• La courbure de la dignité

    Ils sont quatre à courber le dos pour montrer qu’ils sont au service d’un seigneur. C’est la courbure de la dignité bafouée.

    Le seigneur appartenait à la puissante famille des Médicis. Il s’agit de Ferdinand 1er, qui a beaucoup œuvré pour la réalisation des nouvelles fortifications de Livorno, en Toscane. Il est donc dans la logique des choses que le port médicéen honore la mémoire de son bienfaiteur en laissant la silhouette triomphale de celui-ci s’élever sur la Piazza Micheli, face à la mer.

     

    La courbure de la dignité

     

    Il en résulte que le seigneur toscan tourne son regard vers le soleil couchant. Le sculpteur reprend ici la symbolique de la gloire, qui veut que dans la conception d’une église, le portail qui proclame la gloire du Ressuscité soit le portail occidental, destiné à s’illuminer grâce au soleil qui rougeoie à l’horizon, avant d’y plonger.

    À la gloire d’architecte, s’ajoute celle de chef militaire, car Ferdinand 1er a remporté des victoires en combattant les corsaires. C’est pourquoi le clan médicéen a fait rajouter les silhouettes de quatre captifs à la base du piédestal.

    Ainsi, avec le temps, le monument, initialement appelé Monumento di Ferdinando I, devient progressivement le Monumento dei Quattro Mori.

    La courbure de la captivité se voit dans l’échine ployée, mais encore dans les mains qui réagissent douloureusement à l’entrave des chaînes.

    À l’angle Sud-Ouest, le poids de la dignité bafouée est tel que le torse est presque à l’horizontale tandis que les mains sont contractées par la souffrance physique et morale.

     

    La courbure de la dignité

     

    Chaque doigt a la courbure du malheur.

    Le corps est musclé, mais l’homme n’est plus très jeune.

    Le visage montre l’empreinte du temps, mais aussi le tourment de la captivité. Les plis sur le front, le profil des sourcils, les rides au coin des yeux et sur les joues ont la courbure de la tristesse et de l’affliction.

     

    La courbure de la dignité

     

    L’homme vient de l’Asie Mineure, désormais devenue ottomane.

    Dans la cité portuaire des Médicis, il s’appelle Ali Melioco.

    À l’angle opposé, en suivant la diagonale, est enchaîné un autre captif d’âge mûr.

    Le corps se ploie, mais le dos ne s’approche pas encore de l’horizontale. En revanche, l’axe des épaules effectue une torsion par rapport au bassin, dans le sens inverse des aiguilles d’une montre.

     

    La courbure de la dignité

     

    Le mouvement hélicoïdal qui en résulte traduit-il l’inconfort insupportable ou un désir irrésistible de liberté ?

    Le visage est marqué par des traits de révolte.

     

    La courbure de la dignité

     

    La courbure des cils, du contour de l’œil, de la moustache reflète un esprit frondeur, qui refuse la soumission.

    Depuis combien de temps la colère ronge-t-elle ce corps assujetti mais non conquis ?

    Les deux poignets sont croisés. Tous les doigts de la main droite sont courbés par la crispation. Ce n’est pas le cas de ceux de l’autre main.

     

    La courbure de la dignité 

    L’index droit se relâche en direction du bas. Est-ce un signe de découragement ? Certainement pas. Ce serait plutôt l’indice d’un début d’épuisement.

    Le captif vient des contrées septentrionales de l’Afrique.

    Le pays des Médicis l’appelle Ali Salettino.

    Une diagonale est occupée par des hommes d’âge mûr. L’autre diagonale est consacrée à des hommes plus jeunes.

    Devant le monument commémoratif, à l’angle Nord-Ouest, est enchaîné un prisonnier qui est encore dans la fleur de l’âge. Malgré la persistance de la courbure de la captivité, l’homme se redresse pour inverser cette courbure. Il en résulte un étirement vers le haut, qui donne beaucoup d’élégance à l’allure.

