• L'hospitalité du pays des cerises

    La cerise qui prospère sur le rivage méridional de la Mer Noire est appelée Prunus cerasus par les botanistes.

     

    L'hospitalité du pays des cerises

     

    Le premier terme de l’appellation latine, « prunus », désigne l’espèce végétale. Le second, « cerasus », précise le lieu de provenance.

    En effet, le fruit venait de la cité portuaire que les Grecs appelaient Κερασοῦς (translittération : Kerasous). Comme la consonne latine « c » se prononce à la manière d’un « k » en français et que la voyelle latine « u » a la même sonorité que le groupe « ou » en français, le latin utilise les mêmes sons que le grec pour désigner le lieu où la cerise a été découverte.

    Celui qui l’a découverte avait pour nom Lucius Licinius Lucullus. Ce Romain n’est pas venu en Anatolie pour une exploration scientifique. Il est venu pour soumettre celui qui osait s’opposer à la puissance romaine, toujours avide de nouveaux territoires. Voici un portrait de celui qui n’a pas craint de défier l’autorité de Rome :

     

    L'hospitalité du pays des cerises

     

    Sur cette monnaie qui affichait clairement son goût pour l’esthétique grecque, l’avers montrait un portrait de celui qui a donné du fil à retordre à l’armée romaine tandis que le revers proclamait son identité.

    En effet, sur le côté pile, à l’intérieur de la couronne de lierre et au-dessus du cerf en train de paître, apparaissait l’inscription BAΣIΛEΩΣ (en français : ROI). Par conséquent, le portrait était celui d’un souverain.

    Sous les pieds du cerf, on peut lire ceci : MIΘPAΔATOY (translittération : MITHRADATOY).

    Il s’agissait donc de Mithridate VI, qui régnait sur la Mer Noire, que les Grecs appelaient alors Εὔξεινος Πόντος (en français : Mer Hospitalière).

    Ce souverain, dont l’effigie sur la pièce de monnaie rappelait la pose d’Alexandre le Grand, a inspiré à Racine une tragédie. Dans cette tragédie, qui a beaucoup plu à Louis XIV, Racine a fait dire à Mithridate VI ces alexandrins :

    Attaquons dans leurs murs ces conquérants si fiers.

    Qu'ils tremblent à leur tour pour leurs propres foyers.

    Annibal l'a prédit, croyons-en ce grand homme,

    Jamais on ne vaincra les Romains que dans Rome.

    Acte III. Scène 1. Vers 833 à 836

     

    Mithridate VI avait l’intention de renverser le cours des choses en amenant la guerre sur le sol même de l’Italie, jusque dans l’enceinte de Rome. C’est dire à quel point il était redoutable aux yeux du pouvoir romain.

    Pour écraser un ennemi aussi dangereux, la république romaine a envoyé sur le plateau anatolien le général Lucius Licinius Lucullus. Bien sûr, celui-ci s’intéressait au bronze des rostres qui armaient les proues et à l’or des coffres cachés dans les palais royaux. Mais en plus des objectifs militaires, il avait l’œil, et les papilles aussi, pour les beaux produits de la terre locale. C’est ainsi qu’il a été séduit par la chair délicieuse d’un fruit, qu’il a ensuite ramené à Rome. Ce fruit, baptisé Prunus cerasus, s’est ensuite répandu dans toute l’Europe.

    Avec le temps, la référence au lieu d’origine, «  cerasus », finit par désigner la chose qui fait la renommée de ce lieu, en devenant, par exemple en français, « cerise », avec les trois consonnes de la première morphologie.

    Le général romain était aussi un épicurien. Voici comment le peintre français Gustave Boulanger a restitué l’univers épicurien du général romain :

     

    L'hospitalité du pays des cerises

     

    A contribué à cette fête des sens, le fruit nouveau ramené de la cité portuaire Κερασοῦς.

    Ce nom grec devient Girasun dans l’Anatolie du XXIè siècle, toujours avec le souci de préserver la trame des trois premières consonnes.

    Après Rize et Trabzon, Girasun était notre troisième escale en Mer Noire.

    La Girasun des temps modernes se souvient-elle de son passé ?

    Regardez donc :

     

    L'hospitalité du pays des cerises

     

    C’était comme à la table de Lucullus !

