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« Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ;

Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue ;

Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler ;

Je sentis tout mon corps et transir et brûler ;

Je reconnus Vénus et ses feux redoutables,

D’un sang qu’elle poursuit tourments inévitables. »

Phèdre, Acte I, scène 3, vers 273-276.

 

Ces alexandrins célèbres, rédigés par Jean Racine pour décrire le coup de foudre qui s’était emparé d’une reine grecque, étaient un hommage au talent littéraire d’une poétesse qui avait vécu vingt-trois siècles auparavant, à Μυτιλήνη (transcription : Mytilène), la capitale de l’île appelée Λέσβος (transcription : Lesbos). Le nom de la poétesse était Σαπφώ (transcription : Sappho). C’était un être sensible, attachant, exceptionnel.

Examinons ensemble le texte grec, qui a été découvert presque dans son intégralité, grâce au document que les historiens appellent « Fragment 31 ».

Voici les premiers vers du poème composé par Σαπφώ :

φαίνεταί μοι κῆνος ἴσος θέοισιν

ἔμμεν᾽ ὤνηρ, ὄττις ἐνάντιός τοι

ἰσδάνει καὶ πλάσιον ἆδυ φωνεί-

σας ὐπακούει

 

En français :

Il m’apparaît, celui-là, égal aux dieux

l’homme qui, en face de toi,

est assis et tout près, à ta voix douce,

prête son oreille.

 

Il s’agit de la première strophe, sur un ensemble qui en contient au moins cinq.

Chaque strophe contient trois vers de onze syllabes chacun, et un vers de cinq syllabes.

Voici la décomposition qui montre le décompte des syllabes :

φαί-νε-ταί μοι κῆ-νος -σος θέ-οι-σιν

ἔμ-μεν᾽ ὤ-νηρ, ὄτ-τις ἐ-νάν-τι-ός τοι

ἰσ-δά-νει καὶ πλά-σι-ον ἆ-δυ φω-νεί-

σας -πα-κού-ει

 

Cette métrique confère au texte de Σαπφώ un rythme et une musicalité, que la poétesse transposait tout naturellement dans le chant et la danse.

 

Le balcon posé sur la mer (43-2) à Λέσβος. Le balcon de la poésie 1. Σαπφώ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

En effet, les poèmes de Σαπφώ avaient vocation à être chantés et dansés, avec l’accompagnement de la lyre.

 

Le balcon posé sur la mer (43-2) à Λέσβος. Le balcon de la poésie 1. Σαπφώ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Par gratitude envers la poétesse, la Μυτιλήνη des temps modernes a adopté comme emblème municipal la lyre léguée par l’Antiquité.

En effet, sur le panneau de présentation du concert à la Citadelle byzantine, dont il était question dans l’article précédent, l’instrument qui évoquait la démarche artistique de Σαπφώ était bien mis en évidence :

 

Le balcon posé sur la mer (43-2) à Λέσβος. Le balcon de la poésie 1. Σαπφώ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La lyre qui chantait les émotions de la poétesse présidait aussi les manifestations culturelles qui étaient annoncées sur la façade des bâtiments administratifs bordant le port des ferries :

 

Le balcon posé sur la mer (43-2) à Λέσβος. Le balcon de la poésie 1. Σαπφώ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La structure composée de trois vers hendécasyllabiques suivis par un vers pentasyllabique caractérise l’inspiration de Σαπφώ. C’est pourquoi la strophe ci-dessus a reçu, par rapport à sa forme, le nom de « strophe sapphique ».

Il va de soi que la « strophe sapphique » n’existe que par rapport aux sentiments qui y sont décrits. Et ils y sont décrits avec une précision incroyable, par une pionnière en la matière.

Après l’examen de la forme, venons-en à présent au fond.

Le poème grec débute par la description d’un choc visuel. À l’origine de la vision qui subjugue, se trouve un personnage masculin, dont l’apparence fait de lui l’égal d’un dieu. Dans cette égalité avec la divinité, il y a l’évocation d’un avantage qui dépasse les ressources habituelles chez l’être mortel. Le domaine où cette supériorité se donne à voir est certainement celui de la beauté, qui s’apparierait volontiers à l’intelligence et à la puissance.

