L’empire maritime s’appelait Stato da Màr. Il apposait son sceau sur son territoire sans cesse grandissant. Voici l'une de ses empreintes, laissées avec solennité sur la pierre des fortifications pour proclamer la puissance, la solidité et la pérennité d'un État construit grâce à la Mer :
L'effigie principale est celle d'un lion ailé, qui tient entre ses pattes un livre ouvert.
Sur la page qui est du côté gauche de la photo, apparaissent ces mots en latin :
PAX
TIBI
MAR
CE
Littéralement :
PAIX
À TOI
MAR
C
La suite de l'inscription se trouve sur l'autre page, avec :
EVEN
GELIS
TA
MEVS
Littéralement :
EVAN
GELIS
TE
À MOI
Une traduction en français serait : « Que la paix soit avec toi, Marc, mon évangéliste. »
Le texte en entier est : « Pax tibi Marce, evangelista meus. Hic requiescet corpus tuum ».
En français : « Que la paix soit avec toi, Marc, mon évangéliste. Ici ton corps se reposera »
D'après une ancienne tradition vénitienne, ces mots auraient été adressés par un ange à Marc, l'un des rédacteurs de la Bonne Nouvelle. L'ange, qui a pris l'apparence d'un lion ailé, annonçait à l'évangéliste que celui-ci trouverait, un jour dans la lagune de Venise, le repos.
Par conséquent, le lion qui apparaît sur la muraille est le lion de Saint Marc, symbole de la puissance et de la gloire de la Sérénissime.
Le texte rédigé sous la silhouette du félin royal précise en ces termes les circonstances de l'affichage :
D(EO) O(PTIMO) M(AXIMO)
ALOUSIUS MOCENICO VENETIARIUM DUX
MARCUS ANTONIUS DIEDO MODERAT(O)R SUPREMUS
GEORGIUS GRIMANI CLASSIS PRÆFECTUS
HÆC PRIMUS IUSSIT
ALTER DISPOSUIT
TERTIUS NOCTUDIURNO LABORE BREVITER ABSOLVIT
A. D. MDCCXXVIII
En français :
À DIEU QUI EST LE MEILLEUR ET LE PLUS GRAND
ALVISE MOCENIGO DUC DES VÉNITIENS
MARCO ANTONIO DIEDO GOUVERNEUR SUPRÊME
GIORGIO GRIMANI COMMANDANT DE LA FLOTTE
LE PREMIER A ORDONNÉ CECI
LE DEUXIÈME L'A PLANIFIÉ
LE TROISIÈME, PAR UN LABEUR ACCOMPLI NUIT ET JOUR L'A ACHEVÉ PROMPTEMENT
EN L'AN 1728 DE NOTRE SEIGNEUR
La forteresse a donc été dédicacée en 1728.
Le texte latin énumère les plus hauts gradés qui en avaient la charge. D'abord, le « duc », c'est-à-dire le doge de la République de Venise. Puis le responsable de l'administration locale. Et enfin, celui qui a supervisé les travaux sur le terrain.
Il s'agissait de la Fortezza Nuova di Corfù (en français : la Forteresse Nouvelle de Corfou).
Voici le Zeph devant cet imposant bastion vénitien :
Le Zeph a élu domicile dans le port des pêcheurs. La lumière du matin arrivait par la proue et se répandait sur la Fortezza Nuova, à l'endroit où celle-ci contrôlait le passage vers le centre historique. C'était par là que passait votre serviteur quand il allait s'approvisionner en Corfu Beer, évoquée dans l'article « L'attrait du houblon », publié le 30 avril 2021.
L'appellation Fortezza Nuova sous-entend qu'il y a aussi une Fortezza Vecchia (en français : Forteresse Ancienne), qui est donc la première des deux.
Voici la fortification des premiers jours :
Elle mettait à profit les avantages qu'offrait la topographie, en ceinturant un double piton rocheux qui s'avançait dans la mer.
Le sommet le plus éloigné de la terre ferme est couronné par le Castel a Mare (en français : le Château de la Mer), qui a servi de poudrière. L'autre sommet est fortifié par le Castel a Terra (en français : le Château de la Terre), qui exhibe fièrement son sémaphore et son phare.
Au pied de la Fortezza Vecchia, s'est installée la Marina Μανδράκι – ΜΑΝΔΡΑΚΙ.
La photo donne à contempler le profil septentrional de la première fortification. Ce n'était pas de ce côté que le Zeph a flirté avec la Fortezza Vecchia. Pour nouer un lien privilégié avec ce site historique, le Zeph a préféré la baie Γαρίτσα – ΓΑΡΙΤΣΑ, qui se trouvait au Sud. Voici le panorama qu'offrait le versant méridional du promontoire :
La pureté des colonnes doriques du sanctuaire consacré à Saint Georges était vraiment magnifique.
C'était dans ce cadre sublime que le Zeph a reçu à son bord deux Romains d'Ostia, amoureux de Corfù : Danielle e Alberto. Voici la photo-souvenir des agapes :
Entre Alberto et le mousse, apparaissait le Castel a Terra de la Fortezza Vecchia. Du côté de l'oreille gauche du mousse, se dessinait la silhouette du Castel a Mare.
