Voici le Zeph à Λέσβος (transcription : Lesbos) :
Il était amarré dans la Marina Setur, qui offrait un accueil très satisfaisant tout pratiquant des prix fort raisonnables.
Au premier plan, était reconnaissable la bouée rouge de l’orin du Zeph.
À l’arrière-plan, vers la droite, au-dessus de la bôme portant l’inscription « Sirius », se dessinaient les créneaux de la Citadelle byzantine qui gardait la baie.
C’était sur cette Citadelle que se tenait la fête annoncée dans le titre de l’article.
La Citadelle byzantine était au Nord-Est de la Marina.
Une ligne droite imaginaire en provenance de la Citadelle byzantine et passant par le Zeph aboutirait à l’entrée de la Marina. Cette entrée était matérialisée par le lampadaire le plus à droite sur l’avant-dernière photo de l’article précédent : « Le balcon posé sur la mer (42) entre Χίος et Λέσβος ». Justement, devant l’entrée de la Marina, c’est-à-dire sous ce lampadaire, était installé un énorme panneau d’affichage qui détaillait le programme de la fête culturelle à la Citadelle.
Topographiquement, le lieu de la fête se trouvait sur une hauteur. Symboliquement, le chemin vers la fête était aussi celui de l’élévation de l’âme. En effet, le programme affiché à l’entrée de la Marina nous informait que ce ne serait pas une fête de la superficialité.
Du balcon posé sur la mer à Λέσβος, nous avions, visuellement, accès à l’invitation par voie d’affichage et au lieu de déroulement de la fête. Cette disposition spatiale était un augure qui nous incitait à chérir l’invitation, surtout lorsqu’elle était formulée explicitement par des mots extrêmement généreux. Voici les termes officiels, rédigés par la mairie de Λέσβος :
« Με μεγάλη χαρά, αγαπητοί συμπολίτες και επισκέπτες του τόπου μας, σας καλωσορίζουμε σε ένα ακόμα ‘Λεσβιακό Καλοκαίρι’. »
En français :
« Avec une grande joie, chers concitoyens et visiteurs de notre pays, nous vous souhaitons la bienvenue pour un nouvel ‘Été à Lesbos’. »
Ainsi, les personnes qui possédaient la nationalité grecque comme celles qui ne l’avaient pas mais qui se trouvaient seulement de passage étaient toutes conviées au festin culturel, sans distinction. L’hospitalité était présente à la fête. À Λέσβος, le ‘peuple’ était compris au sens large. Cette compréhension élargie faisait que la fête était une fête de l’hospitalité.
À la joie de la mairie, nous avons répondu par la nôtre, qui était grande aussi.
Nous voici donc prêts à suivre le captivant programme du concert inaugural de la saison :
La scène de la Citadelle nous a fait découvrir la diversité du peuple musicien.
La diversité était un formidable agrément grâce au dévouement des virtuoses en herbe.
Aux cordes pincées, le très jeune âge était impressionnant :
À l’archet, le doigté juvénile faisait monter la tristesse d’une complainte ou la douceur d’un espoir.
La sensibilité était une affaire de nature innée mais aussi de culture acquise.
L’éclat de la fête était la conséquence immédiate de la polyvalence des interprètes. Pour la tonalité de la modernité, la percussion était souveraine :
Là encore, un jeune talent bénéficiait de la confiance de tous pour livrer sa vision du relief sonore.
De tous les instruments, le plus apprécié est la voix humaine.
Il va de soi que ce principe était à l’œuvre pendant les réjouissances à la Citadelle byzantine.
La part de la musique vocale était en rapport avec la complexité de l’existence.
À Λέσβος, le jeune âge prenait très au sérieux la sublimation des problèmes par le chant. L’inspiration était si forte que certains interprètes chantaient avec leur partition délibérément fermée.
Parmi les événements qui ont un fort pouvoir émotionnel auprès de toutes les composantes du peuple, il y a la naissance d’un enfant.
Pour parler de cet événement important, une chanson, à la fois drôle et émouvante, a été écrite par l’un des compositeurs les plus populaires, qui était Μίκης Θεοδωράκης (transcription : Mikis Théodorakis). La chanson avait pour titre : « Μαργαρίτα Μαργαρώ » (transcription : Margarita Margarô).
