Nous aimons être nomades sur la mer. Nous nous plaisons à le devenir aussi sur la terre ferme, en toute simplicité, avec les moyens naturels que possède chacun d’entre nous.
L’écrivain français Jacques Attali a écrit dans son ouvrage Fraternités – Une nouvelle utopie : “Le nomade ne se met pas en marche s'il n'a pas une Terre promise à laquelle rêver.”
La « Terre promise à laquelle nous rêvions » au moment de l’arrivée de l’automne était le giron de « l’Étoile filante », qui était la demeure flottante de nos amis helvètes Stella et Dany.
Cet équipage bouleversant de véracité et de dévouement a déjà inspiré à votre serviteur deux articles :
Le regard du marin, publié le 29/07/2022, et
Le regard de la sœur, publié le 31/07/2022.
Les Écritures hébraïques décrivent la Terre promise comme la destination où coulent le lait et le miel.
La même idée d’abondance et de disponibilité s’applique à la demeure flottante de nos amis helvètes Stella et Dany. Nous rêvions de retrouver ce doux giron, que nous avions vu pour la dernière fois le 03 août 2022, à Χάλκη – XAΛKH (en français : Khalki).
L’arrivée de l’automne a miraculeusement fait converger « l’Étoile filante » et le Zeph vers Πάτμος – ΠΑΤΜΟΣ (en français : Patmos), l’île où a été rédigé le dernier livre des Écritures grecques chrétiennes.
L’occasion favorable était là.
Le Zeph était amarré au quai municipal. « L’Étoile filante » se trouvait au mouillage, dans la baie de Λιβάδι Γερανού (transcription : Livadi Yéranou), située à huit kilomètres à l’Est du port. Alors, en ce premier vendredi de l’automne, nous nous sommes mis en marche pour rejoindre « la Terre promise ».
Voici le début de la caravane :
Le Capitaine ouvrait la marche. Le chemin, bordé par de très grands cairns, semblait facile. Le bâton de marche, que tenait la main droite, se contentait de battre la cadence, pour l’instant. Quant à la main gauche, elle restait oisive, pour l’instant aussi.
Cette oisiveté n’a été que de courte durée. Regardez, la main gauche venait de se rendre utile :
À présent, la main gauche tenait par les anses un grand sac bleu foncé. Qu’il y avait donc dans ce sac ? Ceci :
C’était de la morue au gingembre et au curcuma.
Et encore ceci :
C’était du poivron rouge, rissolé avec du chou-fleur et de la carotte.
Il s’agissait des légumes destinés à accompagner le riz cuit à la vapeur.
Donc, le grand sac bleu contenait aussi du riz. Et ce n’était pas tout : il y avait encore un gâteau à la banane, confectionné d’après une recette corse, tôt ce même matin.
Ce sac et son précieux contenu étaient absents de la première photo de l’éclaireur. En effet, tout au début de la marche, c’était le mousse qui en assurait le portage.
Puis le Capitaine a voulu alléger le fardeau de son coéquipier, tout en se rappelant qu’il fallait maintenir horizontal, autant que possible, le fond du grand sac pour éviter que la sauce de la morue ne s’y répande.
La contrainte de l’horizontalité, qui était une contrainte forte, alliée à l’étroitesse d’un chemin envahi des deux côtés par des buissons épineux extrêmement agressifs, faisait que le bâton de marche devait remplir à la perfection son rôle de balancier pour préserver l’équilibre dynamique du marcheur.
La photo ci-dessus montre un virage à tribord.
La suivante montre un virage à bâbord :
Le fond du grand sac bleu foncé restait horizontal.
Cette fois-ci, le danger de perdre l’équilibre devenait plus perceptible. C’est pourquoi le bâton de marche était fermement planté au sol.
L’absence du grand sac bleu foncé dans la toute première apparition de l’éclaireur ne signifiait nullement qu’au début de la marche, le Capitaine ne portait rien, sauf l’idée de la Terre Promise.
Au contraire, depuis le tout début, le Capitaine portait dans son dos un sac de randonneur. Et dans ce sac qui lui laissait les mains libres, il y avait ceci :
Il s’agissait d’un Bourgogne blanc, issu des fûts du Domaine des Pitoux en 2016.
C’était le breuvage qui devait fêter les retrouvailles entre « l’Étoile filante » et le Zeph.
Il était transporté dans son emballage d’origine, malgré le poids de celui-ci.
En soulageant le mousse, le Capitaine était devenu pour celui-ci, de manière symbolique, un bâton de marche. Avec cette entraide, était apparue une deuxième sorte de bâton de marche.
La première sorte était constituée par un bâton inanimé, muet mais obéissant.
La seconde sorte était symbolisée par un bâton parlant, aimant et secourable.
C’est une réelle bénédiction qu’un capitaine ait tant de sollicitude pour son équipage.
Il va de soi que le sentier du littoral n’allait pas toujours garder la même altitude.
Dans les descentes, le bâton de marche servait à freiner, pour que le corps ne bascule pas vers l’avant. Dans les montées, le bâton de marche aidait le corps à se hisser vers le niveau supérieur.
