• La patience du marin

    Ils touchaient presque au but. Leurs rêves étaient sur le point de se réaliser : ils rêvaient de débarquer sur leur île natale. Leurs désirs étaient tout prêts d’être comblés : ils désiraient serrer dans leurs bras des êtres chers qu’ils n’avaient pas revus depuis plus de dix ans !

    Leur île natale était Ithaque, dans l’archipel ionien. Elle n’était plus qu’à un jour de route quand un accident est survenu.

     

    La patience du marin

     

    Hélas, la furie du vent a fait irruption. La tempête s’est déchaînée. Alors, ils ont tout perdu, le cap du bateau et l’espoir de rentrer chez eux. La catastrophe est arrivée, parce que l’équipage a manqué de patience et a fouillé dans les affaires personnelles du capitaine.

    Juste avant cet accident, le capitaine, Ulysse, était reçu, avec ses compagnons, par Éole, le dieu du vent. Pendant tout un mois, celui-ci a généreusement offert l’hospitalité aux marins.

     

    La patience du marin

     

    Puis quand est venu le moment de reprendre la route d’Ithaque, Éole a confié à Ulysse une outre où étaient enfermés tous les vents furieux, avec l’ordre de n’ouvrir cette outre qu’une fois arrivés à destination. Profitant d’un sommeil malencontreux de leur chef, l’équipage, à la fois curieux et cupide, a perdu patience et a enfreint l’ordre d’Éole. La béance de l’outre a libéré tous les vents furieux. Une tempête s’est levée et a englouti l’espoir de revoir Ithaque.

     

    La patience du marin

     

    Quand Ulysse a découvert la sottise mise en œuvre par ses compagnons, quelle a été sa réaction ? L’Odyssée relate la tergiversation du chef grec en ces termes :

    ἐγρόμενος κατὰ θυμὸν ἀμύμονα μερμήριξα,

    ἠὲ πεσὼν ἐκ νηὸς ἀποφθίμην ἐνὶ πόντῳ,

    ἦ ἀκέων τλαίην καὶ ἔτι ζωοῖσι μετείην.

    Ὁμήρου Ὀδύσσεια. Ραψωδία ι'

     

    Moi, je m'éveille alors et mon cœur sans reproche ne sait que décider :

    me jeter du vaisseau, chercher la mort en mer,

    ou pâtir en silence et conserver la vie ?

    Odyssée, chant 10, vers 50 et 52

     

    L’envie de plonger dans la mer pour ne plus laisser de traces dans le Royaume des Vivants est passée par la tête du capitaine dans le désarroi.

     

    La patience du marin

     

    Depuis l’Antiquité, la navigation est sujette à des imprévus. Quand ceux-ci sont plus que coutumiers, le découragement peut enfanter des idées noires et des gestes auto-destructeurs.

    Cette terrible perspective ne peut que rendre plus nécessaire une gestion saine et efficace des ressources physiologiques et humaines à bord, de la part de tous.

    Quel que son soit son mobile, l’impulsion est à redouter. La patience est préférable.

    Prise dans la tourmente, la nef d’Ulysse s’est retrouvée de nouveau sur l’île d’Éole. Le capitaine a tenté d’obtenir la clémence du dieu en relatant les faits qui avaient conduit à l’accident. Ulysse a dit à Éole :

    ‘ἄασάν μ᾽ ἕταροί τε κακοὶ πρὸς τοῖσί τε ὕπνος

    σχέτλιος. ἀλλ᾽ ἀκέσασθε, φίλοι : δύναμις γὰρ ἐν ὑμῖν.

    Ὁμήρου Ὀδύσσεια. Ραψωδία ι'

     

    Le désastre me vint d'un méchant équipage, mais aussi, et surtout, d'un sommeil

    malheureux. Amis, secourez-moi ; je sais votre pouvoir.

    Odyssée, chant 10, vers 68 et 69


    Matériellement, il y a eu les mains de l’équipage, qui avaient ouvert l’outre. Et Ulysse n’a pas oublié d’ajouter qu’avant cela, il y a eu aussi des paupières lourdes de sommeil, qui avaient encouragé l’indiscrétion commise par ses compagnons.

     

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    Ulysse a-t-il tout dit ? Presque !

    Il a nommé expressément les personnes qui avaient commis le délit d’effraction, mais il s’est gardé d’agir de la même façon par rapport à la faute de l’assoupissement.

    Pour l’ouverture de l’outre, la culpabilité était imputable à des êtres humains, qui étaient ses compagnons. Mais pour le sommeil, aucune personne n’était nommée. Les propos d’Ulysse attribuaient la culpabilité à une condition physique défavorable, qui s’était obstinée à coller à l’organisme.