« Μαργαρίτα » (transcription : Margarita) était le prénom de la fille que le compositeur venait d’avoir. Entre le père et sa fille, s’est développé un lien affectif extrêmement fort. La chanson célébrait la force et la beauté de cet amour paternel. Le visage des jeunes silhouettes féminines qui s’engageaient dans cet hymne était extraordinairement éloquent :
L’identification avec la chouchoute de la figure paternelle était flagrante.
Le père était si amoureux de sa fille qu’il lui disait :
"Μου ρίχνεις μεταξωτό σχοινί
Και κλειδωμένους μας βλέπει η νύχτα
Μας βλέπουν τ' άστρα κι η χαραυγή"
En français :
Tu me lances une corde de soie
Et la nuit nous voit enfermés
Les étoiles et l'aube nous voient
Manifestement, c’était un scénario shakespearien, qui se référait à la scène du balcon dans « Roméo et Juliette ». Μαργαρίτα serait dans la position de Juliette. Le rôle de Roméo serait tenu par le propre père de Μαργαρίτα.
Ce fol amour du compositeur pour sa fille bien-aimée ne pouvait pas laisser la mère de celle-ci insensible. La réaction maternelle n’était pas difficile à deviner. Plus le père s’entichait de sa fille, plus la mère se montrait opposée à cet engouement. La situation conflictuelle entre les deux parents poussait le père à se confier à sa fille en ces termes :
"Η μάνα σου είναι τρελή"
En français :
Ta mère est folle
Le père désapprouvait la désapprobation de la mère. Et pour cela, il prenait sa fille à témoin.
Comment le désaccord entre les deux parents est-il apparu sur scène ?
La photo suivante a été faite juste au moment où tout le monde chantait à tue-tête « Ta mère est folle » :
L’expressivité des visages féminins était fantastique. Les jeunes Grecques qui chantaient s’identifiaient complètement à la fille du compositeur. Elles jubilaient parce que l’interposition de la mère était décriée par le père, qui découvrait l’immense bonheur d’être père.
Sur la gauche, la photo montre l’échange jubilatoire entre deux regards et la totale complicité entre deux sourires. Mentalement, l’une des deux jeunes choristes disait à sa complice : « T’as vu comment il parle de sa femme ? » Et mentalement aussi, la complice donnait raison à la critique formulée par le père.
À ce stade de l’entretien, il n’est pas superflu de s’intéresser à la deuxième partie du titre de la chanson. D’abord, physiquement, à l’oreille, la similitude des sonorités entre « Μαργαρίτα » (transcription : Margarita) et « Μαργαρώ » (transcription : Margarô) est amusante. Mais cette similitude est aussi instructive parce qu’elle amène une parenté thématique. En effet, « Μαργαρώ » se termine par la voyelle « ώ », qui caractérise le verbe conjugué à l’indicatif présent et à la première personne du singulier. Autrement dit, le compositeur, qui est Mikis Théodorakis, fabrique un néologisme verbal à partir du prénom de sa fille, qui vient de naître.
Dans le même état d’esprit, on peut lire, dans une BD, que « quelqu’un est en train de « Schtroumpfer le Schtroumpf ».
Avec la créativité des Schtroumpfs, Mikis Théodorakis a mis en circulation le verbe « Μαργαρώ »
pour dire avec insistance et fierté que c’est lui qui a créé la « Margarita ».
Donc « Μαργαρίτα Μαργαρώ » pourrait signifier « Margarita que j’ai fabriquée comme telle ».
Le néologisme crée l’image d’un cordon ombilical entre le père et sa fille. La justification d’un lien affectif très fort passe par un schéma organique.
Parcouru en sens inverse, c’est-à-dire de l’enfant vers le père, ce cordon ombilical devient « la corde de soie » mentionnée ci-dessus. « La corde de soie » traduit la réciprocité de l’amour passionnel qui existait entre le compositeur et sa fille.
Après cette analyse grammaticale, revenons maintenant à la prestation sur scène.
La façon dont les jeunes choristes faisaient corps avec le texte qu’ils chantaient était remarquable !
C’était une magnifique fête pour l’esprit.
Le dévouement physique était aussi extraordinaire que le talent artistique. Regardez cet émouvant portrait :
L’un des jeunes interprètes portait une écharpe de bras. Le bras gauche avait un souci mécanique. La guérison n’était pas encore totale, mais cela n’entravait pas la participation à la performance chorale.
