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Non à l’absurdité. Non à la perte de sens.

À Παξοί – ΠΑΞΟΙ, dans l’archipel ionien, il y avait absurdité dans la façon dont un voilier s’est emparé d’une place sur le quai qui s’étirait devant le Musée. L’absurdité était dans la rapidité, l’avidité et la brutalité qui caractérisaient l’abordage. Tout s’est passé comme si la Grèce était une proie, livrée en pâture aux rapaces du consumérisme.

Quel était la réaction de ceux qui observaient le déroulement de l’assaut ? Tous, sauf un, ont gardé le silence. Et dans ce cas-là, s’appliquait le proverbe français : « Qui ne dit mot consent ».

Qui était donc celui qui a osé parler ?

C’était un homme âgé, qui avait l’habitude de s’asseoir sur les marches du Musée, entre les deux oliviers qui gardaient l’entrée.

 

Le courage de dire non

 

La fraîcheur de l’ombre du bâtiment et la paix incarnée par les deux oliviers donnaient à cette présence humaine une extrême discrétion. Mais l’homme n’était ni aveugle, ni inconscient. Car c’était un veilleur. Et le veilleur a dit « non » à la sauvagerie qui a blessé l’hospitalité offerte par la Grèce. Devant la gravité de l’offense, le veilleur, qui était un natif de l’île, a dit « non » avec les gestes et les sons hérités de l’Antiquité. C’était comme si la Pythie de Delphes avait pris possession de ce corps masculin pour exprimer la forte désapprobation des divinités.

 

Le courage de dire non

 

Par son impétuosité et son caractère non équivoque, le message gestuel et sonore du veilleur a semé l’effroi à bord de la nef conquérante.

Dans l’éthique grecque, l’hospitalité est sacrée.

La place convoitée et obtenue par le voilier irrespectueux était considérée par ce dernier comme une prise de guerre. Cette façon de se conduire équivalait à un blasphème.

À ce comportement blasphématoire, le veilleur de Παξοί – ΠΑΞΟΙ a répondu par un « non » chargé de malédictions.

Le voilier intrusif était un Cruiser 51. Il s’est garé à droite du Zeph, qui était facilement reconnaissable par l’éolienne.

 

Le courage de dire non

 

À l’avant, la nef arrogante affichait un numéro 11 et l’inscription AFR Sponsored by Binomio.

 

Le courage de dire non

 

Elle avait à son bord sept âmes venues des contrées slaves, très, très bien organisées pour rafler l’eau et l’électricité providentiellement disponibles devant le Musée.

L’absurdité est liée à l’absence d’harmonie.

La disparition d’un être cher rompt immanquablement l’harmonie et crée l’absurdité la plus affreuse.

Sur l’île de Λευκάδα – ΛΕΥΚΑΔΑ, le « non » à l’absurdité de la mort est signifié de manière très originale.

Une famille dit « non » à l’oubli en érigeant devant la maison la chapelle funéraire qui entretient le souvenir du défunt.

 

Le courage de dire non

 

Le face à face avec l’être disparu a lieu chaque fois que l’on franchit le seuil, quand on entre dans la maison ou quand on en sort. Spatialement, le défunt n’est pas séparé des vivants. L’affection refuse d’être distendue, elle ne veut pas être rompue. Les survivants disent « non » à l’absurdité de la disparition en usant de la persistance rétinienne. La mémoire est nourrie par la continuité de la perception visuelle.

Dans la sépulture, le défunt est couché. Avec l’érection de la chapelle au sommet d’un pilier, le souvenir du défunt est dans la verticalité. Le monument funéraire dit qu’un jour, le mort se relèvera.

 

Le courage de dire non

 

La chapelle commémorative est entourée d’une multitude plantes cultivées dans des pots. C’est l’évocation de l’Éden. L’accueil du ressuscité se fera dans le paradis retrouvé.

À l’entrée du canal de Λευκάδα – ΛΕΥΚΑΔΑ, quand on vient de Πρέβεζα – ΠΡΕΒΕΣΑ, un autre « non » à l’absurdité de la mort a retenu l’attention du Zeph.