Dans un premier temps, la forte impression créée par la présence semblable à celle d’un dieu donne la priorité au personnage masculin, qui est redoutable à cause de son pouvoir de séduction, mais qui n’est pas seul dans le champ de vision, puisqu’il se trouve en face d’une personne que tutoie affectueusement le locuteur.

Ainsi, après l’éblouissement dans le premier vers, le glissement de l’intérêt s’opère de la forme virile vers un autre être, dont la voix est emplie de douceur.

 

Le balcon posé sur la mer (43-2) à Λέσβος. Le balcon de la poésie 1. Σαπφώ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À ce transfert émotionnel, qui est latéral, s’ajoute un autre transfert, qui est vertical et qui a lieu entre θεοῖς (dieux), à la fin du premier vers, et τοι (toi), à la fin du deuxième vers. Dans ce deuxième transfert, le locuteur exprime clairement sa préférence pour le fait que l’être aimé soit parmi les mortels et non parmi les immortels.

Il s’installe donc une relation triangulaire. Dans ce triangle, la personne désignée par le pronom « toi » est le point de convergence de deux élans amoureux, l’un en provenance de l’homme qui est semblable à un dieu, et l’autre en provenance du locuteur qui est en fait une locutrice, puisqu’il s’agit de la poétesse elle-même.

Dans le poème, Σαπφώ intervient à la première personne, ce qui apporte le charme de l’intimité, l’émotion de l’authenticité et la saveur de la modernité.

La poétesse dirigeait un chœur lyrique féminin.

 

Le balcon posé sur la mer (43-2) à Λέσβος. Le balcon de la poésie 1. Σαπφώ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Parmi ses élèves, il y avait la jeune fille qui était désignée par le pronom « toi » dans le poème ci-dessus et qui devait s’unir par le mariage au personnage masculin semblable à un dieu.

 

Le balcon posé sur la mer (43-2) à Λέσβος. Le balcon de la poésie 1. Σαπφώ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le regard porté par la poétesse à la silhouette virile qui égalait les dieux était alors le regard adressé à un rival. Cette rivalité serait à l’origine du bémol sous-jacent à la description de l’éblouissement initial. En effet, le verbe « φαίνεταί », par lequel commence le poème, décrit une apparence, c’est-à-dire une impression visuelle et non une certitude. De plus, l’adjectif « ἴσος » parle de l’égalité, qui n’est pas à confondre avec l’identité.

Loin d’être intégral, l’emballement à l’égard du personnage masculin contenait des restrictions. Le triangle amoureux est parcouru par des lignes de force dont les nuances obéissent aux états d’âme.

Maintenant, prenons connaissance de la deuxième strophe sapphique :

καὶ γελαίσας ἰμέροεν· τό μ᾽ ἦ μάν

καρδίαν ἐν στήθεσιν ἐπτόασεν.

ὠς γὰρ <ἔς> σ᾽ ἴδω βρόχε᾽, ὤς με φώνασ᾽

οὐδὲν ἔτ᾽εἴκει,

 

En français :

et à ton sourire qui fait naître le désir ; cela assurément

fait battre avec violence mon cœur dans ma poitrine ;

car dès que je te regarde, ne serait-ce qu’un instant, aussitôt

je ne peux plus prononcer un seul mot,

 

La transition entre les deux strophes s’accomplit grâce au charme de la cavité buccale. Il agit à la fois par la douceur de la voix, qui termine la première strophe, et par la grâce du sourire, qui introduit la deuxième strophe.

Mais ce sourire gracieux n’est pas inoffensif, puisqu’il allume le désir.

Au seuil de la deuxième strophe, la température monte. Cette réalité physiologique enclenche unn déterminisme qui conduit à un spasme au niveau cardiaque. Le stimulus agissant est extrêmement puissant puisqu’un simple regard, même très bref, en sa direction, bloque l’émission de la parole. C’est comme si le gosier en est pétrifié. Voilà qui n’est pas sans rappeler la présence maléfique de la gorgone.

 

Le balcon posé sur la mer (43-2) à Λέσβος. Le balcon de la poésie 1. Σαπφώ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Trois remarques sont à faire au sujet de cette deuxième strophe sapphique.

D’abord, la description détaillée des symptômes physiologiques est impressionnante.

Ensuite, le désordre somatique causé par la passion amoureuse est très violent.

