un altro tradimento, fu sbandito con un prete in questa terra Patagonia. El capitano generale non volle farlo ammazzare perchè lo imperatore don Carlo lo aveva fatto capitano. »

     

    « Nous sommes restés dans ce port, que nous appelions port de San Julián, environ cinq mois, où se sont produites de nombreuses choses. Afin que votre Seigneurie très illustre en connaisse quelques unes, tout de suite après que nous sommes entrés dans le port, les capitaines des quatre autres navires ont ordonné une trahison pour tuer le capitaine-général : et ceux-ci étaient l’inspecteur de l’armada, qui s’appelait Juan de Cartagena, le trésorier Luis de Mendoza, le comptable Antonio de Coca et Gaspar de Quesada. L’inspecteur de ces hommes ayant été écartelé, le trésorier a été tué à coups de poignard, car la trahison était découverte. Quelques jours après cela, Gaspar de Quesada, voulant faire une autre trahison, a été banni avec un prêtre en cette terre de Patagonie. Le capitaine-général n’a pas voulu le tuer parce que l’empereur Don Carlos l’avait fait capitaine. »

     

    L’écueil qui menaçait de faire sombrer la fière Armada avait un nom : « tradimento » (en français : trahison). Dans le rapport, ce terme très explicite apparaît à trois reprises pour évoquer la détermination farouche des conspirateurs. Leur objectif était non équivoque : éliminer à tout prix le capitán general.

     

    La promesse de la loyauté

     

    En ce qui concerne notre chroniqueur vénitien, la triple occurrence du mot « tradimento » reflète l’acuité de sa souffrance. Et par loyauté, il a nommé les conspirateurs, dont le meneur était celui qui apparaissait en premier dans la liste.

     

    La promesse de la loyauté

     

    Parmi les dix-huit survivants, quelqu’un d’autre a aussi tenu la plume. Il s’agissait d’un Grec, originaire de l’île de Chios, et hispanisé sous le nom de Francisco Albo. L’homme a embarqué à bord du vaisseau amiral avec le grade de contremaître, et a fait un retour triomphal en occupant le prestigieux poste de pilote sur le seul navire rescapé.

    Le journal de bord du Grec Francisco Albo commence le 29 novembre 1519 et se termine le 4 septembre 1522.

    La chronique du Vénitien Antonio Pigafetta, elle, démarre le 10 août 1519 et finit le 8 septembre 1522. En incluant le début de l’expédition et la fin de celle-ci, le texte du Vénitien est plus complet et marque deux points sur la concurrence.

    Mais le match entre les deux comptes rendus ne s’arrête pas là.

    L’œuvre écrite du Grec présente d’énormes trous. L’un d’eux a lieu du 1er avril 1520 jusqu’au 23 août de cette même année. Aucune ligne, aucun mot pour cette période : silence total !

    Autrement dit, le Grec ne parle pas du tout de la mutinerie dans le port de San Julián.

    Autre trou dans le texte du Grec : la tragédie du 27 avril 1521 n’apparaît nulle part sous la plume de Francisco Albo. Pourtant, ce jour-là, l’Armada perd son capitán general, qui meurt à cause du poison des flèches envoyées par les indigènes.

     

    La promesse de la loyauté

     

    Le Vénitien Antonio Pigafetta, lui, ne pouvait pas ne pas parler de ce terrible décès. Malgré l’énorme peine ressentie, la loyauté lui interdisait le silence. D’ailleurs, de tous ceux qui ont écrit au cours de cette expédition, le Vénitien était le seul à raconter l’horrible disparition, comme s’il était le seul à porter le deuil de celui dont il était le « criado ».

    Notre ami Antonio Pigafetta détaille la double catastrophe qui s’est abattue sur l’Armada dans l’archipel philippin. D’abord, il décrit la bataille de Mactán, qui a coûté la vie au capitán general. Puis il explique que la dépouille de celui-ci n’a pas pu être récupérée par l’Armada, ni tout de suite, sur le champ de bataille, ni après maints pourparlers avec les vainqueurs autochtones. Il y a donc eu un double deuil.