Là où le quai se termine face à l’immensité de la mer, tout en haut du mur, un petit édifice est érigé pour rappeler la mémoire de celui qui a entrepris le grand voyage vers l’au-delà.

 

Le courage de dire non

 

À l’intérieur de l’édifice, il y a une effigie du défunt, éclairée par une lumière apportée par les survivants.

 

Le courage de dire non

 

À cause du vent, la flamme peut vaciller et même s’éteindre. Dans ce cas, il reste la lumière du soleil couchant, qui vient illuminer la porte métallique. Celle-ci équivaut alors au portail occidental des cathédrales et transforme l’édifice funéraire en temple de l’espérance.

 

Le courage de dire non

 

En effet, malgré la présence de deux grosses pierres destinées à contrecarrer l’effet du vent, la porte est souvent entrebâillée. Cette vision rappelle comment la pierre qui fermait le tombeau du Nazaréen a été déplacée par l’ange le jour de la résurrection.

L’édifice funéraire avec la porte entrebâillée est une évocation du jour où les morts sortiront des tombeaux.

Il faut du courage pour affirmer que l’hégémonie de la mort ne signifie pas l’invincibilité de cette dernière.

Autre cas d’absurdité : l’asservissement de l’être humain par le joug de la tyrannie.

Κέρκγρα – ΚΕΡΚΥΡΑ, qui est Corfou dans la langue française.

Rue Ευγενίου Βουλγάρεως, à hauteur de la place Σκαραμαγκά.

Un monument en bronze commémore le geste d’un étudiant qui a osé dire « non » de manière fracassante à la façon dont son pays était gouverné.

L’absurdité était dans le fait que ce pays, qui a vu naître la démocratie, s’est retrouvé sous la botte de tyrans qui n’avaient que faire de la volonté du peuple. L’étudiant a dit « non » à cette absurdité.

L’étudiant n’avait que vingt-deux ans. Il était en troisième année de géologie. Il n’était pas dans une université de son pays d’origine, mais dans une université d’un pays voisin, à Genova, en Italie.

 

Le courage de dire non

 

L’étudiant a dit « non » à la dictature en faisant de son corps une torche vivante, avec trois bouteilles d’essence et une étincelle d’allumette.

La démonstration du « non » s’est déroulée sur la piazza Matteotti, devant le Palazzo Ducale di Genova, le 19 septembre 1970.

Vers 1h du matin, s’y rendait une Fiat 500 pour les préparatifs. À 3h, l’acte final a eu lieu. L’apparition soudaine de la torche vivante a produit l’effet d’un éclair qui a surpris des ouvriers responsables du nettoyage des voies publiques à cette heure-là. Les derniers mots prononcés par l’étudiant à travers les flammes étaient :

« Ζήτω η ελεύθερη Ελλάδα ! »

« Vive la Grèce libre ! »

L’agonie a duré neuf heures à l’hôpital. L’organisme a été brûlé sur une épaisseur de trois centimètres !

L’étudiant s’appelait Κώστας Γεωργάκης – ΚΩΣΤΑΣ ΓΕΩΡΓΑΚΗΣ. Il était natif de Κέρκγρα – ΚΕΡΚΥΡΑ.

La presse italienne n’a pas manqué de donner un écho international au « non » brûlant de l’étudiant qui venait de s’immoler. Un journal italien a publié une photo du lieu du sacrifice avec la légende suivante :

« Alcuni effetti personali di Kostas. In alto le scarpe ancora fumanti. »

« Quelques effets personnels de Kostas. En haut, les chaussures encore fumantes »

 

Le courage de dire non

 

Au nom de la communauté internationale, l’Italie a rendu hommage à l’acte d’héroïsme de l’étudiant corfiote. En effet, sur la piazza Matteotti, se trouve une plaque commémorative, qui porte ces lignes :

AL GIOVANE GRECO COSTANTINO GEORGAKIS

CHE À SACRIFICATO I SUOI 22 ANNI

PER LA LIBERTÀ E LA DEMOCRAZIA DEL SUO PAESE

TUTTI GLI UOMINI LIBERI

RABBRIVIDISCONO DAVANTI AL SUO EROICO GESTO

LA GRECIA LIBERA LO RICORDERÀ PER SEMPRE

19 SETTEMBRE 1970

 

AU JEUNE GREC COSTANTINO GEORGAKIS

QUI A SACRIFIÉ SES 22 ANNÉES

POUR LA LIBERTÉ ET LA DÉMOCRATIE DE SON PAYS

TOUS LES HOMMES LIBRES

FRÉMISSENT DEVANT SON GESTE HÉROÏQUE

LA GRÈCE LIBRE SE SOUVIENDRA DE LUI POUR TOUJOURS

19 SEPTEMBRE 1970

 

À son tour, l’île natale de l’étudiant a fini par reconnaître la valeur du geste sacrificiel.