Enfin, la mort rôde autour de l’amour, avec le spectre d’une crise cardiaque et avec la tétanisation avérée des muscles du gosier.

Avant Σαπφώ, personne n’a établi avec autant d’acuité le diagnostic du sentiment amoureux.

Sans nul doute, c’est cette lucidité et cette précision qui ont séduit Jean Racine.

Examinons à présent la troisième strophe sapphique.

L’évolution du drame sentimental est prévisible. L’enjeu n’est plus dans le « quoi » mais dans le « comment ». Certes, nous nous attendons à une amplification du chaos somatique. Mais avec quel talent littéraire celui-ci sera-t-il décrit ?

Voici la réponse à cette question fort légitime :

ἀλλὰ κἀμ μὲν γλῶσσα ἔαγε, λέπτον

δ᾽ αὔτικα χρῶι πῦρ ὐπαδεδρόμακεν,

ὀππάτεσσι δ᾽οὐδὲν ὄρημμ᾽, ἐπιρρόμ-

βεισι δ᾽ἄκουαι,

 

En français :

mais ma voix est brisée ; subtil,

aussitôt sous ma peau, un feu court ;

de mes yeux je ne vois rien ; un bruit confus

bourdonne dans mes oreilles…

 

La strophe précédente nous a laissés sur la paralysie des muscles de la gorge. Cette troisième strophe rebondit sur ce symptôme en substituant au langage de la médecine celui de la guerre. En effet, le verbe « ἔαγε » (est brisée) véhicule l’image où la lance du guerrier se brise, hélas !

 

Le balcon posé sur la mer (43-2) à Λέσβος. Le balcon de la poésie 1. Σαπφώ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sur le champ de bataille, la lance permet au guerrier de se défendre à distance. Si la lance se brise, le combat rapproché devient inéluctable et peut même se transformer en corps-à-corps.

Le verbe « se briser » fait donc état de l’extrême vulnérabilité de la locutrice.

Cette vulnérabilité a une conséquence immédiate : il y a péril en la demeure corporelle, car un incendie vient de s’y propager.

D’abord, l’accélération est mentionnée par l’adverbe « αὔτικα » (aussitôt).

Ensuite, la précision de la description continue d’être stupéfiante. En effet de texte de Σαπφώ précise que c’est dans la zone sous-cutanée que le feu s’est déclaré. Autrement dit, le sens du toucher devient inopérant à cause de la brûlure. Le traumatisme de l’épiderme entraîne une autre souffrance, qui est la privation du plaisir des caresses.

Le texte grec prend soin de qualifier le déclenchement et la progression de l’incendie. Celui-ci est qualifié de « subtil ». Autrement dit, il a pris de court l’infortunée, qui s’était retrouvée sans défense.

 

Le balcon posé sur la mer (43-2) à Λέσβος. Le balcon de la poésie 1. Σαπφώ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’embrasement abîme la sensibilité de l’épiderme, mais aussi la netteté du regard. C’était comme si la fumée rendait confuse la perception visuelle.

La vue est touchée. L’ouïe, aussi. Comme si le conduit auditif était parasité par le crépitement des flammes !

Que peut-on espérer devant une telle dévastation ?

La quatrième strophe sapphique livre une vue d’ensemble et ouvre une perspective :

†έκαδε μ᾽ ἴδρως ψῦχρος κακχέεται†, τρόμος δὲ

παῖσαν ἄγρει, χλωροτέρα δὲ ποίας

ἔμμι, τεθνάκην δ᾽ ὀλίγω ᾽πιδεύσην

φαίνομ᾽ ἔμ᾽ αὔται.

 

En français :

sur moi la sueur se répand ; un tremblement

me saisit tout entière ; plus verte que l'herbe,

je suis ; presque morte,

je me semble à moi-même.

 

La présente strophe commence avec l’eau (ἴδρως) de la détresse, qui suinte à travers la peau puis inonde.

La transition entre la strophe précédente et cette quatrième strophe ne se fait plus sur le mode de l’accord, mais sur le mode de l’antithèse. Juste avant, c’était le feu avec les brûlures. Et maintenant, c’est la transpiration, avec la sensation de froid (ψῦχρος).

La succession des contraires, à défaut de juxtaposition, montre que le corps ne recherche plus du tout la cohérence, parce qu’il est en train de se désagréger.