    L’abondance était flagrante. Mais la qualité était aussi au rendez-vous. La fraîcheur des produits était une première garantie du plaisir gustatif :

     

    L'hospitalité du pays des cerises

     

    Il va de soi que la cuisson avait son mot à dire quant à la production de l’émerveillement au moment de la dégustation. Là-dessus, le chef en cuisine a choisi d’associer le croquant des crudités avec le croustillant des rouleaux fourrés au fromage :

     

    L'hospitalité du pays des cerises

     

    La variété, qui exprimait la richesse et menait à la complétude, n’aurait pas déplu au général romain qui était aussi un sybarite. Dans notre cas, nous étions très contents que l’hospitalité du pays des cerises prenne en compte l’appétit :

     

    L'hospitalité du pays des cerises

     

    Le capitaine qui régalait son estomac montrait en fait une double satisfaction. Effectivement, un livre lui tenait compagnie pendant la dégustation.

    Voilà qui n’était pas sans rappeler Lucullus le Romain, venu à Κερασοῦς pour le pouvoir, et qui en est reparti, enrichi par le savoir.

    Avec quel savoir le Capitaine était-il en train d’enrichir son esprit ? Quel livre était-il en train de lire ? Voici l’ouvrage consulté :

     

    L'hospitalité du pays des cerises

     

    Le titre du livre était :

    Türkiye’nin

    KARADENİZİ

    Deniz Gezginleri için Kılavuz Kitap

     

     

    Littéralement :

    De la Turquie

    LA MER NOIRE

    Guide pour les voyageurs en mer

     

    Sous le voilier qui arborait ses trois magnifiques voiles, étaient écrits ces mots : Özkan Gülkaynak. C’était un nom propre. C’était le nom de l’auteur du livre. C’était encore le nom du navigateur qui avait fait le tour du monde en solitaire à bord du voilier évoqué par l’aquarelle.

    Le livre de marine était parcouru par le Capitaine pendant la dégustation du salé. Il est passé dans les mains du mousse pour la phase du sucré. De façon conjoncturelle et symbolique, la Mer Noire accordait avec art nos goûts pour le salé et le sucré.

    Mais l’intérêt porté par le capitaine puis par le mousse à l’ouvrage qui était une somme au sens encyclopédique, avait une mission plus importante : il devait nous mener vers le bon état d’esprit, qui permettrait au Zeph d’échapper au naufrage de l’insatisfaction.

    Voici la première leçon, qui ne serait pas la dernière, mais qui apparaissait déjà comme fondamentale. Elle était donnée quand l’Anatolien a expliqué le choix du nom de son bateau. Ce nom était « KAYITSIZ III ». En français : « INDIFFÉRENT III ». L’Anatolien a expliqué le choix de ce nom en disant :

    « İnsanlar sorumsuz olmadan bizleri üzen ve yıpratan yapay dünya meselelerine ne kadar “kayıtsız” kalabilirse o kadar güçlü sağlıklı ve mutlu olacaklardır » özdeyişine olan inancımdan dolayı teknelerimin adını hep Kayıtsız koydum. Her ne kadar bir çok şeye kayıtsız kalamasam da…

     

    En français :

    J'ai toujours baptisé mes bateaux Indifférent en raison de ma croyance en la maxime : « Plus les gens pourront rester “indifférents” aux enjeux du monde artificiel qui nous bouleversent et nous épuisent, sans être irresponsables, plus ils seront forts, en bonne santé et heureux. » Même si je ne peux pas rester indifférent à beaucoup de choses...

     

    En préservant sa quiétude, l’Anatolien a pu faire le tour du monde sans aucun appareil électronique à bord, c’est-à-dire comme au temps de Mithridate VI et de Lucius Licinius Lucullus !

    La description de la réussite est une progression qui atteint trois degrés.

    Le premier degré est la force, musculaire et mentale, pour affronter les éléments en furie et effectuer les manœuvres.

    Le deuxième degré, qui correspond à un aboutissement du précédent, est la bonne santé, c’est-à-dire une harmonie salutaire pour tout l’organisme, laquelle harmonie est vécue comme une récompense.

    Le troisième degré, qui couronne les deux autres, est le bonheur, que chaque Anatolien considère comme la finalité de toute existence ici-bas.

    L’hôte qui nous abritait sous son toit savait-il que nous avions aussi un bateau et que nous aimerions tant visiter l’Anatolie par voie de mer ? Non, il ne savait pas. Et pourtant, il a créé une situation matérielle qui nous mettait en contact avec un navigateur expérimenté, qui était un natif de l’Anatolie.