     

    La promesse de la loyauté

     

    Après le récit des événements tragiques, le Vénitien a écrit une oraison funèbre en l’honneur de celui pour qui il avait une immense admiration et une tendre affection. Voici les mots de l’éloge post-mortem qu’Antonio Pigafetta a inséré dans son « Rapport » :

     

    « Spero in Vostra signoria illustrissima [che] la fama di uno sì generoso capitano non debba essere estinta ne li tempi nostri. Fra le altre virtù, che erano in lui, era lo più costante in una grandissima fortuna che mai alcuno altro fosse al mondo : sopportava la fame più che tutti gli altri, e più giustamente che uomo fosse al mondo carteava e navigava, e, se questo fu il vero, se vede apertamente, niuno altro avere avuto tanto ingegno nè ardire di saper dare una volta al mondo come già quasi lui aveva dato. »

     

    « J’ai l’espérance que grâce à votre très illustre Seigneurie la gloire d’un capitaine aussi généreux ne s’effacera pas en ces temps qui sont les nôtres. Parmi les autres vertus qui étaient en lui, il était plus constant que n’importe qui au monde, même dans la plus grande adversité : il supportait la faim mieux que tous les autres, et avec plus de justesse que tout autre homme au monde, il possédait la connaissance des cartes nautiques et l’art de la navigation. Et le fait que ceci était vrai se voyait ouvertement, car personne d’autre n’a eu autant d’ingéniosité ni d’audace pour savoir entreprendre un tour du monde comme il l’avait déjà presque accompli. »

     

    Faut-il y chercher quelque objectivité ? Le discours de la douleur est-il tenu d’être objectif ?

    Ce qu’il y de vrai et de certain, en tout premier lieu, c’est l’attachement d’un homme pour un autre.

    Entre le capitán general Fernão de Magalhães et son assistant Antonio Pigafetta, il y avait une très belle amitié, qui s’est exprimée librement, malgré les échelons de la hiérarchie, au milieu des tempêtes incontrôlables et des mutineries à répétition.

     

    La promesse de la loyauté

     

    Le Vénitien rendait hommage à la personnalité de son commandant, qui était constant, c’est-à-dire ni lunatique, ni caractériel, qui se montrait endurant, surtout dans l’épreuve de la faim, qui maîtrisait le savoir théorique et pratique de la navigation, qui était créatif et audacieux.

    Il n’y a rien d’équivalent dans le journal de bord du pilote grec, qui ne contient aucune allusion à la tragédie du 27 avril 1521.

    Curieusement, le Grec s’est tu chaque fois que la vie du capitán general était en danger.

    Pourquoi ces silences, ces omissions, ces lacunes ?

    Désinvolture ? Empêchement ? Ou stratégie ?

    RAS !

    Comme si rien ne s’était passé, que tout était banal ou insignifiant, tandis que dans la réalité, sur le terrain, des vies étaient en jeu !

    Ni lu, ni connu, ni su.

    Le Grec Francisco Albo était un pilote extrêmement talentueux, qui savait calculer la position du soleil et tenir la barre malgré la faim, la soif et les courbatures pendant dix mois d’affilée, pour ramener à bon port la précieuse cargaison d’épices. Mais quel désastre sur le plan éthique, à cause d’une probité plus que douteuse ! Un opportuniste donc, qui n’avait aucun code d’honneur et aucun respect de soi-même !

    Notre ami Antonio Pigafetta, lui, restait loyal envers son capitán general, même lorsque celui-ci n’était plus là, physiquement. La loyauté s’exprimait alors par le respect de la mémoire du défunt. C’était ce à quoi le Vénitien allait s’employer, courageusement, avec subtilité et de manière efficace.

