La sentinelle devait surveiller les allers et venues dans la baie de Βαθύ – BAΘY, qui se trouvait dans la partie septentrionale de l'île appelée Αστυπάλαια – AΣΤΥΠΑΛΑΙΑ.
La baie était orientée Est-Ouest. La baie s'adossait à la terre ferme à l'Est. L'entrée par la mer se faisait donc du côté Ouest.
Le jour de notre arrivée sur l'île, nous avons choisi de mouiller dans cette baie.
Voici comment la baie s'adossait à la terre ferme :
Dans ce panorama, quelque chose plaisait beaucoup au Capitaine : c'était la couleur jaune des champs de foin dans le vallon qui descendait à la mer.
Sur la gauche de la photo, au sommet d'une colline, apparaissait la silhouette blanche d'un sanctuaire appelé Εκκλησία Αγία Άννα (en français : Église Sainte Anne).
Tout était calme, superbement calme. Aucune agitation, aucun désordre. Presque aucun bruit. Car on entendait seulement le murmure des vagues.
Voici maintenant l'entrée de la baie :
La photo était nécessairement à contrejour, parce qu'elle visait l'horizon où le soleil se préparait à faire son plongeon.
Tout était encore très calme, magnifiquement calme.
Dans notre innocence, nous avons cru que la paix générait la confiance.
En effet, on avait du mal à imaginer qu'au milieu de ce cadre extrêmement paisible quelque chose allait menacer l'harmonie ambiante.
Pourtant, sur la rive septentrionale, une sentinelle était postée pour alerter son maître du moindre trouble de l'ordre établi par celui-ci.
Il y avait donc un seigneur local, seigneur des terres émergées et immergées, sur lesquelles il régnait comme au temps de la féodalité, c'est-à-dire sans aucun compte du pouvoir central, qui se trouvait trop loin, à Rhodes ou à Athènes.
Nous sommes revenus dans cette baie cinq jours plus tard, par nostalgie et ignorant tout de la sentinelle.
Nous avons fait la visite en allant de la terre ferme vers la mer, c'est-à-dire d'Est en Ouest.
Mais cette fois-ci, nous nous trouvions sur la fameuse rive septentrionale, car s'y trouvait l'unique route praticable pour la voiture que nous avions louée.
Voici le spectacle de l'Est, à partir de la rive septentrionale :
Vers la droite de la photo, les champs de foin qui occupaient le vallon, faisaient encore valoir leur blondeur bucolique.
Vers la gauche de la photo, au sommet de la colline qui était la plus proche du rivage, le sanctuaire dédié à Sainte Anne, continuait à proclamer le message de paix avec la blancheur de ses murs.
Au premier plan, la limpidité de l'eau évoquait la pureté des intentions et la bonne volonté des êtres.
Avions-nous l'équivalent dans l'autre direction, c'est-à-dire à l'Ouest, du côté de la mer ?
Jugez-en par vous-même :
Au premier plan, c'était la rive septentrionale, baignée par une eau fière de son bleu désirable. De l'autre côté, la pente descendante du relief indiquait l'accès à la haute mer. Tout restait extrêmement paisible.
La tentation de rompre cette harmonie serait un non-sens, une folie.
Pourtant, une sentinelle a été placée là, sur cette rive septentrionale, pour donner l'alerte au cas où des actes de folie surviendraient.
Qui a chargé la sentinelle de cette mission ?
Voici la demeure de celui qui avait autorité sur la sentinelle :
Une pancarte accrochée au-dessus d'une roue portait les lettres suivantes :
ΤΑΒΕΡΝΑ ΟΥΖΕΡΙ
« H ΓΑΛHNH »
CAFE RESTAURANT
Σ. ΜΑΡINAKH
La première ligne indiquait s'agissait d'une « taverne » et d'un « bar à ouzo ». On pourrait donc y manger et boire, ou seulement se rafraîchir avec un verre d'ouzo.
La deuxième ligne donnait le nom le l'établissement. En lettres minuscules, ce serait « η γαλήνη », ce qui donne en français « la sérénité ».
La troisième ligne affichait en caractères latins la fonction de l'établissement.
La quatrième ligne précisait le nom du propriétaire : Σ[ωτήρας] Μαρινακη, qui était donc le seigneur des lieux.
Celui-ci proposait aux visiteurs la « sérénité ».
Baume psychologique, appât commercial, prétention excessive.
Car si on regardait plus attentivement la barque qui se trouvait à la lisière droite de la photo, on verrait ceci :
Voyez-vous de la sérénité dans ces yeux convulsés, dans ce sang qui giclait entre le globe oculaire et la joue, dans ces doigts crochus qui ressemblaient tellement à des griffes ?
Êtes-vous serein(s) quand vous voyez la silhouette féminine prendre place entre les deux cornes de bélier comme si elle venait d'y être empalée ?
