Voici l'eau qui a baigné le Zeph à l'occasion de son dernier mouillage :
La photo a été prise vers le milieu de l'après-midi.
À gauche de la photo, les orins oisifs se balançaient lascivement.
Le Capitaine a choisi ce havre pour que nous y passions la nuit, non pas à cause de l'eau mais à cause de l'énorme masse rocheuse qui surplombait celle-ci.
La roche qui tombait à pic nous paraissait sympathique, bienveillante et protectrice.
En effet, dès que nous nous sommes approchés d'elle, le vent qui faisait rage au large, devenait très discret. Quant à l'onde, elle ne faisait plus de chahut, comme si elle comprenait à présent notre désir de calme et de sérénité. Au lieu de s'amuser à répandre son écume désordonnée, elle nous faisait du charme en multipliant ses ocelles scintillants.
Sur la photo, le soleil qui était en train de passer derrière la masse rocheuse, indiquait la direction de l'Ouest. Le Nord, qui se trouvait sur la droite de la photo, était initialement notre destination rêvée. Car le jour précédent, nous y avions décelé un site paradisiaque.
Voici le Zeph à l'approche de ce site enchanteur :
Sur la photo, ce qui nous attirait se trouvait à gauche du museau du Zeph. Il s'agissait d'un triangle découpé sur le plan incliné que formait un monticule de sable.
Le spectacle était d'autant plus beau qu'il était insolite.
La rugosité, sauvage et revêche, était courante dans le relief environnant :
C'est pourquoi la régularité surfacique du triangle de sable était une singularité qui envoûtait immédiatement.
Nous nous sommes contentés de vivre au présent, c'est-à-dire de jouir du beau, sans nous interroger sur sa genèse et sans nous préoccuper des époques antérieures.
L'enchantement nous a incité à prolonger le plaisir des yeux par celui de l'épiderme.
En effet, voici l'eau qui a massé nos muscles et nos neurones, tout en rafraîchissant notre imagination créatrice :
C'était notre toute première immersion dans l'onde égéenne.
Comme la baignade était divinement agréable !
La pureté n'était plus une simple vision mentale mais une exquise sensation qui rajeunissait l'organisme dans le moindre recoin.
Le Zeph n'en croyait pas à ses yeux. Tout son arrière-train frétillait aussi de plaisir :
Tout le monde était heureux de goûter à la nouveauté.
Nous nous sommes promis de consacrer à ce lieu de délice au moins une nuit à la belle étoile, dès que l'occasion se présenterait.
L'occasion s'est présentée le lendemain, quand nous remontions de Λίνδος – ΛΙΝΔΟΣ (en français : Lindos) et que nous essayions de rejoindre la Cité du Grand Maître de l'Ordre des Chevaliers de Saint Jean.
À un moment donné, le triangle de sable, reconnaissable à sa blancheur et à sa forme géométrique, est apparu devant le museau du Zeph. Mais nous ne nous sommes pas dirigés tout droit vers lui, malgré que l'emplacement sur lequel nous comptions soit totalement dégagé, c'est-à-dire disponible.
Nous n'avons pas poursuivi jusqu'au bout la route idéale. Nous nous sommes arrêtés avant, et nous avons tourné à gauche, vers la masse rocheuse dont il était question au début de l'article. À cet instant-là, nous ignorions tout de cette masse rocheuse. Nous ignorions tout de ses avantages comme de ses pièges.
Pourquoi ce changement soudain de cap ?
Une seule explication est acceptable.
Au niveau périphérique, nous dirions que c'était une impulsion du Capitaine.
Au niveau central, nous y avons vu la main des divinités, qui nous avaient réservé d'autres découvertes.
La première découverte que vous avons faite dans notre nouveau havre était la trace des lèvres que la mer avait posées sur la roche.
Ces baisers répétés, interminables, sans répit ont laissé un sillon qui courait sur toute la longueur de la masse rocheuse. Du Nord au Sud dans le cas présent. Sur la photo, de la droite vers la gauche.
Ce sillon était constamment humide. C'était l'humidité de la contemporanéité.