     

    La courbure de la dignité

     

    Les mains sont liées dans le dos. Mais, contrairement aux deux cas précédents, l’une d’elle se redresse : c’est la main droite.

     

    La courbure de la dignité

     

    Et la main gauche apporte son soutien à ce redressement.

    La souffrance est discrète, à cause de l’abondance d’énergie vitale. La honte est cachée. Le visage est presque serein, sans doute parce que l’homme entrevoit une issue imminente.

    Le captif est né dans les Balkans.

    Le fief des Médicis l’appelle Morgiano.

    À l’autre extrémité de la même diagonale, se trouve un autre prisonnier, qui lui aussi, n’a pas atteint l’âge mûr. Le corps, plié par l’asservissement, penche légèrement vers l’avant. Les doigts sont courbés par la peine, sauf un : le majeur de la main droite qui pointe en direction du bas.

     

    La courbure de la dignité

     

    Lassitude ? Abattement ?

    L’épreuve est supportée de manière presque impassible. La résignation semble l’emporter sur la révolte.

     

    La courbure de la dignité

     

    Le visage a les traits de l’Afrique subsaharienne.

    Quel est son nom ? Il n’en a pas !

    Sur les quatre hommes enchaînés, trois seulement ont un nom. Le quatrième n’en a pas. N’est-il pas digne d’en avoir un ? Est-ce parce qu’il ne s’est pas acquitté convenablement de son travail ?

    Avenir obscur, origine obscure, identité obscure à l’angle Sud-Est du piédestal.

    La Grèce aussi met sur la place publique des serviteurs qui n’ont pas de nom. En l’occurrence, il s’agit d’une servante. L’esprit du Zeph l’a rencontrée le jour où il a visité la grotte appelée Σπήλαιο Δυρού – ΣΠΗΛΑΙΟ ΔΥΡΟΥ sur la magnifique route du Magne.

    De quel seigneur cette servante est-elle au service ? Elle n'est au service d’aucun homme à titre personnel. Elle sert une communauté, qui est sa patrie. Et à présent, sa patrie, reconnaissante, lui rend hommage.

    Sa naissance ne figure sur aucun registre communal ? Ses parents ne lui ont pas donné de nom ?

    S’appelle-t-elle Mélina comme la Mercouri ? Irène comme la Papas ? Nana comme la Mouskouri ? Maria comme la Callas ?

    La stèle commémorative ne dit rien sur son identité personnelle.

    Le texte gravé parle seulement de l’attitude, du volontariat, de l’engagement.

    Les caisses pour payer et l’accès à la grotte de stalactites et de stalagmites sont étagés sur le flanc d’une colline : on paie au-dessus et on fait la visite au-dessous. Pour passer l’un lieu à l’autre, on suit la route qui fait un virage en épingle entre les deux. Le tournant est très serré, et c’est dans la boucle de l’épingle que la municipalité a installé le monument commémoratif.

    Sur le chemin de l’aller, avant d’entrer dans la grotte, on peut lire ceci sur sa gauche :

     

    La courbure de la dignité

     

    ΒΛΕΠΕΙ ΓΥΝΑΙΚΕΣ ΝΑ ΧΕΡΟΥΝ

    ΚΑΙ ΤΑ ΔΡEΠΑΝΙΑ ΝΑ ΚΡΑΤΟΥΝ

    ΤΟΥΣ ΑΡΑΠΑΔΕΣ ΝΑ ΧΤΥΠΟΥΝ

     

    ΕΥΓΕ ΣΑΣ ΜΕΤΑ ΕΥΓΕ ΣΑΣ

    ΓΥΝΑΙΚΕΣ ΑΝΔΡΕΣ ΓΙΝΕΤΕ

    ΣΑΝ ΑΝΔΡΕΙΩΜΕΝΕΣ ΜΑΧΕΣΘΕ

    ΣΑΝ ΑΜΑΖΟΝΕΣ ΚΡΟΥΕΤΕ

     

    Que chacun regarde des femmes qui se servent de leurs mains,

    Qui se saisissent des faucilles,

    Et qui frappent ces êtres au teint bruni.

