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Il y a danse et danse.

De nos jours, la danse est considérée comme l'expression de la volonté de l'artiste qui danse. La danse, librement choisie, exalte l'être qui offre sa chorégraphie. Dans ce cas, la danse est synonyme d'épanouissement pour le corps dansant, mais aussi pour les yeux qui contemplent celui-ci.

Est-ce toujours ainsi ?

Andersen, dans son conte « Les Souliers Rouges », donne un contre-exemple.

Il y est question d'une danse incontrôlable, interminable, épouvantable, impitoyable. Elle n'est pas librement choisie. Elle est source de souffrance. Elle est même destructrice, puisqu'elle va causer une amputation, celle des pieds.

L'héroïne qui subit cette douloureuse épreuve s'appelle Karen.

 

Le triomphe de la danse

 

Tout récemment, le Zeph a subi dans sa chair une épreuve similaire.

À vrai dire, la victime qui a été massacrée était une amie du Zeph, et comme elle comptait beaucoup pour lui, c'était comme si le Zeph avait morflé en première ligne.

Qui était cette amie ? C'était une nymphe des vents, dont le Zeph avait fait la connaissance il y a cinq ans, dans le Val de Saône, et qui, depuis, l'accompagnait, avec fidélité, dans tous ses périples.

Elle avait six ailes éclatantes de blancheur, sensibles au moindre souffle d’Éole, et toujours promptes à produire « l'électrum », qui était souvent converti en lumière. Et avec la lumière, venaient la gaieté, le plaisir, et même l'euphorie.

Un terrible coup du sort s'est abattu sur notre nymphe des vents le mercredi 05/8/2020.

Ce jour-là, nous longions l'archipel des Παξοί – ΠΑΞΟΙ, sur le flanc Nord-Est. Poséidon, qui était de très, très mauvaise humeur, s'est défoulé sur notre nymphe des vents. Il a « joué » avec elle comme un fauve joue avec sa proie, c'est-à-dire jusqu'à épuisement. Bien entendu, c'est la proie qui est destinée à l'épuisement, et non le prédateur.

Il lui a demandé de faire ce qu'elle savait faire de mieux, c'est-à-dire tourner avec ses six ailes, de plus en plus vite, sans limitation de vitesse, même lorsque l'horizon penchait. Le bruit des ailes affolées, qui s'ajoutait au mugissement des déferlantes, faisait jubiler Poséidon. La danse que subissait la nymphe était endiablée, macabre. Meurtrière aussi, à plus d'un titre. Loin d'apporter la gaieté, elle causait une terrible angoisse. En effet, le capitaine craignait que le dépassement des prévisions du constructeur n'arrache une (ou plusieurs) aile (s) et que la pièce ainsi détachée ne vienne trancher la tête de celui qui tenait la barre à roue.

Dans la fureur qui vrombissait au-dessus de nos têtes, il y avait une menace de décapitation. Mais personne, à ce moment-là, ne pouvait arrêter la machine infernale : ni le capitaine, ni le mousse. Chacun était solidement cramponné à son morceau de bois, sous peine d'être projeté à la mer. Alors personne n'était tenté de jouer à l'équilibriste afin de stopper la danse meurtrière de la nymphe.

Voici une photo qui donne une idée des forces qui se sont acharnées sur la nymphe :

 

Le triomphe de la danse

 

Sur cette photo, la ligne de séparation entre la mer et le ciel est parfaitement horizontale. La photo est donc bien positionnée. Par conséquent, tout ce qui aurait dû être vertical mais qui ne l'est pas, n'est pas dû à une maladresse du photographe, mais à la violence des intempéries. En particulier, le bord intérieur du drapeau tricolore – lequel bord était lesté par une masse métallique en forme d'anneau – était déporté vers le flanc gauche du bateau.

Normalement, un fil d'aplomb est vertical, s'il est seulement soumis à la force gravitationnelle. Dans le cas présent, la poussée du vent était telle que la pesanteur était comme inexistante.

Voici une autre photo de la nymphe des vents, avec le pavillon tricolore qui s'affolait encore, juste au-dessous. Cette fois-ci, le lest du fil d'aplomb a disparu.

 

Le triomphe de la danse

 

Mais le capitaine avait toujours la tête sur les épaules, au sens propre comme au sens figuré.

Ce jeu cruel de Poséidon n'a pas plu à quelqu'un. Ou plutôt à « quelqu'une », si la grammaire permet cet accord au féminin.

Car ce « quelqu'un » est une entité au féminin. La voici :

 

Le triomphe de la danse

 

L'effigie est due au sculpteur parisien Théodore-François Devaulx. Elle se trouve dans la Cour Carrée du Louvre.