Une telle apparition serait plutôt rare dans l’Extrême-Occident, dont fait partie l’Hexagone. Car l’esthétique de l’Extrême-Occident recherche ce qui est parfaitement lisse, c’est-à-dire sans heurt et sans blessure. Mais la fête qui se donnait à la Citadelle byzantine trouvait sa raison d’être dans l’éthique, qui était celle de l’inclusion. À Λέσβος, l’esthétique était subordonnée à l’éthique, et non le contraire !
C’est ainsi que toutes les âmes en peine avaient, elles aussi, le droit de participer à la fête et de vivre l’ambiance festive. Car à Λέσβος, le peuple, c’étaient les personnes qui étaient bien portantes comme celles qui étaient en souffrance.
Dans cette seconde catégorie, il y avait des femmes et des hommes qui parlaient le grec et qui habitaient l’île où jadis Aphrodite a vu le jour. Cette île est Chypre, qui a été envahie le 20 juillet 1974 par les descendants des Ottomans.
Or le concert inaugural dont il est question dans cet article avait lieu le 25 juillet 2024. C’était presque jour pour jour, le cinquantième anniversaire d’une déchirure. Depuis un demi-siècle, la plaie ne s’est pas refermée. Depuis un demi-siècle, la douleur reste vive. Le chant de la souffrance, qui est intarissable, a trouvé à Λέσβος des oreilles attentives, des cœurs compatissants et des bras solidaires.
À l’image du jeune choriste qui chantait avec son écharpe de bras, Chypre, meurtrie et inconsolable, chantait sur la scène de Λέσβος, la vie, faite d’humiliation et d’espoir.
À la Citadelle byzantine, le premier chant entonné par Chypre commençait par ses termes :
Στο περιγιάλι το κρυφό
Sur le rivage, [qui est] caché
Le poème possédait un pouvoir attractif énorme dès le premier vers, grâce à l’adjectif κρυφό (caché), qui termine celui-ci. « Caché » aux yeux de la foule, mais non aux yeux du narrateur, qui s’apprêtait donc à faire une révélation. Le lecteur ou le spectateur, promu au rang des initiés, ne pouvait qu’en être flatté. Le suspense et l’impatience qui en découlait était savamment produit et entretenu.
Dans la langue française, l’effet psychologique équivalent serait créé par un texte qui fait miroiter « la petite crique ». Avec le sous-entendu que l’adjectif « petit/petite » signifie « bien dissimulé(e) », ce qui rejoint le terme grec κρυφό (caché).
Après ce premier appât, il y en avait un autre, qui venait tout de suite après. En effet, voici le deuxième vers :
Κι άσπρο σαν περιστέρι
Et blanc comme une colombe
« blanc », c’est-à-dire éclatant de blancheur. D’où l’éblouissement.
« blanc », c’est-à-dire exempt d’impureté. D’où l’immédiateté de la fascination.
En plus, cette vision magique avait une finalité : à travers la pureté, l’œil voyait la paix, qui était incarnée par la colombe.
Les deux premiers vers attiraient donc le spectateur vers un décor de rêve, dont la quiétude semblait être la promesse que tous les vœux seraient exaucés.
Qu’y avait-il après cette séduisante introduction ?
Voici le troisième vers :
Διψάσαμε το μεσημέρι
Nous avons eu soif à midi
Il s’agissait d’un besoin biologique. Tout le monde comprend qu’il puisse se présenter, même sur ce rivage « caché et blanc ». Pourquoi le poète s’est-il mis à parler d’une chose aussi naturelle ?
Parce qu’un drame commençait à pointer le bout de son nez, dans le vers suivant, qui était la quatrième.
Voici le quatrième vers :
Μα το νερό γλυφό
Mais l'eau est saumâtre
Autrement dit, il n’y avait pas d’eau douce sur place. Au lieu de dire brutalement que l’eau disponible était imbuvable, le poète a préféré dire qu’il y avait encore un peu de sel dans l’eau que la Nature offrait en cet endroit. L’adverbe « Mα » (mais) au début du vers exprimait la contrariété. Certes la déception était tangible dans le ton, mais la délicatesse avec laquelle la teneur en sel était décrite montrait qu’aucune révolte ne grondait.
Ce raté avec l’élément aqueux était suivi par un autre fait où la mer intervenait encore.
Voici les deux vers qui décrivaient la nouvelle péripétie :
Πάνω στην άμμο την ξανθή
Sur le sable de blondeur,
Γράψαμε τ'όνομά της
Nous avons écrit son nom
Le geste était courant, presque banal. Tout le monde était tenté de laisser une empreinte dans le sable mouillé.