    Après le décès du capitán general nommé directement par l’Empereur, il y a eu un autre capitán general, promu par les événements dans l’Océano Pacífico. Il s’est avéré que ce nouveau capitán general était un officier qui avait participé activement à la sanglante mutinerie de San Julián, et qui a eu la chance d’être gracié par le sort. C’était un Basque, du nom de Juan Sebastián Elcano.

    Le Vénitien avait beaucoup de mal à accepter qu’un traître, jadis dans les faits et désormais, encore dans les profondeurs de l’être, puisse diriger l’expédition. Toutefois, en haute mer, le nouveau commandant avait le droit de vie ou de mort sur chaque membre de l’équipage. Alors notre ami Antonio Pigafetta se voyait contraint de coopérer. Mais pendant ce temps, sa raison d’être se trouvait ailleurs.

    Comme si le premier capitán general était encore là, le Vénitien s’est acquitté de sa tâche de chroniqueur, consciencieusement. Car il était convaincu que cette chronique était la meilleure façon pour rendre hommage à son bienfaiteur disparu.

    C’est ainsi que le 6 septembre 1522, deux ans et trois cent cinquante et un jour après le départ, le Victoria arrive dans la baie de Cádiz, avec le Basque Juan Sebastián Elcano comme capitán general, le Grec Francico Albo comme pilote émérite, et le Vénitien Antonio Pigafetta comme simple supplétif.

    Une commission d’enquête a été réunie pour avoir des détails sur les événements survenus au cours de la navigation, et surtout sur l’attitude du feu capitán general Fernão de Magalhães.

    Étaient venus à cette audition trois personnes : le nouveau capitán general Juan Sebastián Elcano, son pilote Francisco Albo, et le barbier Hernando de Bustamante. Notre ami Antonio Pigafetta ne faisait pas partie de la délégation représentant le Victoria et l’expédition ! Y a-t-il eu un tri dans la composition de cette délégation ? Qui a été à l’origine de ce tri et qui a eu le dernier mot pour désigner les témoins ?

    Le Vénitien a donc été privé de l’occasion de défendre officiellement l’honneur de son capitán general, qui avait impulsé l’expédition.

    Les trois témoins interrogés parlaient d’une seule voix, qui était celle du nouveau capitán general. Ce dernier n’avait qu’une idée en tête : faire oublier son passé de mutin. Pour cela, tous les trois ont chargé au maximun celui que les mutins avaient voulu assassiner dans le port de San Julián, et qui était, à présent, dépeint comme rebelle invétéré à l’autorité impériale, c’est-à-dire comme mutin avant les autres, qui n’auraient fait que leurs devoirs de sujets fidèles.

    L’interrogatoire comportait treize questions. Voici la première :

    « ¿ Cual fue la causa por que hubieron discordia Fernando de Magallanes y Juan de Cartagena y los otros capitanes y personas de la armada ? »

     

    « Quelle a été la cause de la discorde qui opposait Fernand de Magellan à Juan de Cartagena et aux autres capitaines et personnes de l'armada ? »

     

    L’ancien mutin devenu capitán general a construit une réponse qui se terminait en beauté par ces mots :

    « y el dicho Magallanes dijo que no quería obedecer a sus requerimientos ni quería cumplir las instrucciones que Su Majestad mandaba. »

     

    « et ledit Magellan leur a fait répondre qu’il ne voulait ni accéder à ces demandes ni se conformer aux instructions que Sa Majesté envoyait. »

    Sans gêne et sans scrupule, le Basque, contraint de se blanchir, accusait le Portugais d’avoir commis une double faute : d’abord, par une attitude rebelle aux consignes de l’Empereur, puis, par un comportement tyrannique à l’égard des autres membres de l’équipage.

    Le Basque s’est défendu en utilisant la tactique de l’accusation inverse. L’idée maîtresse de sa plaidoirie était celle-ci : en désobéissant à l’Empereur, c’était Magellan qui avait été le véritable mutin, tandis que les Castillans s’étaient préoccupés, au prix de leurs vies, des intérêts de la Corona Española.

    Le même esprit retors régissait les réponses aux douze questions suivantes du tribunal.