Le personnage, manifestement féminin, tient dans ses mains un trident, qui est l'emblème de Poséidon. Sur le visage, se lisent à la fois la jeunesse, la grâce et la détermination. Le maintien est sensuel, digne et majestueux. C'est Amphitrite, la nymphe à qui Poséidon a proposé de régner à côté de lui, sur toutes les mers.

Près de la jambe droite, apparaît un triton, qui représente la descendance d'Amphitrite. Ainsi est évoqué le pouvoir de donner la vie, même dans un milieu aussi hostile que l'espace marin.

Qu'est-ce qui a incité Poséidon à offrir la moitié de son trône à la nymphe ? Une danse !

Oui, ce jour-là, Amphitrite a si bien dansé qu'elle a fait chavirer le cœur du souverain des mers. Une danse qu'elle a choisie elle-même, que personne ne lui a imposée. Une danse dont elle contrôlait absolument tout : l'esthétique, le rythme, le message. Une danse exprimant totalement le libre arbitre.

 

Le triomphe de la danse

 

Une danse qui exaltait l'être dansant. Une danse qui glorifiait l'épanouissement. C'est-à-dire tout le contraire de ce que la nymphe des vents a subi à bord du Zeph !

Justement, l'infâme traitement infligé à celle-ci a fortement déplu à Amphitrite. C'est pourquoi l'épouse de Poséidon est intervenue et s'est mise à danser la danse des premières amours, pour chasser l'humeur morbide et l'instinct meurtrier du souverain des mers.

Amphitrite a visé juste. Les flots perdaient progressivement leur rage. Le vent a aussi cessé d'être querelleur et dangereux. Le ciel a fini par s'éclaircir. L'eau a commencé à s'illuminer.

Voici le Zeph tout juste sorti de l'effroi :

 

Le triomphe de la danse

 

La photo a été prise dans le mouillage de Λάκκα – ΛΑΚΚΑ, qui était tout proche du lieu du drame. Tout semblait redevenir « normal », sympathique, paradisiaque même !

La végétation, débarrassée des couleurs sombres, exhibait de nouveau la luxuriance de sa chlorophylle. Le Zeph avait l'air d'avoir retrouvé la paix au milieu du Grand Bleu.

Mais l'humeur exécrable d'un Poséidon caractériel a laissé des traces douloureuses, visuelles et sonores.

Visuellement, le pavillon tricolore est devenu orphelin de son fil d'aplomb.

Dans le domaine sonore, c'est la nymphe des vents qui ne cessait de faire entendre la complainte du martyre.

L'angoisse accumulée pendant la tempête était telle que des migraines et des coliques se sont emparées et du capitaine et du mousse dès que le mental n'était plus accaparé par la perspective d'un crash contre les rochers. La somatisation du péril se faisait instinctivement, automatiquement, immédiatement, indépendamment de la volonté. Et cette somatisation laissait une empreinte indélébile sur les fonctions physiologiques.

Pour nous rassurer, nous parodions le chant de la nymphe des vents : « ...coucouCOU...li...queCOUcouli...COUCOUlique... ».

Non, nous ne nous moquions pas du tout de notre nymphe. Au contraire, nous avions terriblement mal pour elle.

À ce moment-là, nous ignorions que son chant était un chant funèbre.

Car nous étions tout ébahis de la beauté des choses, beauté rétablie grâce à l'initiative d'Amphitrite. La lumière de la paix, qui était aussi la lumière de l'émerveillement, donnait l'impression que les coques flottaient dans le vide, dans l'absence de matière.

 

Le triomphe de la danse

 

La masse aqueuse semblait avoir totalement disparu.

Les nefs étaient comme posées sur l'éther, par magie.

Le mouillage de Λάκκα – ΛΑΚΚΑ se plaisait à afficher son air de fête.

Le peintre Nicolas Poussin a illustré l'univers fleuri d'Amphitrite. Dans le tableau « Le Triomphe de Neptune », on voit six amours faire pleuvoir des roses autour de l'épouse royale.

 

Le triomphe de la danse

 

Poséidon, qui tient le trident dans la main droite et les rênes du quadrige dans la main gauche, se retourne pour contempler la nymphe dont il est follement amoureux, après l'avoir vue danser.

Cette œuvre de Nicolas Poussin est exposée au Museum of Art de Philadelphia, aux États-Unis.

Dans la baie de Λάκκα – ΛΑΚΚΑ, nous avons eu droit aussi à des pétales aux reflets roses.

 

Le triomphe de la danse

 

Ce soir-là, Amphitrite, heureuse d'avoir secouru des mortels, a dansé jusqu'à très tard.

 

Le triomphe de la danse

 

Les mortels qui vivent de la mer sont conscients de l'action bienfaisante de la nymphe qui a conquis Poséidon par une danse. Ils rendent hommage à la bonté de la reine des mers chaque fois que l'occasion se présente.

L'Australie, qui est bordée de tous côtés par l'Océan, offre un bel exemple de cette gratitude.