    En taisant son propre nom dans le récit des circonstances menant à l’ouverture anticipée de l’outre, Ulysse ne cherchait-il pas à minimiser sa responsabilité ? Art du non-dit. Omission stratégique.

    En utilisant l’adjectif σχέτλιος au vers 68, Ulysse a déclaré que l’envie de dormir l’avait poursuivi inlassablement, surtout après les neuf jours consécutifs où il avait tenu la barre sans discontinuité. Très habilement, Ulysse a évoqué le surmenage, qui a été à l’origine de son assoupissement. Sans nul doute, il espérait se servir de cet argument pour obtenir des circonstances atténuantes.

    Mais la gestion du sommeil est une affaire d’équilibre. Un capitaine conduisant un bateau peut-il se permettre de manquer d’équilibre ?

    Pourquoi Ulysse n’a-t-il pas délégué ses pouvoirs au cours de ces neufs jours pour permettre à son organisme de trouver le repos nécessaire et de retrouver l’équilibre salutaire ? Ici encore, c’est le manque de confiance en l’équipage, qui a entraîné l’épuisement du capitaine, lequel épuisement a provoqué le sommeil. Et ce sommeil, irrésistible, a fait qu’Ithaque, qui n’était plus qu’à un jour de route, s’est brutalement éloignée pour de nombreuses années encore.

    Comment le dieu du vent a-t-il réagi aux explications données par Ulysse ?

    Pour Éole, il était évident que les destins de ceux qui se trouvaient à bord étaient inséparables, et que par conséquent, il ne pouvait que leur donner une réponse globale, sans rentrer dans le détail de ce que chacun avait fait auparavant. Pour le dieu du vent, la responsabilité des marins, qui avaient été ses hôtes, ne pouvait être que collective.

    Éole a répondu à Ulysse en ces termes :

    οὐ γάρ μοι θέμις ἐστὶ κομιζέμεν οὐδ᾽ ἀποπέμπειν

    ἄνδρα τόν, ὅς κε θεοῖσιν ἀπέχθηται μακάρεσσιν :

    ἔρρε, ἐπεὶ ἄρα θεοῖσιν ἀπεχθόμενος τόδ᾽ ἱκάνεις.

    Ὁμήρου Ὀδύσσεια. Ραψωδία ι'

     

    Sors promptement de cette île, ô le pire des vivants !

    Il ne m'est point permis de recueillir ni de reconduire un homme qui est odieux aux Dieux heureux.

    Va ! car, certes, si tu es revenu, c'est que tu es odieux aux Dieux heureux.

    Odyssée, chant 10, vers 73 à 75


    À la nef toute entière, sans distinguer les grades de ceux qui étaient à bord, Éole a donné l’ordre de décamper, et de se débrouiller toute seule avec le malheur sottement provoqué.

     

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    Le dieu du vent n’a pas accordé au marin une deuxième chance. Éole a reproché à Ulysse de n’avoir pas su contenir les vents furieux.

    Même si celui-ci n’a pas ouvert en personne l’outre des vents, il était tenu pour responsable des agissements de ses compagnons. Le refus de la part d’Éole concernant le supplément d’aide signifiait qu’un capitaine était comptable du comportement de l’équipage. La question soulevée par Éole était celle de la cohésion et de l’unité à bord d’un bateau : cohésion en pensées et unité dans l’action.

    Le manquement d’Ulysse ne concernait pas le pouvoir mais le savoir.

    À première vue, Ulysse n’a pas pu empêcher ses compagnons de mal agir. En fait, ce pouvoir défaillant était lié à l’exclusivité d’un savoir : seul Ulysse savait ce qu’il y avait dans l’outre. Il n’a pas partagé ce savoir avec ses compagnons. La rétention d’information était un verrou, qui était lui-même une forte incitation à l’effraction.

    Le véritable enjeu ne concernait donc pas le pouvoir, mais le savoir. Non pas le savoir relatif à ce qu’il y a dans le réceptacle en peau, mais relatif à ce qu’il y a à l’intérieur du cœur humain. À l’intérieur du cœur humain, il y a l’appétit du gain, qui, une fois libéré, devient comme un vent en furie.

     

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    Matériellement, qu’est-ce qui a rendu possible les agissements des compagnons d’Ulysse ? Le sommeil de ce celui-ci !

    Assoupissement, c’est-à-dire manque d’éveil, au propre mais aussi au sens figuré.

    Ulysse s’est montré négligent en ne tenant pas compte des calculs secrets, mais somme toute, très compréhensibles, de ses compagnons.

    La nef d’Ulysse a perdu son cap surtout à cause de la tempête qui faisait rage dans le cœur de l’équipage.