Sur le socle de l’effigie de bronze, située dans la rue Ευγενίου Βουλγάρεως, on peut cette déclaration :

 

ΔΕΝ ΜΠΟΡΩ ΝΑ ΚΑΝΩ

ΔΙΑΦΟΡΕΤΙΚΑ ΑΠΟ ΤΟ ΝΑ

ΣΚΕΦΤΟΜΑΙ ΚΑΙ ΝΑ ΕΝΕΡΓΩ

ΣΑΝ ΕΛΕΥΘΕΡΟ ΑΤΟΜΟ

 

JE NE PEUX FAIRE

AUTREMENT QUE

PENSER ET AGIR

COMME HOMME LIBRE

 

C’est une phrase extraite de la dernière lettre que l’étudiant corfiote avait envoyée à son père, avant de s’immoler par le feu. Dans cette lettre, on peut encore lire :

«  Je t’écris en italien pour pouvoir susciter immédiatement l'intérêt de tous pour notre problème. »

L’original de la lettre était donc en italien. C’est pourquoi, sur un côté du socle, on peut aussi lire :

NON POSSO FARE

A MENO DI

PENSARE E DI AGIRE

COME UNA PERSONA LIBERA

 

Il y a encore absurdité quand il faut dire « non » à sa propre identité, surtout quand celle-ci est pétrie par des millénaires d’épreuves.

En disant « non » à ce reniement, certains se sont opposés à la machine de guerre mise en place pour perpétrer le plus important génocide du vingtième siècle.

Κέρκγρα – ΚΕΡΚΥΡΑ, Πλατεία Νέου Φρουρίου, qui était la première place publique attenant au nouveau fort vénitien, quand on venait du port de pêche. Là, sur cette place, juste devant le restaurant The Square Steak & Burger Bar, se dressaient les silhouettes de ceux qui avaient osé dire « non » à la plus grande monstruosité enfantée par le vingtième siècle.

Cette dernière les avait contraint à renier leur héritage culturel et cultuel. Et en cas de refus de leur part, ils étaient voués à l’extermination. L’horrible sort qui leur était réservé faisait sortir leurs yeux de leurs orbites, au sens propre comme au sens figuré.

 

Le courage de dire non

 

Yeux exorbités, à cause de la douleur, de l’épuisement, du désespoir.

Déformation de l’enveloppe corporelle, parce que le « non » affiché n’était pas négociable.

Le corps masculin et le corps féminin ont-ils réagi de la même façon devant les représailles provoquées par le « non » ?

Les paupières de la femme semblaient closes, mais les plis au niveau des sourcils dénotaient encore un certain éveil et une nette révolte face à l’effroyable malheur.

 

Le courage de dire non

 

La femme tenait fermement dans son bras droit un jeune enfant. Quant à l’autre bras, il s’avançait en direction du danger, en essayant de barrer le passage à ce dernier, avec des doigts recourbés à la façon des serres d’un rapace qui protégeait son oisillon.

 

Le courage de dire non

 

La paume ouverte et les doigts recourbés disaient avec force l’instinct maternel qui rassemblait toute l’énergie de l’organisme pour éloigner la catastrophe de la séparation des corps.

Le corps masculin avait-il aussi un rôle protecteur à jouer ? Bien sûr ! Cependant, il n’offrait pas la cachette d’un giron, mais la stabilité d’un pilier. Contre la silhouette du père, venait s’appuyer celle du fils. Mais pas n’importe comment ! Le bras droit du fils prenait appui sur la hanche droite du père.

