• L'équilibre du mât

    Lors de sa récente visite, le messager de Cassandre a offert au Zeph un breuvage de Dionysos. Sur l’étiquette, on dirait le portrait de la prophétesse et de son messager.

     

    L'équilibre du mât

     

    Le port de tête était légèrement incliné. Était-ce parce que le mât de leur nef était en train de se balancer ? Nullement ! Il était parfaitement vertical, grâce au ber de la marina à Πρέβεζα – ΠΡΕΒΕΖΑ. Il n’y avait pas de roulis, mais ivresse à bord.

    De quoi Cassandre et son messager étaient-ils ivres ? Ils semblaient ivres de leur bonheur, de leur osmose, de leur paradis, sans que le grand-mât ait à tituber.

    De mémoire de Zeph, jamais la mer n’a été aussi plate, et le mât aussi droit que ce 16 avril 2016.

     

    L'équilibre du mât

     

    On craignait une danse macabre des flots, surtout à l’approche du monstre qui s’appelait Stromboli. Mais la mauvaise surprise n’a pas eu lieu.

     

    L'équilibre du mât

     

    Quelques soixante-dix ans auparavant, un deux-mâts, nommé San Lorenzo, s’est aussi approché du volcan, pour y déposer une belle jeune femme qui avait obtenu sa liberté en épousant un insulaire.

    Sans grand enthousiasme, elle attendait pour débarquer. Le spectacle de sa langueur et de son apathie était alarmant.

    Elle était allongée vers la proue, à côté de son mari. Le corps féminin était rigoureusement parallèle au beaupré.

     

    L'équilibre du mât

     

    Parallélisme qui disait, non pas la similitude de la direction, mais l’impossibilité de toute jonction. Parallélisme qui évoquait, de façon prémonitoire, la raideur, la rigidité, l’inflexibilité, l’incommunicabilité.

    Elle avait rêvé de liberté et d’amour. Elle avait trouvé l’amour qui l’avait affranchie des barbelés du camp de concentration. Mais était-ce l’amour qui devait la mener vers la liberté ?

    Très vite, elle s’est aperçue qu’elle était tombée dans un autre emprisonnement, à cause de la dureté de la terre et de la défiance de ses habitants. Alors elle oscillait entre révolte et résignation.

    Un jour, pendant qu’elle laissait le soleil lui apporter un peu d’insouciance, l’instinct guidait son corps et son esprit vers un bonheur venu d’ailleurs. Elle préparait l’heureuse rencontre en offrant un profil vertical, solidement soutenu par deux bras qui prenaient appui sur la roche, à la manière de deux rames, l’une à tribord et l’autre à bâbord.

     

    L'équilibre du mât

     

    Mât lumineux, fait de chair et d’os, dont l’éclat était un présage ravissant. En effet, à l’horizon, a surgi un ange, lui-même diffuseur de lumière à l’autre bout de l’île. C’était la troisième rencontre avec cet ange.

    L’ange est arrivé par une embarcation à rames, sans mât. Le fonctionnement de la barque ne nécessitait aucune structure de mât. Le rameur s’est redressé, a levé son bras droit, agité sa main au-dessus de sa tête.

     

    L'équilibre du mât

     

    La verticalité de la silhouette masculine évoquait une deuxième pièce de mâture qui, associée à celle déjà apparue parmi les rochers du rivage, formait un deux-mâts symbolique, qui pourrait s’appeler « Espérance ».

    Le parallélisme des deux mâts organiques exprimait une similitude des émotions et des aspirations. Gai, enjoué, lumineux, il se poursuivait au cours d’une exploration improvisée.

    L’objet de la recherche était une créature tentaculaire. Il s’agissait de repérer et de capturer un poulpe. Le parallélisme des deux corps persistait en dépit des oscillations provoquées par les vagues.

     

    L'équilibre du mât

     

    Élégance structurelle, comme avec la mâture d’un Schpountz.

    L’outil pour le repérage, l’identification et la capture était un cylindre, dont la forme géométrique rappelait celle d’un mât.

     

    L'équilibre du mât

     

    Mât de fortune, qui favorisait le lien social, parce qu’il apportait le divertissement et produisait des éclats de rire.

    Ce mât de la gaieté avait une particularité : sa base circulaire était transparente et l’on pouvait voir à travers. C’était donc le mât de la connaissance, parce qu’il donnait accès à une information : l’objet de la capture avait plusieurs tentacules ! À la sortie de l’eau, celui-ci a déclenché un mouvement de répulsion.

     

    L'équilibre du mât

     

    Le rapprochement des positions, des corps et des êtres s’est interrompu. Le premier mât, le mât féminin, est tombé à l’eau. L’ange l’a vite repêché.