     

    Bravo à vous, après d’autres bravos qui vous ont été adressés,

    Femmes, en hommes vous vous changez,

    Comme des modèles de vaillance, vous livrez bataille,

    Comme des Amazones, vous combattez.

     

    À la sortie de la grotte, en allant chercher la voiture qui est sur le parking à l’étage supérieur, on peut relire le texte, qui apparaît maintenant sur la droite du chemin.

    Que dit ce texte pour que la municipalité insiste tant sur sa découverte ?

    Rien sur le nom de la personne.

    Elle n’a pas de nom ?

    On ne connaît pas son nom.

    Elle n’a pas donné son nom, mais elle a laissé un renom. Et quel renom ! Celui d’Amazone, qui dit l’ardeur guerrière, la pugnacité et la dextérité.

    Elle a un visage, celui de la simplicité, mais aussi de la détermination. Un visage qui passe inaperçu sur la place du marché, qui n’affiche pas et ne recherche pas la coquetterie.

     

    La courbure de la dignité

     

    Point de boucles d’oreille visibles, point de collier visible. Une coiffe de tous les jours. Une tunique de tous les jours aussi, serrée à la taille. Rien d’exceptionnel, apparemment. Sauf le cœur ardent qui anime le bras brandissant un instrument de la moisson.

     

    La courbure de la dignité

     

    La courbure en demi-cercle est prévue pour fonctionner à l’horizontale. Ici, elle est prête à s’abattre à la verticale, à la manière d’un croc.

    Au lieu de couper le blé pour les hommes ou le foin pour le bétail, elle rompt les chaînes de quatre siècles de servitude pour redonner la dignité à tous les membres de la famille hellène.

    Courbure de la simplicité, de l’honneur, du courage.

    Courbure rustique, qui se métamorphose en outil pour la dignité et la liberté, grâce à une initiative qui « fait feu de tout bois ».

    La courbure du rétablissement de la dignité est brandie face à la mer parce que c’est de la mer qu’est venu l’envahisseur et que c’est par là qu’il faut le refouler.

    Une jeune Grecque du XXIè siècle a pris très au sérieux le geste de son aïeule sans nom. La jeune femme en costume moderne a simulé une cible de la courbure vengeresse.

     

    La courbure de la dignité

     

    La personne à terre avait beau lever ses bras pour se protéger, la courbure destinée à mettre fin à quatre siècles de dignité bafouée ne se laissait pas apitoyer.

    Quel bel exemple d’humour grec !

    Comme la municipalité a raison de rendre hommage à la courbure de l’insignifiant, qui s’est transformée en courbure de l’héroïsme !

    Brandie par une main féminine, cette courbure de la spontanéité et de la fermeté proclame que l’amour des siens et le sens du sacrifice ne sont l’exclusivité d’aucune des deux moitiés de l’humanité. La moitié qui, traditionnellement, se consacre aux tâches ménagères et aux affaires du foyer, sait, aux grandes heures de l’Histoire, se préoccuper du destin du pays.

    Courbure de la responsabilité individuelle.

    La courbure de la dignité, qui veille sur la grotte de stalactites et de stalagmites, est la courbure d’une conscience éveillée.

    Il y a la dignité bafouée et la dignité restaurée. Chacune a sa courbure explicite, éloquente et sans équivoque.

    La dignité est un droit universel. Mais son sort dépend des aléas de l’Histoire. La représentation de la courbure associée fait partie de l’actualité du moment.

    Il est inévitable que l’art s’imprègne des couleurs de l’instant et porte l’empreinte de l’Histoire. En se nourrissant de ce qu’il advient à la cité, il est un discours politique. Comment concilier le spécifique et l’universel ? Peut-on ? Doit-on ?

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