    Pourquoi cet ouvrage de marine traînait là, devant nos yeux, au moment du premier banquet de la journée ?

    Dans d’autres lieux de séjour, la rencontre avec ce navigateur n’aurait pas eu lieu. Qu’est-ce qui a fait que nous avions choisi de faire notre halte nocturne là ? Là, c’est-à-dire là où l’ouvrage de marine nous attendait à notre réveil. Et pas n’importe quel ouvrage marine. Mais un ouvrage qui contait l’effort et l’endurance, la perspicacité du choix et la beauté du courage.

    Le hasard qui avait présidé à la découverte de la Prunus cerasus par le général romain Lucullus était de nouveau à l’œuvre en nous amenant à la rencontre du navigateur et philosophe Özkan Gülkaynak.

    La philosophie professée par l’Anatolien était faite de lucidité et de pragmatisme.

    Pour l’Anatolien, entreprendre une navigation, c’est faire un choix qui implique ses entrailles, définir un rapport aux affaires du monde. Dans tous les cas, fréquenter la mer n’est pas un jeu mais un engagement.

    Faisons du hasard un stimulus fertile et donnons à son sillage une portée universelle.

    Dans l’espace de détente qui avoisinait la table du premier banquet de la journée, il y avait l’invitation à l’évasion pour les voyageurs qui voudraient élargir leurs horizons, mais aussi la possibilité de goûter le plaisir agonistique pour ceux qui chercheraient à resserrer leurs champs de vision. Pour cette seconde catégorie, un face-à-face était prévu autour d’un échiquier, où des figurines se mouvaient pour matérialiser la cogitation de chaque stratège.

    Voici une vue du champ de bataille où la ruse et l’esbroufe excellaient.

     

    L'hospitalité du pays des cerises

     

    Toutes les pièces mobiles avaient un profil grec, notamment Pégase, qui ne pouvait qu’être grec de la tête jusqu’aux sabots ! Pourquoi un modèle seldjoukide ou ottoman n’a-t-il pas été exposé à la place ? De ce choix assumé par l’hôte qui avait dressé la table de bienvenue et préparé les divertissements culturels, il ressortait que l’hommage à la Grèce occupait tout naturellement le devant de la scène.

    L’esthétique grecque prévalait dans la salle commune mais aussi dans les espaces de circulation. En voici une illustration :

     

    L'hospitalité du pays des cerises

     

    Il s’agissait de la porte de l’ascenseur. Le Capitaine venait d’entrer dans la cabine en tenant un cartable rouge avec la main gauche. Quant au mousse, il était en train de bloquer la porte pour pouvoir photographier la frise grecque qui en formait l’encadrement.

    Trouver une frise grecque sur le sol de l’Attique, cela n’a rien de surprenant.

    Mais voir une frise grecque détrôner une frise seldjoukide ou ottomane sur une terre dont l’administration centrale entretenait des relations conflictuelles avec Athènes, c’est plus que surprenant. C’est même très osé.

    L’hospitalité du pays des cerises livrait sa lecture de l’Histoire, en faisant fi de la propagande étatique.

    « Cerise sur le gâteau », Girasun nous a concocté une superbe surprise. En effet, l’hospitalité du pays des cerises a conduit nos pas vers un chantier naval qui sentait bon la sève.

     

    L'hospitalité du pays des cerises

     

    Nous étions subjugués par le savoir-faire millénaire qui se déployait devant nos yeux.

    La tentation d’ausculter le travail de séchage, de découpage et d’assemblage était irrésistible.

     

    L'hospitalité du pays des cerises

     

    L’élégance des charpentes faisait remonter les vers que Racine avait mis dans la bouche de Mithridate :

    Demain, sans différer, je prétends que l'aurore

    Découvre mes vaisseaux déjà loin du Bosphore

    Acte III. Scène 1. Vers 855 et 856

     

    Parce que ceux-ci auront reçu l’ordre de voguer vers l’Italie !

    Dans ce giron de la construction navale, nous pouvions donner libre cours à nos rêveries, admirer à notre guise et observer d’aussi près que nous voulions, sans que personne ne vienne nous imposer des restrictions dans l’espace ou dans le temps.

    Le lieu n’était pas du tout abandonné. Le chef des travaux était là, mais il a voulu rester discret, c’est-à-dire généreux. Dès les premiers instants, il nous a accordé une liberté totale.