Dans son dos, une lanterne d'inspiration nipponne pourrait suggérer que « l'œuvre d'art » avait pour modèle le Japon des Samouraïs.
N'empêche que le spectacle était bien macabre, et qu'il ne communiquait aucune sérénité pour qui n'était ni sadique, ni paranoïaque comme son créateur.
Maintenant que la personnalité du seigneur des lieux était bien cernée, nous avons mieux compris pourquoi il avait posté une sentinelle pour garder son fief. Sans nul doute qu'il voulait que celle-ci s'acquitte de sa tâche comme Cerbère à l'entrée du Royaume des Enfers.
Dans ce cas, nous n'avions qu'à bien nous tenir, surtout que nous étions sur la rive septentrionale, c'est-à-dire sur le domaine seigneurial.
Comment les choses ont-elles tourné en définitive ?
Laissez-nous vous présenter la sentinelle. La voici :
Les yeux de la sentinelle ne se sont pas fermés par peur, ni par lassitude, ni par paresse.
En la circonstance, il n'y avait rien à surveiller, rien à craindre.
Le regard de la vigilance n'était plus nécessaire. Celui de la défensive, hors sujet. Celui de la méchanceté, encore plus hors sujet.
Est-ce à dire qu'en la circonstance, il n'y avait plus aucun regard ?
Le regard existait, malgré les yeux fermés.
La sentinelle se voyait en train de profiter des caresses du visiteur.
Le regard intériorisé percevait la douceur du toucher, l'effleurement de l'affection.
Puis quand les yeux s’entrouvraient, la bouche faisait de même :
La langue passait devant le museau en s'incurvant de plaisir, comme si un aliment savoureux venait d'être dégusté.
L'aliment était immatériel. Il s'appelait « amour » dans la langue des hommes. Mais la sentinelle n'avait pas besoin de parler cette langue pour comprendre la signification des gestes qui lui étaient prodigués.
Les yeux de la sentinelle s'ouvraient de plus en plus. Les regards se faisaient face.
On se regardait droit dans les yeux pour dire qu'on se comprenait mutuellement, qu'on était heureux de se découvrir l'un l'autre, et qu'on appréciait pleinement l'instant présent.
La présence de l'autre, qui était l'être aimant et qui est devenu l'être aimé, se savourait désormais plus par le toucher que par la vue. La langue remplaçait la prunelle.
Les câlins étaient plus suaves avec des yeux mi-clos, qui rendaient plus fertile l'imagination tactile.
La tendance était manifeste. Les yeux de la sentinelle ont fini par se fermer complètement.
L'abandon était total ! Non pas l'abandon du poste de garde, puisqu'aucun péril ne menaçait les intérêts matériels du maître. Mais abandon à l'exquis bonheur de l'existence, quand on se sent tendrement aimé, sans aucun calcul, sans aucune restriction.
La torsion du cou, la pression de la tête contre la paume affectueuse déclenchaient mille éclairages oniriques sur le désir d'amour. Le regard n'a pas disparu : il s'est métamorphosé en conscience.
Après l'adoption mutuelle, c'était l'épisode du partage ludique.
Chez les humains, surtout chez ceux de l'Hexagone, on dit : « Jeux de mains, jeux de vilains ».
Ici, sur la rive septentrionale de Βαθύ, le dicton promu était : « Jeux de pattes, ça flatte ! ».
On demande à une sentinelle d'être lucide, de voir clair et de voir loin. C'était le cas ici.
La sentinelle a vu de loin qu'une occasion exceptionnelle s'offrait à elle et elle s'y est pleinement investie, en transformant le regard carnassier en regard reconnaissant et en remplaçant le geste de l'agressivité par celui de la sensualité.
Personne n'écarquille les yeux pour communiquer de la douceur, personne ne se tient raide pour donner de la tendresse.
Pressentant l'au revoir, la sentinelle a incurvé son dos, penché sa tête du côté de la main caressante et laissé l'espoir guider ses pattes sur la vitre de la portière.
Les yeux étaient ouverts parce que la présence de l'amour allait s'éclipser.
Comme le regard de la sentinelle était chargé de tristesse !
Nous sommes repassés devant ce poste de garde quand nous avons pris le chemin du retour.
La sentinelle nous a reconnus.
Voyez le regard de braise qu'elle nous a lancé :
Nous ne nous sommes pas arrêtés, pour ne pas causer trop de souffrance de part et d'autre.
Le regard de tendresse de la sentinelle soulève deux questions.
La première question concerne l'embauche. La sentinelle était-elle adaptée à la tâche que lui avait confiée son maître ?
La deuxième question, qui est plus importante que la première, concerne l'éthique. Est-il possible de contraindre la nature, d'aller à son encontre, de la violenter ? Est-il indiqué d'agir ainsi ?