L’adjectif possessif, qui termine le deuxième vers, indique que le possesseur est au féminin. Par conséquent, « son nom» tient lieu et place de « son nom à elle ».
La grammaire fait surgir un personnage féminin. Il y a de fortes chances pour que ce personnage féminin soit la muse du poète. Mais l’on n’en saura pas plus de cette bien-aimée.
Par contre, le texte s’attarde sur le devenir du nom écrit sur le sable. Voici la suite du récit :
Ωραία που φύσηξε ο μπάτης
C'est très bien que la brise marine ait soufflé
Και σβήτηκε η γραφή
Et que l'écriture ait été effacée
La brise marine a poussé les vagues ou fait rouler les grains de quartz. Et progressivement les sillons dessinés se sont comblés. La chose était anodine. Le spectacle était presque sans intérêt, sauf pour le poète qui a réagi en employant un superlatif : « Ωραία ».
Quand un Grec est très content d’une situation, il s’exclame en disant « Ωραία ! ». En français : « C’est super ! »
Donc, le poète se félicitait, apparemment, que l’écriture du nom, qui était un geste d’amour, disparaisse à cause des forces insouciantes de la Nature. Nous disons « apparemment », car dans la circonstance présente, l’adverbe « Ωραία » ne véhicule pas véritablement la joie mais la tristesse. Il est clair que pour se protéger et pour ne pas trop souffrir, le poète pratique de l’ironie. En termes plus explicites, la souffrance s’étale dans les vers qui suivent immédiatement.
Με τι καρδιά, με τι πνοή,
Avec quel cœur, avec quel souffle,
τι πόθους και τι πάθος
quels désirs et quelle passion
πήραμε την ζωή μας.• λάθος !
Nous avons pris [en main] nos vies.• Erreur !
Dans ces vers qui décrivent une rétrospective, est palpable l’amertume causée par une illusion perdue. C’est donc l’ironie et non l’enthousiasme qui a dicté l’emploi du superlatif « Ωραία » (C’est super !).
La description de l’engagement qui reflète la confiance occupe presque la totalité des trois vers précédents. Seul le dernier mot (Erreur !) ne fait pas partie de cette description car il a pour mission de condenser, à lui seul, le constat d’échec.
L’écriture évanescente sur le sable est une évocation de la disparition d’un mode de vie.
La force qui a causé l’effacement du mot écrit sur le sable vient de la mer. De même, l’intégrité territoriale de Chypre s’évanouit à cause d’un danger qui est venu de la mer et qui a été enfanté par l’impérialisme ottoman.
Le poème, chanté en chœur, se termine par ce vers très émouvant :
κι αλλάξαμε ζωή
et nous avons changé de vie
Ce vers émeut terriblement parce qu’il renferme à la fois l’indignation et la résignation.
Voici les visages qui chantaient l’effacement de la paix sur l’île qui avait vu la naissance d’Aphrodite :
La douleur répandait l’affliction sur les lèvres, brouillait le regard, alourdissait les paupières, fronçait les sourcils. Elle pouvait devenir insoutenable : alors la résignation cédait la place à la colère, comme c’était le cas en haut et à droite de la photo.
Est-il possible que la souffrance soit un sujet de fête ? La réponse est clairement négative.
Par contre, le traitement de la souffrance peut être un motif pour se réjouir. Car il fait éclore la fête de l’empathie, de la compassion et de la fraternité.
Après avoir chanté comment le revers de l’Histoire l’a contraint à renoncer aux droits les plus naturels, le peuple grec à Chypre a emprunté le chemin de l’optimisme grâce à l’énorme talent de Μίκης Θεοδωράκης, le compositeur le plus populaire de la Grèce moderne.
Voici le refrain du deuxième chant entonné par Chypre au Château byzantin :
Θε μου Πρωτομάστορα μέσα στης πασχαλιές και Συ
Mon Dieu et Maître-Bâtisseur, au milieu des lilas Toi aussi tu es là
Θε μου Πρωτομάστορα μύρισες την Ανάσταση
Mon Dieu et Maître-Bâtisseur, Tu répands la fragrance de la Résurrection.
Le lilas porte une double signification : il évoque à la fois la saison du renouveau et le temps de la Résurrection. Voici les visages qui reflétaient la détermination de se saisir de ce double espoir :
Une douce lumière illuminait les choristes, qui entrevoyaient le retour de la paix.