    La rhétorique était bien huilée. La supercherie verbale, classique mais ô combien efficiente. Car Fernão de Magalhães, mort, ne peut plus prendre la parole pour se défendre. Et son assistant et ami, Antonio Pigafetta, a été écarté du prétoire.

    Mais le Vénitien ne s’avouait pas vaincu. En personne, il a remis à l’empereur Charles Quint, qui siégeait à Valladolid, le premier exemplaire de son Rapport intitulé « Relazione del primo viaggio intorno al mondo ».

     

    La promesse de la loyauté

     

    Voici comment notre chroniqueur intègre a décrit sa démarche :

    « Partendomi da Siviglia, andai a Vagliadolid, ove appresentai a la sacra maestà de don Carlo, non oro nè argento, ma cose da essere assai apprezzate da un simil signore. Fra le altre cose li detti uno libro, scritto de mia mano, de tutte le cose passate de giorno in giorno nel viaggio nostro. »

     

    « En partant de Séville, je suis allé à Valladolid, où j'ai présenté à la Majesté Sacrée de Don Carlos, ni de l'or ni de l'argent, mais des choses destinées à être bien plus précieuses pour un tel seigneur. Entre autres choses, je lui ai donné un livre écrit de ma main, au sujet de toutes les choses survenues jour après jour pendant notre voyage. »

     

    Le Grec Francisco Albo, lui, n’a pas eu l’honneur d’accomplir un tel geste.

    C’est la première revanche du Vénitien.

    Il en existe une deuxième, terrible et ingénieuse à la fois : dans la chronique de notre ami Antonio Pigafetta, le nom du Basque Juan Sebastián Elcano n’apparaît nulle part !

    En taisant le nom de celui qui s’était associé à Juan de Cartagena, Luis de Mendoza, Gaspar de Quesada et Antonio de Coca pour assassiner Fernão de Magalhães, le Vénitien considérait que le Basque n’était qu’un usurpateur, même si celui-ci avait ramené à Cádiz dix-huit survivants.

    La loyauté du Vénitien est admirable, émouvante, instructive.

    Lors du récent périple dans la péninsule ibérique, notre route du retour passait par Valladolid, là où Fernão de Magalhães avait obtenu de Carlos I l’accord pour monter l’expédition des Moluques. C’était aussi à Valladolid qu’Antonio Pigafetta avait remis son célèbre rapport à l’empereur Charles Quint. Nous nous réjouissons que cette traversée du plateau castillan nous ramène à la première circumnavigation autour du globe.

     

    La promesse de la loyauté

     

    Le « Rapport » rédigé par le Vénitien n’est ni un simple guide nautique, ni un banal ouvrage de géographie. C’est un magnifique recueil qui embrasse des domaines aussi variés et aussi vastes que la botanique, la biologie, l’anthropologie et la linguistique.

    Qu’est-ce qui a mené l’œuvre encyclopédique du Vénitien à son terme ? La loyauté.

    Qu’est-ce qui a fourni le souffle de la complétude ? L’intégrité.

    La loyauté du chroniqueur vénitien Antonio Pigafetta était naturelle, scrupuleuse et totale.

    C’est une promesse admirablement tenue.

    À Vincenza, la ville natale d’Antonio Pigafetta, un monument rappelle aux visiteurs que la promesse de la loyauté nous a légué le récit palpitant du premier tour du monde à la voile.

     

    La promesse de la loyauté

     

    L’écrivain a le même profil sur la statue et sur le timbre. Son nom apparaît en haut de la voile. Celui du seul bateau rescapé de l’Armada est écrit à la proue. Chaque flanc est gardé par une ancre surélevée, qu’entoure une couronne de gloire.

    Dans le prologue de son « Rapport », Antonio Pigafetta a exprimé son désir d’« accoucher d’un certain renom auprès de la postérité ».

    Les deux couronnes de gloire témoignent que ce désir est comblé, grâce à la promesse de la loyauté.

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