Μυτιλήνη (en français : Mytilène), qui est la capitale de l’île de Λέσβος (transcription : Lesbos), aime le chant, possède une âme romantique et revendique un rang de prestige sur la scène internationale. Pour toutes ces raisons, le Festival de l’été à Μυτιλήνη comportait une soirée de charme, intitulée « Φωνές θερινής νυκτός » (en français : Voix d’une nuit d’été), où se donnaient d’illustres airs d’opéra. Nous y étions conviés avec art, éloquence et générosité.
Le spectacle avait lieu dans la cour d’un musée consacré au peintre Θεόφιλος (en français : Théophile), un enfant du pays. Le site se trouvait à Βαρειά (transcription : Varia), à cinq kilomètres au Sud de la capitale de l’île, sur la route de l’aéroport.
Voici le décor de scène :
L’éclairage réhabilite la chlorophylle en la renforçant. Le jeu du contraste est assuré en introduisant la couleur mauve. Ce tandem chromatique est courtisé par l’équipe de la mise en scène depuis le concert inaugural.
Juste au-dessous du lampadaire qui se faisait remarquer par sa lumière blanche, étaient installées deux perches pour les micros des chanteurs lyriques. Tout près du lampadaire qui diffusait de la lumière blanche, c’était le dispositif pour la soprano. Celui-ci comportait, entre autres, un pupitre muni de deux pinces à linge, vers le haut et du côté de la main droite. Un peu plus à gauche, c’était le micro pour le ténor, sans pupitre et sans pince à linge.
Dans le public, il y avait des personnes que nos chers lectrices et lecteurs reconnaîtront sans peine :
La photo a été réalisée à la descente de la moto que nous avons louée pour aller aux quatre coins de l’île. Le visage a gardé encore quelques traces de l’énervement causé par le fait que le GPS n’avait pas trouvé la route facilement. Il y avait donc la peur d’arriver en retard. Mais en définitive, nous étions déjà là quand les paroles de bienvenue ont été officiellement prononcées.
Le programme a commencé par un chant allemand, puis s’est poursuivi avec des airs d’opéras italiens, français, tchèque et espagnol.
Vers le milieu du programme, il y avait l’air « E lucevan le stelle », extrait de la « Tosca » de Puccini.
L’action se passe au Château Saint-Ange, dans la Rome du XIXè siècle. Voici l’impressionnant édifice, dont le profil cylindrique se dresse sur la rive occidentale du Tibre :
Le compositeur italien Giacomo Puccini a choisi de faire dérouler le troisième et dernier acte de son opéra « Tosca » au sommet du Château Saint-Ange. C’était là-haut que serait exécuté un prisonnier politique, Mario Cavaradossi. L’infortuné a été condamné à la peine de mort pour avoir pactisé avec le camp ennemi, qui était celui des Bonapartistes.
Le ténor grec Γιάννης Φίλιας (transcription : Yiannis Philias) prêtait sa voix au condamné à mort, avant que celui-ci ne soit conduit sur la place d’exécution pour y être fusillé.
Le condamné à mort est conscient qu’il vit ses derniers instants et fait un bilan de sa vie.
Le ténor se concentre pour se mettre dans la peau du personnage .
La joue droite se creuse et fait apparaître un pli, accompagné de son ombre. Celle-ci remonte en diagonale, en direction de l’oreille :
En même temps, la face inférieure du mention se plie, comme si elle était traversée par une vague qui se déplace de la pointe triangulaire vers la base circulaire du cou.
Peut-être que le chanteur avale sa salive pour mouiller sa gorge qui se trouve trop sèche. Ou peut-être qu’il régule sa respiration pour mieux dominer son trac. Mais au-delà de ces techniques pour mieux chanter, l’acteur qu’est le ténor, exprime avec réalisme l’angoisse devant l’imminence de la mort.
La musique destinée à accompagner la voix annonce maintenant que celle-ci va bientôt entrer en scène.
Le ténor ouvre à moitié ses yeux et joint ses deux mains devant sa trachée-artère.
L’éclosion du regard sert de prélude à l’éclosion de la parole chantée.
Les mains se joignent comme pour offrir une double protection aux cordes vocales. Mais le geste pourrait aussi être celui d’un suppliant qui s’épanche à travers une prière.
Voici les premiers mots du chant :
« E lucevan le stelle, »
En français :
Et brillaient les étoiles,
La bouche commence à s’ouvrir pour que naisse la conjonction de coordination « E » (en français : Et).
Le condamné à mort prend à témoin le scintillement des étoiles et le parfum de la Terre. Mais il s’attarde davantage sur ce qui se passe sur cette Terre où se joue son destin :
« ed olezzava la terra, »
En français :
et la terre embaumait,
L’obscurité qui recouvre les choses terrestres privilégie la perception olfactive.
Le condamné à mort remarque la bonne odeur qu’exhale la Terre.
Puis la détection des stimuli affine progressivement la localisation des sources émettrices. De la constatation générale au sujet de la campagne environnante, le condamné à mort passe à un jardin particulier, qui lui amène une âme odorante. Voici le passage par le jardin :
« stridea l'uscio dell'orto, »
En français :
grinçait la porte du jardin,
La nouvelle présence humaine se signale d’abord par sa démarche :
« ed un passo sfiorava la rena. »
En français :
et un pas effleurait le sable.
Le pas est la toute première indication d’une présence humaine. La captation sonore de ce pas est alors un événement. Pour la circonstance, la gestuelle du ténor adopte un nouveau style en dépliant le bras droit et en le tendant vers l’avant.