Quand nous avons ramené Danielle e Alberto sur la terre ferme, la Fortezza Vecchia s'empourprait d'empathie pour la très belle amitié qui venait d'être célébrée dans la baie Γαρίτσα – ΓΑΡΙΤΣΑ :
Le phare nous lançait des clins d’œil approbateurs.
Le sémaphore, en forme de croix, nous envoyait des ondes de bénédiction.
Le Zeph a bénéficié des conditions fabuleuses créées par le lion vénitien pour Corfou.
La prospérité de l'île est étroitement liée aux succès militaires de la Sérénissime.
C'est grâce à l'étendard du lion ailé que Corfou n'a jamais subi le joug ottoman, ce qui est tout à fait exceptionnel par rapport au reste de la Grèce.
Dans sa lutte contre l'Ottoman pour protéger la route de l'Orient, le lion de Venise s'est particulièrement illustré à la bataille qui s'est déroulée à Lépante, connue des Grecs sous le nom de Ναύπακτος – NAYΠΑΚΤΟΣ.
La bataille de Lépante a inspiré les mosaïstes qui ont participé au programme iconographique de la Basilique de Fourvière, déjà évoqué dans l'article « Le lion de la guérison », publié le 7 mai 2021.
Le lion ailé apparaît dans les tesselles supérieures de la mosaïque.
Entre les deux pattes antérieures, un livre ouvert porte une inscription qui confirme l'identité du félin : MAR sur la page externe et CVS sur celle qui est du côté du poitrail. Ces lettres d'or se réfèrent à l'évangéliste Marc, qui est le Saint Patron de la Sérénissime.
À l'avant-train, la patte de droite tient fermement une épée, qui est verticale. Le tranchant évoque la guerre. La position verticale indique la détermination et constitue un présage de la victoire. L'ondulation de la queue relevée annonce aussi une issue triomphante.
Sur la même hauteur que l'étendard du lion ailé, un parchemin stylisé mentionne en ces termes le repère spatial et le repère temporel du fait d'armes :
VICTORIA
AD
NAVPACTVM
A. D
MDLXXI
En français :
VICTOIRE
À
NAUPACTUM
EN L'AN DE NOTRE SEIGNEUR
1571
Le face-à-face a eu lieu à Naupactum, qui est la forme latine de Ναύπακτος – NAYΠΑΚΤΟΣ. Et c'est exactement le 7 octobre 1571 que la coalition soutenue par la logistique du Lion de Saint Marc a mis un coup d'arrêt à l'ambition ottomane.
Sous l'étendard du lion ailé, le mosaïste a peint le vaisseau amiral vénitien, que dirigeait Sebastiano Veniero, dont l'armure scintille avec les rayons de soleil qui entrent dans la Basilique de Fourvière.
Le commandement de la coalition qui empêchait l'Ottoman d'accéder à l'Adriatique était confié à Don Juan de Austria, qui apportait la contribution de l'Espagne et du Saint-Empire Romain Germanique. Au-dessus de la tête de l'Infant, flotte la bannière impériale, avec l'effigie de l'aigle bicéphale.
Au-dessus de la nef amirale, l'artiste de Fourvière a aussi représenté une autre bannière, qui montrait la Crucifixion, avec l'inscription : IN HOC SIGNO VINCES (en français : PAR CE SIGNE, TU VAINCRAS)
Sous la nef du Saint-Empire Romain Germanique, le mosaïste a peint une immense galère qui portait les armoiries de la papauté :
La mitre papale et les deux clefs de Saint Pierre sont visibles du côté de la poupe : à côté de la lanterne et sur la voile qui couvre l'arrière, mais encore dans l'étendard qui flotte à côté du commandant, dont le nom s'étale le long du flanc droit de la nef, avec ces caractères brillants : ANTONIO COLONNA.
En effet, le capitaine général Marcantonio Colonna apportait la contribution des États pontificaux.
Le bas du mât de la nef papale est enveloppé par la fumée des tirs de canons. C'est le sommet de ce mât qui arbore l'étendard de la Crucifixion, avec l'inscription : IN HOC SIGNO VINCES.
Du côté des flots, les rames de la nef papale se déploient à la manière des plumes d'un paon qui fait la roue. À la Basilique de Fourvière, l'art militaire se donne aussi à voir à travers une esthétique de la puissance.
Sur la peinture murale, le vaisseau du Saint-Empire Romain Germanique et la nef de la papauté tentent de prendre en tenaille un vaisseau ennemi, qui se défend avec des archers massés à la proue.
L'Ottoman boit la tasse. Maintes têtes enturbannées se débattent dans l'eau pendant que d'autres cherchent à s'agripper à des rames ou aux crochets des ancres.
La victoire à Lépante, remportée grâce au rôle décisif du Lion de Saint Marc, a infligé un coup d'arrêt à l'ambition ottomane.
Dans la Basilique de Fourvière, la mosaïque de Lépante se trouve au centre du mur de gauche, une fois franchi le portail de bronze.