En prenant de la hauteur, on voyait les choses d’une autre manière, physiquement et spirituellement.
En voici un premier exemple, où l’on voit quatre promontoires s’avancer vers la mer :
La vue en hauteur est vraiment splendide.
Elle permet de s’émerveiller encore plus devant la limpidité de l’azur.
La beauté du panorama pourrait se suffire à elle-même.
Mais le bâton de la marche n’apporte pas que le plaisir visuel. Il stimule aussi la pensée.
L’esprit réfléchit d’après ce qu’il voit. Ici, il voit au loin, sur le dernier promontoire un village perché, fait de maisons blanches, qui sont disposées autour d’une forteresse aux murs sombres. C’est sur cette crête, à cet endroit que serait écrit le dernier des soixante-six livres de la Bible, aux dires des habitants de l’île, qui répètent que leur enseigne la hiérarchie orthodoxe.
Voici les premiers mots de ce livre, qui fait la réputation de l’île :
Ἀποκάλυψις Ἰησοῦ Χριστοῦ ἣν ἔδωκεν αὐτῷ ὁ θεός δεῖξαι τοῖς δούλοις αὐτοῦ ἃ δεῖ γενέσθαι ἐν τάχει καὶ ἐσήμανεν ἀποστείλας διὰ τοῦ ἀγγέλου αὐτοῦ τῷ δούλῳ αὐτοῦ Ἰωάννῃ
ΑΠΟΚΑΛΥΨΙΣ ΙΩΑΝΝΟΥ. Kεφ. α’. Στίχος α’
En français :
Révélation de Jésus Christ, que Dieu lui a donnée pour montrer à ses esclaves les choses qui doivent arriver bientôt. Et il a envoyé son ange et, par son intermédiaire, il les a présentées sous forme de symboles à son esclave Jean.
Révélation. Chapitre 1. Verset 1
Il est d’usage que le premier mot sert de titre à tout le livre. Ici, en grec, ce premier mot est Ἀποκάλυψις. Ce terme a pour translittération « Apokalypsis » et signifie « Révélation ».
Ceux qui préfèrent l’exotisme des sonorités grecques utilisent « Apocalypse » comme titre tandis que ceux qui optent pour la clarté de la signification disent « Révélation ».
Il est donc question d’une « révélation » que le Nazaréen ressuscité a donnée à Jean, l’un des douze apôtres.
Qu’est-ce qui prouve que c’est là-haut, dans le village perché au sommet du dernier promontoire, et non pas ailleurs sur l’île, que l’apôtre Jean a reçu de son Maître la « révélation » ? Rien ! Rien dans le texte grec ne dit que la « révélation » a été reçue puis transcrite à cet endroit perché de l’île.
L’unique référence à la géographie se trouve au verset 9 du même chapitre. Voici ce verset :
Ἐγὼ Ἰωάννης ὁ καὶ ἀδελφὸς ὑμῶν καὶ συγκοινωνὸς ἐν τῇ θλίψει καὶ ἐν τῇ βασιλείᾳ καὶ ὑπομονῇ Ἰησοῦ Χριστοῦ, ἐγενόμην ἐν τῇ νήσῳ τῇ καλουμένῃ Πάτμῳ διὰ τὸν λόγον τοῦ θεοῦ καὶ διὰ τὴν μαρτυρίαν Ἰησοῦ Χριστοῦ
ΑΠΟΚΑΛΥΨΙΣ ΙΩΑΝΝΟΥ. Kεφ. α’. Στίχος θ’
En français :
Moi, Jean, votre frère qui ai part avec vous à la persécution et au royaume et à l’endurance en compagnie de Jésus, j’étais sur l’île appelée Patmos pour avoir parlé de Dieu et témoigné au sujet de Jésus.
Révélation. Chapitre 1. Verset 9
Le nom de l’île est indiqué, mais sans aucun détail sur l’endroit de l’île où la Révélation a été reçue et transcrite.
Faute d’indices scripturaux précis dans le texte d’origine, il faut concevoir que l’apôtre a pu s’installer n’importe où sur l’île pour s’acquitter de sa mission d’écrivain biblique.
Avant de suivre le Nazaréen, Jean vivait de la pêche sur les rives du lac de Tibériade. S’il existe un endroit qu’il aurait fréquenté plus que d’autres, ce serait le bord de mer, et non pas la cime des montagnes.
Jean lui-même a relaté comment il avait revu, en Galilée, son maître ressuscité.
Au chapitre 21 de son Récit de la Bonne Nouvelle, Jean a raconté la seconde pêche miraculeuse et le repas qui s’en était suivi, entre le Nazaréen ressuscité et ses apôtres, dont Jean faisait partie.
Le peintre nantais Jacques-Joseph Tissot a illustré ces apparitions du Ressuscité. Voici la scène de la seconde pêche miraculeuse :
Dans le groupe d’apôtres qui tiraient vers la terre le filet plein à craquer, celui qui se dressait au centre était imberbe. C’était Jean, avant l’épisode de la Révélation sur l’île appelée Patmos.