Environ deux mètres au-dessus de ce sillon, courait un autre sillon, parallèlement au premier. Ce deuxième sillon, qui n'était pas mouillé, était la trace des baisers à une époque antérieure.
Curieusement, les deux sillons, celui de la contemporanéité tout comme celui de l'antériorité, ne se prolongeaient pas au-delà du bord gauche de la photo. Y aurait-il un obstacle à leur prolongement de ce côté-là ?
De ce côté-là, la paroi verticale a cédé la place à un plan incliné, qui n'était pas sans rappeler celui du premier havre.
La matière qui formait ce deuxième plan incliné était une roche friable, donc facile à creuser. Par conséquent, la disparition du double sillon à cet endroit était incompréhensible.
Dans un premier temps, nous nous sommes contentés de constater l'étrange situation. Nous étions confiants que nous finirions par trouver une explication.
Pour garder l'esprit éveillé et le raisonnement lucide, nous nous sommes restaurés de manière frugale.
La préparation culinaire à l'ombre de la masse rocheuse exploitait le contraste entre le craquant du chou blanc, qui était servi cru, et le corps onctueux du poivron rouge confit.
L'oignon rouge apportait la douceur.
Les surprises en bouche étaient créées par les câpres pour l'acidité, le piment vert pour le piquant et les olives vertes pour l'amertume. Celles-ci étaient fendues pour permettre à la marinade de bien imbiber la chair du fruit.
En toutes circonstances, le Zeph prend très au sérieux la question de la diététique. À plus forte raison, dans un cadre paradisiaque comme celui-ci.
Pour rendre hommage pleinement à la vie, il fallait la présence des plantes aromatiques.
Dans le jardin à bord du Zeph, il y avait du basilic.
Le basilic du Zeph se plaisait beaucoup en compagnie de la masse rocheuse, qui apparaissait à l'arrière-plan. Plus son plaisir était grand, plus il embaumait l'espace.
Le basilic est l'herbe grecque par excellence. En élargissant l'horizon, c'est la menthe qui évoque l'Orient dans son ensemble.
Le jardin aromatique du Zeph était aussi fier de sa menthe, qui ne cachait pas son bonheur d'être dans ce nouveau mouillage.
Avec beaucoup d'attention, la masse rocheuse a regardé le basilic et la menthe décorer nos assiettes :
Le caractère léger du repas nous a procuré un sommeil de qualité, loin, très loin du pessimisme des bulletins météo qui prophétisaient au sujet de l'espace qui nous environnait.
Nous nous sommes couchés en même temps que le soleil. Et nous nous sommes levés bien avant lui.
La nouvelle lumière qui émergeait au-dessus de l'horizon empourprait la masse rocheuse. Nous nous sommes approchés de celle-ci, comme pour mieux lui dire au revoir.
Le Capitaine a été bien inspiré de prolonger l'exploration en se mettant du côté méridional, qui était le côté caché depuis la veille. Et là, qu'avons-nous vu ? Regardez donc :
Sous le plan incliné, apparaissaient plusieurs plis, qui correspondraient à des coulées successives.
On dirait le nappage d'un gâteau, qui décalait progressivement ses vagues d'onctuosité.
En poursuivant dans la même direction, nous avons enfin trouvé le spectacle qui détenait la clé du mystère :
La roche claire et friable dévalait la pente en formant une sorte de nappe qui recouvrait la roche sombre et hirsute.
Le mystère était éclairci : le plan incliné, qui indiquait un effondrement puis un glissement, avait recouvert le double sillon.
La roche claire et friable était postérieure à la roche sombre et dure.
La compréhension de l'agencement des composantes du site permet d'avoir une appréciation plus grande.
Apparemment, cette connaissance ne change rien de fondamental en nous.
Est-ce à dire que l'observation puis l'investigation ont été futiles ?
Nullement. Le regard attentif du géologue n'était pas vain.
En effet, la philosophe Simone Weil, qui a enseigné dans un lycée de Roanne, dit que l'éducation à l'attention contribuait à l'édification du lien social.
Le regard du géologue était un exercice d'attention. L'apprentissage de l'attention préparait la construction du lien social.