Le cou était tendu pendant que la tête était légèrement rejetée en arrière, pour que la gorge d’où s’échappaient les sonorités de l’espoir reçoive pleinement la bénédiction qui venait d’en haut.
Initialement, le chant auquel appartenait ce refrain évoquait les souffrances causées par l’occupation allemande. La transposition au contexte chypriote ne pose aucun problème. L’île d’Aphrodite subit la même humiliation quand elle est envahie par une résurgence de l’empire ottoman.
La fête au Château byzantin était une fête de la parole libérée, cathartique et mémorielle.
Le savoir que la Grèce a légué à l’humanité toute entière est un héritage de lucidité. Par conséquent, il était tout naturel que la fête au Château byzantin soit aussi une fête de la lucidité. Et la lucidité exhibait l’inconfort de la phase transitoire entre la perte de l’intégrité territoriale et le recouvrement dc celle-ci. Voici le refrain qui évoquait ce mal-être :
Βράχο βράχο τον καημό μου
τον μετράω και πονώ
κι είναι το παράπονό μου
πότε μάνα θα σε δω
[De] rocher [en] rocher, ma misère
je la mesure et j’ai mal
et c'est ma plainte
quand maman je te verrai
La route de l’exil, qui s’étire de rocher en rocher, de promontoire en promontoire et d’île en île est une route douloureuse. Le réfugié aspire à retrouver du réconfort et il sait que seul le giron maternel pourra lui offrir cette douce consolation.
Regardez comme la douleur de l’entre-deux modelait le visage des choristes :
Aucun des muscles qui le composaient n’était détendu. En même temps, les larmes affleuraient chez tout le monde.
Le compositeur a créé cette chanson en rapport avec son exil sur l’île appelée Άγιος Ευστράτιος (transcription : Ayios Evstratios). Il parlait, en connaissance de cause, de la déprime de la personne exilée. À présent, cette cruauté de l’existence est chantée de manière splendide sur la scène artistique de Λέσβος. Le génie de la Grèce est là : dans la convocation du beau, même au sujet d’un deuil, non pas dans le deuil lui-même, qui est morbide, donc laid, mais dans la lecture de ce malheur et dans la restitution de celui-ci
Après avoir parlé du destin national, Chypre s’est penchée sur le microcosme de la famille.
L’apothéose du programme festif était bâtie sur les problématiques de l’intimité. En effet, il existait un sujet qui passionnait toutes les composantes du peuple : il s’agissait de la relation amoureuse. Comment ce thème, où tout le monde se reconnaissait, a-t-il été abordé par la scène culturelle à Λέσβος ? Le traitement adopté témoignait d’une très grande ingéniosité.
Le chant d’amour commençait en ces termes :
Τζι’ αν αρρωστήσω μάνα μου
θέλω να μηνύσω
να ‘ρτεις τριανταφυλλένη μου
να σε αποσιαιρετίσω
En français :
Oui, si je tombe malade, ma chérie
je veux te demander
de venir, ma rose,
pour que je te dise adieu
Le premier vers parle d’un problème de santé, qui se révèle très grave, puisqu’il est question, à la fin de la strophe, d’une séparation définitive et irréversible. L’auteur de ces vers, c’est-à-dire le poète, se trouve donc au seuil de la mort. Cependant l’intérêt du discours poétique ne réside pas dans le compte rendu de la panne biologique, mais dans le récit de l’impact de celle-ci sur le sentiment amoureux, incarné par la rose.
Depuis l’Antiquité, la Grèce ne cesse de tisser des liens inextricables entre Έρως (en français : l’Amour) et Θάνατος (en français : la Mort).
Dans le cas présent, c’est le poète qui agonise. Son ultime vœu est de retrouver sa bien-aimée, à qui il adresse cette demande :
βάστα με στην αγκάλη σου
ώσπου να φκει η ψυσιή μου.
En français :
Retiens-moi dans ton câlin
jusqu'à ce que mon âme se consume.
Le verbe qui formule l’objet de la demande faite par le poète est βαστώ, dont l’impératif est βάστα. Dans un premier temps, il désigne une étreinte qui produit l’immobilité, tout en évoquant une présence protectrice. Voici un exemple de cette utilisation : τον βάσταγε από το χέρι (en français : il/elle le tenait par la main).