En géologie, un tsunami va toujours de pair avec un séisme.

La quatrième strophe consacre son premier vers à l’irruption du tsunami et du séisme.

Dans les strophes précédentes, il y avait une localisation qui restreignait les dégâts à un organe ou à une fonction. Cette fois-ci, la description insiste sur l’envergure de la catastrophe : la dislocation se produit de manière généralisée. En conséquence, une panne générale est imminente. L’arrêt des fonctions vitales n’est plus une éventualité qui concerne un avenir lointain. La Mort, toute proche, commence à gagner du terrain en donnant une apparence morbide aux choses et aux êtres.

Nous voici donc ramenés à l’inévitable collision entre Έρως (l’Amour) et Θάνατος (la Mort).

En effet, la poétesse constate, non sans frayeur, qu’elle est devenue plus verte que l’herbe. Le teint verdâtre n’est jamais un signe de santé, surtout quand son constat précède immédiatement l’aveu : « Je me sens près de mourir ».

Mourir pour avoir voulu aimer ?

Mourir pour avoir osé aimer ?

Par cette interrogation, nous entrons de plain-pied dans la cinquième strophe sapphique, qui commence ainsi :

ἀλλὰ πὰν τόλματον ἐπεὶ †καὶ πένητα†

 

En français :

Mais il faut tout oser, puisque...

 

Là s’arrête le poème de Σαπφώ, car les historiens n’ont pas encore retrouvé la suite.

Cette conclusion, dont le caractère provisoire correspond à l’état actuel des recherches archéologiques, suffit néanmoins pour dire l’essentiel de l’enjeu.

« Il faut tout oser, c’est-à-dire ne pas craindre de prendre le risque », telle est l’exhortation de la poétesse.

La poésie de Σαπφώ est une poésie du courage.

La lucidité est une forme de courage. Les textes de Σαπφώ sont d’une lucidité renversante.

La compagnie de Σαπφώ conforte le Zeph dans la pratique de la lucidité.

Voici le Zeph à Μυτιλήνη :

 

Le balcon posé sur la mer (43-2) à Λέσβος. Le balcon de la poésie 1. Σαπφώ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il y a dans l’attention portée au reflet le désir de voir clair en soi, d’être lucide.

À Μυτιλήνη, la poupe du Zeph était orientée vers le septentrion. Le soleil se levait donc à bâbord. Voici le Zeph aux premières lueurs du matin :

 

Le balcon posé sur la mer (43-2) à Λέσβος. Le balcon de la poésie 1. Σαπφώ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les rayons de soleil, après avoir frappé l’eau devant le museau du Zeph, ont convergé vers le davier pour l’embellir avec la couleur rose, chère à Homère. C’est une démarche sapphique que de faire naître le désir en renouvelant l’éclairage.

Σαπφώ nous fascine aussi par son appétit de vivre. Nous nous félicitons d’avoir fait plus ample connaissance avec cette amoureuse de la vie, des mots, de la musique et de l’art.

Le Zeph aussi est amoureux de la vie et de l’art. L’art qu’il maîtrise le mieux est l’art culinaire. À la manière de Σαπφώ, il s’y consacre en étant précis et en affinant les éclairages. En l’honneur de la poétesse, il a préparé un poulet à l’ananas. Et comme il fallait tout oser, il a osé ajouter des cerises, pour marier l’acidité de celles-ci avec l’acidité de l’ananas :

 

Le balcon posé sur la mer (43-2) à Λέσβος. Le balcon de la poésie 1. Σαπφώ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Mais la poétesse qui recherche toujours la parfaite adéquation des mots avec la situation, aurait sans doute parlé de l’ananas au poulet plutôt que du poulet à l’ananas.

 

Le balcon posé sur la mer (43-2) à Λέσβος. Le balcon de la poésie 1. Σαπφώ

 

 

 

 

 

 

 

 

 

En tout cas, elle ne nous contredirait pas quand nous proclamons que l’appétit à vivre commence par l’appétit à table.

Le balcon posé sur la mer à Λέσβος était le balcon de la poésie qui célébrait le regard fascinant de la lucidité.

 

Le balcon posé sur la mer (43-2) à Λέσβος. Le balcon de la poésie 1. Σαπφώ

Tag(s) : #2024 La GRECE, #sporades du nord
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