Y aurait-il un temps vénitien et un temps qui ne le soit pas ? À quoi reconnaît-on le temps vénitien ?
Par définition, le temps vénitien se voit à Venise, et se présente avec tout le protocole de la Sérénissime. C’est donc sur la place Saint-Marc qu’on le trouve. Pas n’importe quelle place Saint-Marc, mais la place Saint-Marc vue à partir de la mer !
Le temps vénitien s’adressait à des marins, guerriers ou commerçants, en partance pour de nouvelles conquêtes ou de retour avec leurs fabuleux butins. Le temps vénitien était indissociable de la mer, qui a donné à la Reine de l’Adriatique puissance et opulence.
Pour prendre la pleine mesure du temps vénitien, il faut donc tenter une approche de la place Saint-Marc par voie de mer.
L’Aventy a eu la géniale idée de réaliser l’expérience et a fait profiter le Zeph de cette expérience en lui offrant une photo de la place Saint-Marc, prise à partir du large. Au centre de l’image, l’on reconnaît aisément une cloche de bronze, placée sous la surveillance de deux gardiens, chargés de faire sonner l’heure. Pour être vus d’aussi loin, les deux personnages mesurent chacun presque 3m de haut.
À l’origine, il n’y avait pas que la taille qui focalisait le regard venu de la mer. Il y avait aussi l’or des habits des deux gardiens. En effet, initialement, les deux silhouettes étaient revêtues d’or. Ainsi, le voyageur qui arrivait à Venise par la mer pouvait entendre le bronze tinter tout en admirant le scintillement de l’or des deux personnages qui faisaient résonner la cloche. De cette façon, le temps vénitien était un temps dédié à la gloire. De quelle gloire s’agissait-il ? Et pourquoi ce besoin de glorification ?
Une fois à terre, le marin, amateur ou professionnel, découvre plus en détail l’édifice couronné par la cloche : c’est la Tour de l’Horloge. La base du bâtiment est conçue comme un arc triomphal reliant la place Saint-Marc, qui est le cœur politique de la cité, et le Rialto, qui est le cœur financier.
Au-dessus de l’arc, c’est une horloge astronomique, qui indique l’heure du jour. C’est l’étage du temps universel, non encore spécifique à Venise. Ou plutôt, c’est l’étage où se côtoient le temps vénitien et le temps non vénitien.
Le temps non vénitien, celui qui ne porte pas encore l’empreinte de Venise, correspond aux données objectives du calendrier astronomique. Et le temps vénitien commence déjà à poindre le bout de son nez avec l’affichage dans les tonalités or et azur. L’or pour évoquer le caractère impérissable d’une gloire, et l’azur pour rappeler que c’est la mer qui est à l’origine de cette gloire.
Au-dessus des mécanismes horlogers, trône une Vierge à l’Enfant. Ainsi la grande horloge du cosmos n’existe pas par hasard et n’est pas livrée à elle-même. Sa régularité provient de l’action d’un Grand Horloger, qui a un projet bien défini pour la famille humaine. C’est l’horloge du temps de la spiritualité.
Venise a voulu que sa Tour de l’Horloge célèbre deux dates du calendrier liturgique : l’Épiphanie et l’Ascension. Pour commémorer la venue au monde du Messie et son retour dans les cieux, un cortège formé par les Rois Mages, que précède un ange sonnant de la trompette, défile devant la Vierge à l’Enfant. Sommes-nous cette fois-ci en présence du temps vénitien ? Presque. l’Épiphanie et l’Ascension appartiennent au temps des Saintes Écritures, et c’est du temps des Saintes Écritures qu’émerge le temps vénitien, par l’intermédiaire de l’évangéliste Marc, dont le symbole est le lion.
Au-dessus de la Vierge à l’Enfant, il y a donc le lion de Saint Marc, l’emblème de la Sérénissime. À l’origine, il y avait même l’effigie du doge qui a fait construire cette Tour de l’Horloge. Nombre de peintures témoignent de la présence ducale à côté du lion ailé. Nous voilà en plein dans le temps vénitien, celui proclamé par la Sérénissime, et rythmé par les décisions politiques et les succès militaires de celle-ci.
Du fait de la disposition spatiale, le temps politique coiffe et commande le temps liturgique. Est-ce à dire que les processions des automates de l’Horloge, qui avaient lieu les jours de l’Épiphanie et de l’Ascension, dépendaient d’une autorisation du Sénat et du doge de Venise ? Nullement. Les dates elles-mêmes ne dépendaient pas du pouvoir politique vénitien. En revanche, leur célébration avec pompe et magnificence sur la place Saint-Marc, en direction de la mer, n’était possible que grâce à la sécurité et à la prospérité assurées par le pouvoir politique vénitien.
Pour finir, juste au-dessus du lion ailé, c’est la cloche de bronze avec ses deux gardiens. De toute évidence, l’heure qui retentissait sur la place Saint-Marc et jusqu’en mer était en lien étroit avec le pouvoir politique vénitien.
Les deux personnages qui actionnent la cloche sont deux bergers, l’un avec la barbe, et l’autre, sans. Apparences différentes pour des tâches différentes. La silhouette de la maturité fait tinter la cloche deux minutes avant l’heure. Et celle de la jeunesse, deux minutes après l’heure. L’Ancien, qui a le privilège de l’antériorité, se positionne en amont de la cible. Le Jeune se positionne en aval. Tactique de l’encerclement pour capturer un adversaire prompt à se volatiliser.
Le temps vénitien s’adressait donc à la mer. Il se déroulait pour ceux qui faisaient fortune grâce à la mer. Même si c’est une tautologie de le dire, le temps vénitien était le temps qui accompagnait la République de Venise dans la construction de son empire maritime.
L’heure qui résonnait sur la place Saint-Marc était donc censée proclamer la puissance et la gloire de la Sérénissime à tous ceux qui se trouvaient en mer.
La construction de la Tour de l’Horloge a commencé en 1496.
Quel était le contexte politique et militaire pour Venise à la fin du XVè siècle ? Nullement favorable ! Car la Sérénissime essuyait plusieurs revers militaires, qui lui faisaient perdre de nombreuses positions stratégiques sur la route du Levant. Les seuls comptoirs qu’elle a pu sauvegarder face aux assauts de l’Ottoman étaient Nauplie, Patras et Monemvassia.
Ah, Monemvassia, Nauplie et Patras ! Le Zeph a dormi pendant presque une semaine à Monemvassia, fait l’objet d’un pari à la bière à Nauplie, flirté avec Patras après le pont de Rion-Andirrion.
Objectivement donc, en cette année 1496, Venise n’avait aucun triomphe à fêter. Pourtant, c’était cette année-là que la construction de la Tour de l’Horloge a débuté. À ses débuts, l’édifice ne célébrait donc pas la gloire du moment présent, mais une gloire passée et future :
« Attention, souvenez-vous que nous avons été grands et magnifiques. Très bientôt, nous le serons de nouveau ! »
Stratégie de communication qui faisait diversion par rapport aux défaites militaires du moment, en utilisant la méthode des sonneurs de cloche, qui substituaient au temps présent un passé et un futur proches.
Les auteurs du temps vénitien étaient les deux architectes Mauro Codussi et Bartolomeo Bon, qui ont construit la Tour de l’Horloge, le doge Agostino Barbarigo et le sénat de Venise, qui ont passé la commande.
Le temps vénitien n’est pas une affaire de terrien , mais de marin.
Sans l’Aventy, le Zeph n’aurait jamais pris conscience que certaines escales dans son tour du Péloponnèse étaient reliées à la place Saint-Marc par le temps vénitien.