     

    L'équilibre du mât

     

    Spontanéité et promptitude du sauvetage. La drôlerie de la situation produisait une gaieté extrêmement communicative.

     

    L'équilibre du mât

     

    Le deux-mâts « Espérance » était sur le point de se reformer quand l’intuition a révélé que là-haut, bien au-dessus des mâts, mille yeux nichés dans la falaise épiaient la nouvelle tentative de redonner forme à la nef « Espérance ».

     

    L'équilibre du mât

     

    Des yeux réprobateurs, à la fois hideux et cruels, qui inspiraient la répulsion, à la manière de ceux qui étaient incrustés sur les tentacules du poulpe.

    Elle a revu l’ange encore une fois. Ce jour-là, elle était séquestrée par le mari qui avait condamné la porte de la maison à coups de marteau s’abattant sur des têtes de clou. Par la fenêtre, elle a aperçu une barque qui s’éloignait du rivage. Elle a appelé au secours. Le rameur est venu la libérer. Le hasard faisait que le libérateur était l’ange qui lui avait fait découvrir le poulpe.

    L’ange libérateur lui a aussi dit qu’il pourrait l’aider à quitter l’île. Une île qui était devenue, pour elle, une prison, à cause de l’hostilité et de la cruauté des résidents natifs. Mais l’ange ne pourrait réaliser la promesse que dans quelques jours tandis que pour elle, il y avait urgence à partir. Le besoin de fuir la laideur des lieux et des gens était impérieux et hautement pressant. Alors, elle s’en est allée, seule, sans attendre l’aide de l’ange. Elle a largué les amarres sans consulter le bulletin météo. Seule, elle est allée affronter la mer de basalte, où d’effroyables vagues noirâtres se creusaient et s’élevaient de façon vertigineuse. Seule, elle a pris son destin en main.

    Puis, ce qui devait arriver est arrivé. La tempête l’attendait au premier tournant. Pire, c’était une bourrasque à répétition. Se sont déchaînés des vents de travers, des vents de face, des vents tourbillonnants. Ont jailli des gerbes d’écume à l’odeur de soufre. La mer de basalte ne faisait pas qu’éclabousser ou renverser : elle pouvait aussi asphyxier ou brûler.

    La nef solitaire cherchait à se maintenir sur le flanc risqué des vagues noirâtres. Éreintée, elle pliait son grand-mât pour se hisser péniblement vers la crête.

     

    L'équilibre du mât

     

    Le buste, penché par rapport à l’axe de la colonne vertébrale, était tel un beaupré qui cherchait à escalader la vague de basalte revêche. Prolongation aérienne de la force motrice qui venait des jambes. Indicateur de la progression malgré le vent qui ébouriffait la chevelure de la figure de proue.

    Pente abrupte et glissante. Cailloux blessants, aspérités coupantes. La perte d’équilibre guettait chaque pas. Le grand-mât penchait tantôt à tribord, tantôt à bâbord. Pour réduire et neutraliser le roulis, les membres supérieurs, agiles et stratégiques, servaient de balancier.

    Les bras, qui avaient porté des bagages au début de l’expédition en solitaire, ne portaient plus que la responsabilité de préserver l’équilibre sur le flanc glissant et meurtrier de la vague de basalte. Équilibre de plus en plus instable au fur et à mesure que l’épuisement s’accentuait.

    Fourbue, désespérée, elle éclatait en sanglots.

     

    L'équilibre du mât

     

    Elle réclamait du renfort et interpellait la transcendance à quatre reprises. Sur le ton de la supplique, elle demandait un supplément de force, de compréhension et de courage. Triple prière. Pour avoir la force physique et surmonter l’épuisement. Pour comprendre ce qui arrivait, pourquoi tout cela arrivait. Pour retrouver la vigueur du cœur, la détermination et la confiance.

    Seule, égarée au milieu de l’immensité de la détresse, elle cherchait à s’arrimer à la vertu qui lui permettrait de tenir bon et de reprendre sa route. Cette vertu, invoquée au milieu de la poussière de basalte et des vapeurs de soufre, était la miséricorde divine. Miséricorde divine d’autant plus précieuse que la mère voulait absolument offrir à l’enfant qu’elle portait depuis trois mois un berceau plus digne et plus chaleureux que cette terre de désolation dont elle était, pour l’instant, encore prisonnière.

    La miséricorde divine serait le moyen de propulsion du beaupré, du grand-mât et de toute la nef vers les eaux de la liberté.

     

    L'équilibre du mât

     

    Elle s’appelait Karin. Elle avait les traits d’Ingrid Bergman. Son drame était relaté par Roberto Rossellini.

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