En 1936, une liaison téléphonique par câble sous-marin de Apollo Bay jusqu'à Stanley relie pour la première fois la Tasmanie au continent australien. Voici le timbre postal qui commémorait cet événement :

Le triomphe de la danse

 

On remarque sans difficulté le bonheur d'Amphitrite qui tient le trident dans la main gauche et le câble téléphonique dans la main droite.

Le câble, qui devait passer sous la mer, traversait donc le royaume de Poséidon. En personne, l'épouse de celui-ci veille à l'intégrité du lien, qui n'est pas que technologique, mais qui évoque aussi la cohésion de la famille humaine.

Les deux destinations reliées sont mentionnées clairement sur le timbre postal : à gauche, c'est Apollo Bay sur le continent australien tandis qu'à droite, c'est Stanley, en Tasmanie.

L'iconographie montre Amphitrite en train de soulever le câble hors de l'eau pour signifier que la liaison n'a pas été établie à son insu, et que celle-ci jouit même de la bénédiction de la reine des mers.

Les mortels qui fréquentent la mer n'ont attendu l'ère moderne pour faire l'éloge de l'agréable personnalité d'Amphitrite.

Une coupe attique à figures rouges, conservée au Louvre, illustre ce fait. Sur le médaillon, de gauche à droite, l'artiste a représenté Thésée, Athéna et Amphitrite.

 

Le triomphe de la danse

 

Thésée est le héros qui a traversé la mer Égée pour se mesurer au Minotaure, en Crète.

Amphitrite, en tant que reine des mers, est assise sur un trône ouvragé.

Amphitrite remet à Thésée une couronne, gage de l'ascendance divine de celui-ci.

Les deux voûtes plantaires de Thésée sont portées par les mains d'un Triton.

Derrière la jambe droite de Thésée, nagent deux dauphins.

La présence du Triton et des dauphins indique que la scène se passe effectivement au fond de la mer, dans le Royaume d'Amphitrite.

La présence d'Athéna, qui occupe la position médiane, a pour but d'insister sur la solennité de l'instant.

Solennité, mais non tristesse.

Regardons le jeu de mains entre Thésée et Amphitrite. Qu'y trouve-t-on ? Une joyeuse souplesse. Un joli pas de deux. Une belle chorégraphie. Même Athéna, qui est censée garantir le sérieux de la cérémonie, est charmée par cette danse improvisée des mains. Le sourcil, le regard et la bouche d'Athéna sont fort éloquents quant à son bonheur.

La coupe attique a été produite par l'atelier du potier ΕὐφρόνιοςΕΥΦΡΟΝΙΟΣ.

Le peintre qui a dessiné les contours et apposé les couleurs s'appelait Ονήσιμος – ΟΝΗΣΙΜΟΣ.

Cette magnifique coupe attique a vu le jour cinq siècles avant notre ère, c'est-à-dire vingt cinq siècles avant l'hommage rendu par l'Australie.

Pour continuer à nous rassurer et à nous réjouir, Amphitrite a encore dansé le lendemain, merveilleusement. Non seulement dans l'archipel des Παξοί – ΠΑΞΟΙ, où elle a eu son premier nid d'amour avec Poséidon, mais aussi dans les eaux qui baignaient l'îlot voisin, Αντίπαξος – ΑΝΤΙΠΑΞΟΣ.

Voici le Zeph, avec la transparence de l'azur, chère à Amphitrite.

 

Le triomphe de la danse

 

Même le vélo pliant du capitaine, reconnaissable à la trousse à outils, trouve que ses reflets d'argent sont moins beaux que le miroir de l'onde bleue.

De nouveau, la magie de la masse aqueuse dématérialisée opère.

 

Le triomphe de la danse

 

Légèreté de la matière.

Légèreté du cœur.

Légèreté, et non pas insouciance.

Car entre temps, la nymphe des vents a rendu l'âme.

Son chant « ...coucouCOU...li...queCOUcouli...COUCOUlique... » était en fait un râle d'agonie.

Le certificat de décès a été établi à Λευκάδα – ΛΕΥΚΑΔΑ, trois jours après le cruel jeu de Poséidon.

Aucun des professionnels de Λευκάδα – ΛΕΥΚΑΔΑ n'a voulu s'occuper de la dépouille.

L'inhumation se fera au retour dans la capitale des Gaules, entre Saône et Rhône.

Certes, nous portons le deuil de la nymphe des vents. Mais nous nous consolons. Car grâce à la danse d'Amphitrite, nous n'avions pas à hurler, dans la panique : « Un homme à la mer ! Un homme à la mer !... »

Amphitrite, danse pour nous, s'il te plaît, la prochaine fois que Poséidon sera de mauvaise humeur !

Puisse ta danse toujours triompher, et avec elle, la bonté que tu as envers les mortels !

 

Le triomphe de la danse

 

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