Le lion ailé interdisait l'Adriatique à l'Ottoman. Et comme Corfou était considérée comme la « porte de Venise », l'Ottoman ne cessait de faire le siège de l'île pour briser le verrou.
Le siège de 1716 a été particulièrement éprouvant.
Les fortifications ont tenu bon malgré des assauts répétés.
Après quarante-deux jours de combats violents, l'Ottoman s'en est allé bredouille.
Pour célébrer l'heureuse issue, la Sérénissime a passé une commande à son maestro, qui était Antonio Vivaldi. Celui-ci a donc composé pour la circonstance l'oratorio Juditha triumphans devicta Holofernis barbarie (en français : Judith triomphante sur les barbares d'Holopherne).
Le livret, rédigé en latin, s'inspire de l'histoire biblique où une Israélite du nom de Judith a réussi à trancher la tête du général assyrien Holopherne qui assiégeait la terre d’Israël.
Dans cette allégorie, Judith représente Venise tandis que Holopherne correspond au sultan ottoman.
Voici une version récente de ce chef-d’œuvre de la musique baroque :
Pour présenter le travail musical du chef espagnol Jordi Savall, la maison Alia Vox a choisi de composer la pochette avec une peinture réalisée par le Florentin Cristofano Allori.
La jeune Israélite tient dans sa main gauche la tête du général assyrien. Une grande tension se voit dans la contraction des doigts qui enserrent la touffe de cheveux verticalement.
L'héroïne a, dans l'autre main, l'arme, qui disparaît dans l'ombre. Seul le pommeau est visible.
Le visage de Judith reflète un mélange d'angoisse et de satisfaction. Derrière elle, la servante manifeste aussi de l'inquiétude.
Le tableau du Florentin Cristofano Allori est exposé au palais de Kensington, à Londres.
Voici une autre lecture de l'oratorio de Vivaldi :
L'interprétation proposée par le chef toscan Federico Maria Sardelli est présentée par une pochette que la maison Tactus a élaborée à partir d'une peinture du Caravaggio.
Cette fois-ci, l'épée qui décapite, et le jet de sang, qui est puissant, font partie du spectacle. Les yeux vitreux de l'homme égorgé, la bouche ouverte et le poing serré évoquent la violence du spasme de la mort.
La jeune Israélite fronce les sourcils pour mener à bien le geste, qui est risqué.
Derrière elle, la vieille servante écarquille les yeux pour suivre l'avancée de la lame.
L'épée peinte par le Caravaggio n'est pas sans rappeler le glaive que brandit le lion ailé sur la mosaïque de Lépante.
C'est l'arme de la détermination qui conduit à la victoire.
Le tableau du Caravaggio est exposé à la Galerie nationale d'art ancien du Palazzo Barberini, à Rome.
Le Lion de Saint Marc a épargné à Corfou le joug ottoman.
En retour, Corfou a enrichi son patrimoine grâce à la présence vénitienne.
Le nom de la plus grande place de l'île est Σπιανάδα – ΣΠΙΑΝΑΔΑ. Ce terme grec vient de l'italien spianata, qui est le participe passé du verbe spianare (en français : aplanir).
À l'Ouest de cette esplanade, qui est la plus grande place de la Grèce et même des Balkans, s'étire un boulevard piétonnier bordé d'arcades.
Le nom donné par les Grecs de Corfou à ce passage est Λιστόν – ΛΙΣΤΟΝ. Là encore, la langue locale fait un emprunt au dialecte vénitien, qui désigne par liston un passage qui longe la place Saint-Marc à Venise
Avec beaucoup d'intelligence, Corfou a su rehausser la beauté de son patrimoine architectural, linguistique et culinaire grâce aux apports vénitiens.
Le Zeph suit l'exemple de Corfou en savourant pleinement les bonnes choses offertes par le Lion de Saint Marc. L'une d'elles est le fameux spritz, que nous avons découvert en flânant le long du Rio di Cannaregio, entre le Ponte delle Guglie et le Ponte dei Tre Archi.
Voici la table dressée pour concocter le breuvage inspiré par le lion ailé :
Le secret est dans l'art de rendre effervescent ce qui est doux.
C'est le Romanetti Rosso qui est la source de la douceur. Et c'est le Casaldomo Cuvée Brut qui a la tâche d'y incorporer des bulles de bonheur.
Mais attention, le palais du lion ailé a une prédilection pour les nuances. C'est pourquoi le citron est là pour apporter à la fois fraîcheur et tonicité.
Exciter les papilles pour aiguiser l'esprit.
La magie fonctionne davantage si l'on varie les contraires.
D'où la présence des olives, dont l'amertume sert à booster la vivacité du citron tout en renforçant le goût suave du Romanetti Rosso.
À présent, le breuvage vénitien est prêt.
Levons nos verres en l'honneur du Lion de Saint Marc, qui a fait de Corfou la « Porta di Venezia » (en français : la Porte de Venise) !
À l'instar de Corfou, tendons les bras au καιρόϛ – ΚΑΙΡΟΣ et serrons bien fort contre nous chaque instant providentiel.