    L’hospitalité de l’Anatolien n’était pas bavarde, ni bruyante. Car il savait que « le silence était d’or ». C’est pourquoi, il a préféré nous offrir l’or de la confiance.

    Il nous a confié tous les postes de travail, avec la conviction que nous saurions les honorer par nos regards admiratifs et par les photos de qualité que nous en ferions.

    Le voici en train de s’éclipser pour nous laisser le champ libre :

     

    L'hospitalité du pays des cerises

     

    La position volontairement en retrait de l’Anatolien exprimait l’élégance d’un savoir-vivre, qui voulait nous épargner une situation oppressante.

    Comblé sur le plan intellectuel, nous sommes sortis de cette visite avec un cœur débordant de gratitude pour l’exquise hospitalité qui nous avait été offerte.

    Toutes les manifestations de l’hospitalité décrites ci-dessus se référaient à la gloire du passé, qui était essentiellement hellénistique. La Girasun des temps modernes était-elle en mesure d’offrir l’hospitalité sans se connecter à l’héritage grec ?

    Par bonheur, la réponse est affirmative. En voici une illustration :

     

    L'hospitalité du pays des cerises

     

    Sur la photo, se dressaient deux minarets blancs, qui appartenaient à la mosquée dont le nom était Merkez Müftüoğlu Cami. La rue qui passait devant s’appelait Orhan Yılmaz Caddesi. Sur le trottoir étaient installés des étals de poissons. La nature de la denrée était précisée sur des pancartes, où figurait l’inscription :

    YERLÎ

    HAMZÎ

    Littéralement :

    AUTOCHTONE

    ANCHOIS

     

    C’est-à-dire des anchois pêchés sur place, avec la vertu des circuits courts.

    Le prix était indiqué en bas de l’affiche : le kilo valait 35 livres turques, c’est-à-dire 1,75€.

    Le mot ŞOK écrit en haut de l’affiche jaune proclamait que c’était un prix CHOC.

    À droite de la photo, apparaissait le bâtiment qui nous a fourni un lit bien douillet pour la nuit.

    L’hospitalité consistait à prendre soin des voyageurs mais aussi de leurs biens.

    Et il existait un bien auquel nous tenions beaucoup : c’était notre voiture.

    La mettre dans un lieu sûr, surtout pendant la nuit, était toujours un problème très épineux et hautement anxiogène.

    Dans un premier temps, le problème semblait insoluble, malgré nos multiples recherches. Nous avons été bien inspirés d’en parler à notre hôte. Celui-ci nous a alors proposé une place de parking sous la mosquée voisine. L’accès à ce parking providentiel était indiqué en lettres rouges sur une pancarte qui était partiellement cachée par l’affiche jaune des anchois. Le portail du parking était verrouillé par l’hôtelier pendant la nuit. Pour nous, la place était gratuite. Quel soulagement ! Et quel coup de chance !

    Cette manière de gérer les ressources contemporaines ne nécessitait aucunement d’avoir recours au souvenir de l’hellénisme.

    L’hospitalité du pays des cerises était la mutualisation de plusieurs sources d’inspiration. Nous étions extrêmement chanceux d’avoir eu la jouissance de cette mutualisation.

    Nous voici portés par l’énergie positive que nous communiquait l’hospitalité du pays des cerises.

     

    L'hospitalité du pays des cerises

     

    Derrière nous, c’étaient les flots de la Mer Noire, jadis connue sous l’appellation grecque Εὔξεινος Πόντος (littéralement : la Mer qui veut du bien à l’étranger).

    Les lectrices et lecteurs friands d’exactitude pourront vérifier que cette photo a été réalisée le 10 novembre 2023 à 14h13min16s tandis que celle de l’ascenseur, qui indiquait l’entrée en possession de la chambre a été faite le même jour, à 16h40min30s. Autrement dit, la photo avec « la Mer qui voulait du bien à l’étranger » a été faite plus de deux heures avant que nous ne soyons arrivés à Girasun. Donc au moment de la photo, tous les gestes d’hospitalité décrits ci-dessus n’ont pas encore eu le temps de se produire. Le bonheur que nous ressentions à proximité des flots était donc un bonheur par anticipation, nourri par le flux d’énergie positive que le pays des cerises avait envoyé en éclaireur pour nous accueillir.

    En dépit de l’influence fortement inhibitrice des considérations géopolitiques actuelles, le pays des cerises continue d’offrir l’hospitalité, et ce avec beaucoup d’intelligence et de doigté.

     

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