Mais ce verbe peut aussi suggérer que la fixité de la position est obtenue par la résistance à une force centrifuge. Dans ce cas, la dynamique impliquée incite à employer le terme ‘retenir’ plutôt que le mot ‘tenir’, pour traduire l’antagonisme des forces. Ainsi, « τον βαστάγανε τρεις να μην ορμήξει στον αντίπαλό του » donnerait en français : « ils étaient trois à le retenir pour qu’il ne se précipite pas sur son adversaire ».
C’est cette deuxième compréhension qui s’appliquerait au poème sur la rose.
Il s’agit de sauver, à deux, grâce au câlin, l’instant présent, au fur et à mesure que celui-ci émerge. L’objectif est à la fois modeste et ambitieux. La lucidité n’interdit pas l’espoir tandis que l’espoir n’entrave pas la lucidité. On sait que la fin tragique aura lieu, mais on lutte pour retarder l’ultime échéance. L’adverbe « ώσπου » (en français : jusqu’à), qui sert d’articulation entre les deux vers, exprime la force mentale que génère le refus d’abdiquer et qui stimule en retour les dernières ressources de l’organisme.
Il y a entre ces deux vers une tension dramatique qui rend extrêmement poignante la lutte contre le destin.
Le poème énonce de manière hautement intelligible la dernière requête de l’homme amoureux. Le texte, mis en musique selon la sensibilité chypriote, a été présenté au Festival du Château byzantin d’une manière très originale. En effet, la mise en scène confiait aux voix féminines la parole articulée tandis que les voix masculines ne produisaient qu’une ligne mélodique avec seulement la première lettre de l’alphabet. L’appel au secours n’était donc pas perçu au niveau de la source émettrice mais au niveau de la réception du message : cette répartition des rôles signifiait que le transfert de celui-ci était réussi. Cette remarque concernait l’aspect technique de la communicabilité. Une deuxième remarque est à formuler au sujet de la définition de la contribution du féminin face à la contribution du masculin. Les voix féminines transmettaient l’énergie salvatrice d’une sorte d’accusé de réception et tentaient ainsi de lutter contre l’irréversible en retardant l’ultime échéance. Pendant ce temps, les voix masculines offraient le chant de l’atonie. Voici le chant de l’atonie, qui émanait des gosiers de l’agonie :
Ce chant de l’atonie préfigurait le linceul.
Quelle subtilité dans la mise en scène, qui faisait la part belle au contrepoint, sans verser dans le contresens !
Un artiste a même fait le lien entre la dramaturgie de ce chant de la Grèce chypriote et le théâtre shakespearien, plus particulièrement quand Juliette qui émerge d’un coma stratégique, retrouve Roméo qui vient d’être emporté par un sommeil sans retour, à cause d’un poison qui n’a pas simulé sa nocivité.
L’amour contrarié puis brisé était un thème universel. Sur l’île de Λέσβος, son évocation avait le cachet de l’intemporel.
Quand l’intemporel s’unissait à l’universel d’une façon aussi merveilleuse, c’était assurément du très grand art !
Et ce très grand art était en libre accès auprès de tous, sans exception.
Ainsi Λέσβος offrait au peuple une fête qui nourrissait l’âme à la fois avec raffinement et avec générosité.
N’en déduisez surtout pas que les cinq sens de l’enveloppe corporelle étaient oubliés. Loin de là ! Eux aussi participaient à la fête, à leurs manières.
En effet, avant de monter au Château byzantin, c’était le Capitaine qui a pris l’initiative de nous faire à manger. L’esprit de la complémentarité, qui était l’esprit de la fête à Λέσβος incitait déjà à échanger les rôles pour profiter des talents de tout le monde.
Voici ce qui est sorti de l’inspiration du Capitaine, qui s’autoproclamait cordon bleu ce jour-là :
Le rustique et l’élaboré se tenaient compagnie. Les champignons crus faisaient partie de ce qui était rustique. La sauce aigre-douce au gingembre faisait partie de ce qui était élaboré.
La fraîcheur des crudités annonçait l’effet rafraîchissant du programme culturel.
Après le concert, nous avons prolongé l’ambiance de la fête en adoptant le geste le plus populaire de la soirée, qui était celui de savourer un cornet de glace en flânant sur les quais illuminés :
L’esprit de la fête encourageait la mutualisation des compétences et le partage des joies.
Nous étions enchantés de nous être immergés dans l’âme du peuple.
Le balcon posé sur la mer à Λέσβος était le balcon des forces inclusives.