Le bras droit tendu peut indiquer la direction d’où vient le bruit du pas. Mais il peut aussi signifier : « Viens, chérie ! »
« Chérie », au féminin. Car la phrase suivante est au féminin, magistralement. Voici les mots qui décrivent l’arrivée de la bien-aimée :
« Entrava ella, fragrante, »
Littéralement :
Est entrée, elle, parfumée,
Les roulements des « r », bien à l’italienne, établissent les temps forts de la phrase chantée. Il y a d’abord le r roulé de « Entrava ». C’est le r de la photo suivante :
Psychologiquement, il correspond à un frisson.
Le condamné à mort frissonne quand il revoit sa bien-aimée entrer.
Le second point fort de la phrase est fourni par le r roulé de « fragante ».
Le condamné à mort frisonne de bonheur quand il s’immerge dans l’aura parfumée de sa bien-aimée.
Le frisson de plaisir, mentionné à deux reprises dans cette phrase, a été annoncé, trois propositions plus haut, par le r de « stridea », quand la porte du jardin s’est mise à grincer, c’est-à-dire à frissonner par indiscrétion ou par complicité.
Maintenant que le condamné à mort est enveloppé par la présence parfumée de sa bien-aimée, l’amour vit ses instants les plus magiques. En voici la description passionnée :
mi cadea fra le braccia.
O dolci baci, o languide carezze,
mentr'io fremente le belle forme disciogliea dai veli !
En français :
elle me tombait dans les bras.
O doux baisers ! ô caresses langoureuses !
tandis que je tremblais, elle affranchissait les belles formes de leurs voiles
Le r roulé de « fremente » confirme que les r roulés précédents avaient un rapport avec la vibration, non seulement de l’organe qu’est la langue, mais encore de tout l’être, à cause du choc émotionnel. Cette fois-ci, le tremblement n’est plus évoqué seulement par la phonétique, il est explicitement nommé par un verbe qui le désigne en tant que tel. Cette montée en puissance du tremblement correspond à la jouissance d’un spectacle hautement érotique. En effet, le texte italien dit : « le belle forme disciogliea dai veli ! »
En français : « elle affranchissait les belles formes de leurs voiles ! »
Dans cette mise à nu par le biais vestimentaire, il y a une mise à nu de la passion.
Voici comment le ténor exprime cette mise à nu :
Il n’est pas en extase. Il est en colère.
Il est très en colère parce qu’il n’a plus droit à ce joli cadeau de la vie.
Alors il crie l’amertume de sa déception :
« Svanì per sempre il sogno mio d'amore.
L'ora è fuggita, e muoio disperato ! »
En français :
S'est évanoui pour toujours, mon rêve d'amour.
L'heure s'est enfuie, et je meurs désespéré !
« S’évanouir », « s’enfuir », « mourir » se relaient pour décrire le terrible désespoir.
Mais le condamné à mort ne s’avoue pas vaincu par le terrible destin.
Mario, se souvenant de sa bien-aimée Tosca, clame :
« E non ho amato mai tanto la vita ! »
En français :
Et je n'ai jamais autant aimé la vie !
L’amour de la vie demeure inextinguible, quelle que soit la tournure des événements.
Voici comment le ténor chante « E non ho... »
Le condamné à mort clame de toutes ses entrailles qu’il vit un point culminant : jamais son amour de la vie n’a été aussi fort que maintenant !
Celui qui va être fusillé dit avec force que c’est la vie, par-dessus tout, qui est l’objet de son amour.
Voici comment le ténor chante « ...tanto la vita ! »
Le ténor est comme saisi par une hallucination quand il arrive aux trois deniers mots de la phrase.
Le regard devient vitreux. Le visage se fige. Le bras droit se vide de son tonus.
Avec un talent stupéfiant, le ténor s’identifie complètement avec Mario, qui vient de rendre l’âme sous les tirs du peloton d’exécution.
Grazie a te, Mario Cavaradossi !
Grazie a te, Giacomo Puccini !
Σε ευχαριστούμε, Μυτιλήνη !
En français :
Merci à toi, Mario Cavaradossi !
Merci à toi, Giacomo Puccini !
Merci à toi, Mytilène !
Non abbiamo amato mai tanto la vita !
Nous n’avons jamais aimé autant la vie !
Le chant de Mario Cavaradossi, au début du troisième acte, méritait un hommage par l’art culinaire à bord du Zeph.
Nous nous souvenons de la couleur rouge de la robe que portait la Callas dans le rôle de Tosca. Nous avons décliné cette couleur rouge en trois tons, sur des supports végétaux dont la forme évoquait la féminité. Ainsi, pour accompagner le poisson de ce jour-là, il y avait, par ordre de densité colorimétrique croissante : des pêches plates, des tomates et des cerises.
Les deux amoureux, Tosca et Mario, prévoyaient de prendre le large à Civitavecchia.
La garniture précédente était donc destinée à un plat de poisson, censé évoquer la fuite par la mer. Pour rester dans le contexte de la mer, les cerises rouges de Tosca étaient dressées sur une embarcation confectionnée avec un poivron jaune tandis que le raisin blanc de Mario était disposé sur une barque fabriquée à partir d’un poivron vert.
Les cerises de Tosca et le raisin de Mario ne sont pas sur la même nef pour indiquer que leurs routes vont se séparer.
La cruauté du destin est évoquée par l’âpreté de deux condiments ayurvédiques : le gingembre frit, au-dessus de la tomate, et l’ail, frit également, au-dessus de la pêche plate :
È vero,
Non abbiamo amato mai tanto la vita,
Soprattutto da quando lo Zef flirta con le onde dell'Egeo !
C’est vrai,
Nous n’avons jamais aimé autant la vie,
Surtout depuis que le Zeph flirte avec les flots de l’Égée !