Voici maintenant la scène du repas en commun, toujours d’après le nantais Jacques-Joseph Tissot :
Pour Jean, le futur Voyant de la Révélation, la vie, simple ou magique, se déroulait sur la grève.
Comparons l’anse dessinée par le peintre nantais avec l’anse que nous avons photographiée au cours de notre ascension. Voici la courbure qui s’est dévoilée quand le bâton de marche nous a menés jusqu’en haut de l’escarpement :
Comme la ressemblance est frappante entre ce qui est peint et ce qui est photographié !
Cette forte ressemblance entre la topographie imaginée par le peintre et celle capturée par l’appareil photo du mousse incitait à penser qu’à Patmos, l’apôtre Jean n’a pas délaissé son habitat familier, qui était le bord de mer. Et le Ressuscité, qui aimait à se glisser au milieu de ses apôtres pendant que ceux-ci vaquaient à leurs occupations quotidiennes, aurait pu très bien dévoiler son message, non pas au sommet d’une montagne, mais sur la grève.
Autrement dit, le grand monastère situé dans le village perché serait une pure invention du clergé de la chrétienté pour faire accourir les bateaux de croisière.
Le bâton de marche élève la pensée, aiguise le raisonnement et propulse l’audace de la perspicacité. Il dépoussière les idées pré-établies, stimule l’esprit critique et rétablit l’équilibre du bon sens.
Il y avait la satisfaction apportée par une réflexion approfondie. Et il y avait aussi le plaisir rousseau-iste de la rêverie.
Le bougainvillier était magicien dans ce domaine :
L’opulence de la floraison et la lascivité des branches suspendaient notre pas.
Il incombait alors au bâton de marche de négocier un subtil compromis entre l’impératif d’être à l’heure et la nécessité de jouir de l’instant présent.
Nous succombions aussi devant le charme irrésistible des plumeaux.
Leurs épis soyeux nous rappelaient l’époque des grandes espérances, à Port Napoléon.
Nous sommes fascinés par les terres arides, et nous avons beaucoup de plaisir à traverser des sols gorgés d’eau.
Notre bâton de marche chérissait l’ivresse du changement.
Nous sommes partis du quai municipal à 9h50. Nous avons atteint la Terre Promise à 12h20. Stella et Dany nous ont réservé un accueil triomphal.
La Terre promise méritait bien son nom, surtout à bord de « l’Étoile fiante ».
Pendant le temps des agapes, les bâtons de marche goûtaient leur doux repos.
En entrée, Stella nous a préparé l’une de ses fameuses spécialités : les légumes lacto-fermentés. Voici la part de chacun de nous quatre :
Un vrai potager en plein désert !
Une provision de vitamines malgré l’encerclement par l’immensité salée !
Mais il n’y avait pas que la qualité nutritionnelle. Il y avait aussi le plaisir gustatif.
Sur la photo, à gauche, c’était du chou. À droite, c’était de la betterave. Deux textures qui offraient de la résistance. Les toques étoilées recommandent de solliciter le plus souvent possible l’effort de mâcher. En la circonstance, nous sommes servis. Et avec quel doigté !
Car entre les deux pôles formés par des morceaux qui craquaient légèrement sous la dent, Stella a disposé une matière qui fondait littéralement dans la bouche : c’était la fava. Quel délice d’onctuosité !
Diplomatie des contrastes, pour ouvrir l’appétit.
Les agapes ont débuté par l’enchantement et ont enchaîné allégresse sur allégresse.
Nous nous sommes mis à table à 13h. Nous en sommes sortis à 17h.
Retrouver le bâton de marche n’était pas tout de suite une joie.
Mais il fallait s’en emparer pour ramener ce que « l’Étoile filante » a offert au Zeph.
Avec beaucoup de délicatesse, Stella nous a remis deux choses. Voici la première :
C’étaient des pois cassés, pour refaire la fava à bord du Zeph. Pour retrouver l’onctuosité si délicieuse. Parce que nous nous sommes tellement extasiés devant cette onctuosité. Ça, c’était pour le premier degré. Car il y avait un deuxième degré dans le geste de Stella : dans le goût de la fava, se logeait le doux souvenir de ces retrouvailles. La fava était la matérialisation de la douceur d’un souvenir.
Maintenant, voici la seconde chose remise par Stella :
Il s’agissait d’une grenade, bien rouge, donc bien mûre.
Bien sûr, la dégustation de ses graines sucrées serait un jeu passionnant.
Mais là encore, le second degré n’était pas absent. Car la grenade est un symbole de fécondité. « L’Étoile filante » voudrait que le lien fraternel avec le Zeph reste fécond, pour longtemps encore.
Le philosophe français Michel Serres a déclaré : « La marche fait entrer dans le monde de l’inspiration, de la pensée, de la musique. »
Du quai municipal, où était amarré le Zeph, jusqu’à la baie où mouillait « l’Étoile filante », le bâton de la marche nous a menés vers des paysages extrêmement inspirants. Il a encore offert à la pensée le privilège de l’indépendance. Et surtout, il a fait vibrer dans nos cœurs l’émouvante musique du lien fraternel entre « l’Étoile filante » et le Zeph.