 

Le courage de dire non

 

De façon brutale, l’artiste évoque la question de la nudité du géniteur. Car c’était le traitement infligé par les tortionnaires. La nudité, non pas comme une simple atteinte à la pudeur, mais comme prélude infâme au supplice de la déshumanisation.

Ceux qui ont osé dire « non » au monstre idéologique qui voulait l’arianisation de la famille humaine ont été entassés nus dans des barques à destination d’Ηγουμενίτσα – ΗΓΟΥΜΕΝΙΤΣΑ, puis dans des trains à bestiaux jusqu’à Athènes, avant de rejoindre les camps de de concentration d’Auschwitz et de Birkenau.

La nudité comme humiliation extrême, comme anéantissement ultime de la dignité humaine, avant de retrouver l’état de la cendre dans les fours crématoires.

À Κέρκγρα – ΚΕΡΚΥΡΑ, combien étaient-ils à subir le déshonneur, l’affliction et la mort pour avoir dit « non » à l’idéologie du Troisième Reich ?

Un élément de réponse se trouvait sur la plaque située en bas du Mémorial de l’Holocauste. On pouvait y lire :

 

ΠΟΤΕ ΠΙΑ ΓΙΑ ΚΑΝΕΝΑ ΛΑΟ

ΣΤΗ ΜΝΗΜΗ ΤΩΝ 2000 ΚΕΡΚΥΡΑΩΝ ΕΒΡΑΙΩΝ

ΑΔΕΛΦΩΝ ΜΑΣ ΠΟΥ ΕΞΟΝΤΩΘΗΚΑΝ ΣΤΑ

ΝΑΖΙΣΤΙΚΑ ΣΤΡΑΤΟΠΕΔΑ ΤΟΥ ΑΟΥΣΒΙΤΣ ΚΑΙ

ΜΠΙΡΚΕΝΑΟΥ ΤΟ 1944

 

Ο ΔΗΜΟΣ ΚΕΡΚΥΡΑΙΩΝ

ΚΑΙ Η ΙΣΡΑΗΛΙTΙΚΗ ΚΟΙΝΟΤΗΤΑ ΚΕΡΚΥΡΑΣ

ΤΟ ΜΝΗΜΕΙΟ ΤΟΥΤΟ ΑΝΗΓΕΙΡΑΝ

ΝΟΕΜΒΡΙΟΣ 2001

 

PLUS JAMAIS POUR AUCUN PEUPLE

EN MÉMOIRE DE NOS 2000 FRÈRES HÉBREUX

DE CORFOU, QUI ONT ÉTÉ EXTERMINÉS DANS

LES CAMPS NAZIS D’AUSCHWITZ ET

DE BIRKENAU EN 1944

 

LA MUNICIPALITÉ DE CORFOU

ET LA COMMUNAUTÉ ISRAÉLITE DE CORFOU

ONT ÉRIGÉ CE MONUMENT

NOVEMBRE 2001

 

Parce qu’ils ont dit « non » à l’abandon de leurs racines ancestrales, ils seraient donc 2000 à Κέρκγρα – ΚΕΡΚΥΡΑ, à subir le projet d’éradication mis en place depuis Berlin.

Exactement, ils étaient 1795 à être déportés, suite à la rafle du 10 juin 1944.

Seulement 121 ont survécu. Mais ceux-ci n’ont jamais pu retrouver leur place, matérielle ou symbolique, d’avant la rafle. C’était comme si leur âme était ensevelie dans les camps d’extermination, pour toujours.

1795 – 121 = 1674

Arithmétiquement, 1674 corps ont trouvé la mort à cause de la déportation.

Mais symboliquement, 1795 ont vu leur destin basculer dans l’horreur dès le début de la rafle du 10 juin 1944.

Plus d’un demi-siècle après, à l’heure du remords et de la culpabilité, il serait mal vu d’afficher une mémoire étriquée. Alors l’on est passé, sans sourciller, de 1795 à 2000. Arrondir pour paraître compréhensif, voire compatissant.

Dire « non » pour préserver l’essence de l’être est un acte courageux.

Il faut du courage pour concevoir le « non », le préserver et le mener à terme.

La route du Zeph échappe à la futilité grâce à l’enseignement apporté par ces gestes de courage.

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