    Si Ulysse avait manifesté davantage de confiance dans ses compagnons en leur révélant, dès le début, les consignes de sécurité données par le dieu du vent, le drame de la déroute aurait sans doute pu être évité.

    La patience des marins qui secondaient Ulysse dépendait du degré de confiance qu’ils recevaient de leur chef.

    Le refus d’Éole montre que la deuxième chance n’est ni automatique, ni assurée.

    Le marin ne dispose pas toujours d’une deuxième chance.

    La vie en mer peut décider que la chance offerte sera l’unique.

     

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    Le Zeph est allé à Ithaque quatre fois : deux fois à l’occasion du voyage initiatique, et deux fois cet été.

    L’arrivée du Zeph à Ithaque était-elle liée à une épreuve de patience, comme celle relatée dans le dixième chant de l’Odyssée ?

    À Ithaque, le quai qui entourait la baie de Βαθύ – ΒΑΘΥ présentait une excroissance derrière le bâtiment du Λιμενικό Σώμα – ΛΙΜΕΝIKΟ ΣΩΜΑ, chargé de la surveillance de l’activité portuaire. Cette excroissance se présentait sous la forme d’une plate-forme rectangulaire. Le capitaine du Zeph a jeté son dévolu sur la largeur exposée à la mer.

     

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    Mais le capitaine ne voulait pas s’en emparer coûte que coûte, que ce soit par la ruse ou par la force.

    Une première fois, la place était occupée par une coque blanche.

    Puis, la fois d’après, par une coque sombre, plus imposante.

     

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    Ni l’une, ni l’autre ne semblaient disposées à la libérer à temps pour que le Zeph puisse aussi en profiter.

    Patiemment, le Zeph a attendu l’occasion favorable, qui tardait, tardait à se produire. Le capitaine ne voulait pas se montrer ni rustre, ni malhonnête, ni imprudent. Alors, la patience s’est muée en résignation. Et le Zeph s’est contenté de mouiller au milieu de la baie.

     

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    Conséquence inéluctable de la patience : pour rejoindre la terre ferme, la passerelle habituelle ne suffisait plus.

     

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    Les services de l’annexe motorisée devenaient indispensables.

    La patience du capitaine n’a pas tout résolu. Elle a néanmoins empêché le pire : un conflit ou un accident.

    Lors de sa dernière venue à Τριζόνια – ΤΡΙΖΟΝΙΑ, le Zeph s’est mis sur un ponton médian de la marina, derrière un voilier breton, baptisé « New Life ». Le capitaine a veillé à laisser un grand espace entre les deux nefs.

     

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    Distance de sécurité, de civilité, de courtoisie. Car le savoir-vivre français n’aime pas trop la promiscuité.

    Au retour de la promenade dans l’arrière-pays de la marina, le capitaine a découvert, avec stupeur et rage, que la place vacante entre le Zeph, reconnaissable à son éolienne, et le voilier breton avec les couleurs de la chlorophylle, était occupée par une vedette fort imposante par la taille et par l’outrecuidance.

     

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    La nef effrontée se disait : « C’est disponible. Donc je me sers, avec gloutonnerie, sans me poser d’autre question que celle de la satiété. »

    Ce que certains ont patiemment épargné apparaît toujours comme un trésor qui suscite la convoitise de ceux qui n’ont pas contribué à l’épargne.

    Malgré les conseils de « Gégé », le capitaine du voilier breton et de Πάνος – ΠΑΝΟΣ, le gérant grec du port, la nef de la fatuité continuait à être ostensiblement bruyante et mal odorante.

    Aurait-il fallu se montrer patient envers la vedette sans-gêne ? Aurait-il fallu attendre qu’elle veuille bien éteindre ses moteurs et cesser de polluer l’air avec ses odeurs nauséabondes de carburant ?

    L’ange d’Oléron, qui était de passage, a espéré une solution pacifique, voire même cordiale.

    Mais le Zeph refusait le piège des illusions et a préféré s’en aller avant. Il a quitté les lieux de l’exiguïté et s’est remis au quai où il était amarré il y a une semaine. Entre la démarche préventive et la démarche curative, il a opté pour la première.

     

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    Certaines voix s’élèveront sans doute pour dire qu’à Τριζόνια – ΤΡΙΖΟΝΙΑ, le Zeph a manqué de patience.

    Quand faudrait-il se montrer patient ? Faudrait-il l’être en toutes circonstances ? Envers tous ? Jusqu’à quel point ?

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  • Commentaires

    1
    anne
    Samedi 24 Août 2019 à 14:23

    Parler, parlementer, négocier ... en effet cela nécessite de la patience mais ça évite bien des conflits... Certains conflits ne sont pas utiles et épuisent. 

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