Au moment où la muse du Bellatrix a pris notre amarre pour l'attacher au quai du port municipal de Kίμωλος (transcription : Kimolos), la parole suivante s'est échappée de sa bouche :
« Mais je vous connais ! »
Après quelques secondes de cogitation accélérée, le mousse s'est écrié : « Nίσηρος ! (transcription : Nisiros) »
En effet, cette scène est revenue dans l'esprit du mousse :
Le Capitaine du Zeph se tenait devant le Bellatrix, qui montrait sur son flanc droit l'immatriculation TS3153D. Le pavillon italien, qui se voyait vers le milieu de l'armature à l'arrière du bimini, se déployait dans le vent.
À bâbord du Bellatrix, une silhouette élancée et lumineuse s'est placée à l'avant-poste. C'était la muse du Bellatrix. À sa gauche, un corps masculin se pliait pour essayer de protéger le flanc gauche du Bellatrix. L'homme courbé était le capitaine du Bellatrix.
La violence du vent qui poussait le bateau de la témérité contre le Bellatrix se voyait dans les deux pavillons qui claquaient avec frénésie.
C'était le 10 juin 2022 à Nίσηρος.
Deux ans après, le Zeph était accueilli par le Bellatrix, à Kίμωλος.
Quel fantastique hasard !
Effectivement, ce hasard faisait trop bien les choses. Car le jour où le Zeph est revenu à Kίμωλος, tout le quai de la plaisance était dédié aux retrouvailles avec le Bellatrix. En effet, à ce moment-là, il n'y avait que le Bellatrix et le Zeph dans le port municipal. Tout s'est passé comme s'il y avait eu une sanctuarisation de l'espace des retrouvailles, comme si celles-ci devaient apporter au Zeph, et seulement au Zeph, quelque chose d'absolument essentiel.
Comme au temps des Anciens, la topographie du jour où le Zeph est arrivé à Kίμωλος était une augure.
Une nouvelle augure a été donnée le lendemain, par la configuration spatiale.
Voici cette configuration :
Sur la gauche de la photo, le Zeph était reconnaissable grâce à la bouée rouge de l'orin, laquelle bouée était suspendue à la poupe, et aussi grâce aux deux paquets de cordage devant le mât : l'un, rouge foncé, et l'autre, vert clair.
Sur la droite de la photo, un camion était garé sur le quai. Le véhicule portait l'inscription : ΜEΤΑΦΟΡΙΚΗ ΚΙΜOΛΟΥ (en français : TRANSPORT DE KIMOLOS)
Le camion attendait l'arrivée d'un ferry, dont l'un des points d'amarrage était la bitte qui apparaissait à l'extrémité du quai, entre le Zeph et le camion.
Le mousse guettait aussi l'arrivée du ferry, pour filmer le va-et-vient qui lui rappellerait l'époque où il avait embarqué ou débarqué avec son sac à dos. Pour avoir comme premier plan l'ensemble des bittes d'amarrage du ferry, le mousse s'est installé sous le camion, à proximité du cric de levage. Cette position insolite du mousse a intrigué la muse et le capitaine du Bellatrix, qui se sont approchés du preneur d'images, non sans avoir, au préalable, pris quelques précautions.
La muse et le capitaine du Bellatrix venaient de la gauche de la photo et passaient donc devant le Zeph. Ils ont alors demandé au Capitaine du Zeph si le mousse était en train de filmer.
Ces égards évitaient à leur approche d'être intrusive.
Celle-ci s'est poursuivie à pas feutrés.
Patiemment et silencieusement, la muse et le capitaine du Bellatrix ont attendu que le mousse ait fini de filmer le ferry. Avec beaucoup de sincérité, ils se sont intéressés à la motivation du mousse, qui leur confiait que les images engrangées, fixes ou animées, étaient comme une sorte de miroir.
Le mot « miroir » employé par le mousse a marqué le capitaine du Bellatrix.
La tournure intimiste de la conversation a beaucoup plu à tout le monde.
Ému, le mousse a proposé à la muse et au capitaine du Bellatrix de venir à bord du Zeph dans la soirée pour regarder les photos du 10 juin 2022 à Nίσηρος. Ce serait aussi l'occasion de partager ensemble le riz qui restait du repas de la pause méridienne.
Avec joie, la muse et le capitaine du Bellatrix ont accepté l'invitation du mousse, qui a promis, pour les rassurer, la simplicité.
Le mousse a respecté au pied de la lettre le critère de la simplicité.
Et pour lui, cela s'est spontanément traduit par l'abstention de tout apport protéique et lipidique en provenance de la vie animale.
Qui lui a inspiré une telle compréhension de la simplicité ?
La réponse à cette question ne serait accessible qu'à la fin de la soirée.
Dans les faits, la simplicité n'excluait pas une architecture dans le menu, ni une composition qui suivait le rythme ternaire dans le savoir-vivre à la française.
Il y avait donc un prologue, qui précédait le riz promis. Ce prologue était entièrement fait de crudités :
Le concombre était taillé en lanières puis roulé pour former des cylindres qui recevraient les filaments de chou blanc. L'ocre du gingembre effectuait la liaison chromatique et gustative entre les légumes de la blancheur et la betterave au teint empourpré.
L'enchantement de nos invités était immédiat et intense :
Après le prologue, c'était au riz d'entrer en scène :
Le riz était seulement agrémenté par des morceaux de patate douce et des rondelles de poivron vert. L'amertume du poivron vert servait de contrepoint à la saveur sucrée de la patate douce, selon le principe ayurvédique.
Le plaisir de la table rendait l'échange fécond.
Nous apprenions que nos invités connaissaient très bien la lagune vénitienne, en toutes saisons. Nous avons sollicité leurs avis concernant un éventuel hivernage du Zeph à Venise. L'avertissement que nous avons alors reçu était sans ambiguïté : il nous mettait en garde contre la terrible morsure du froid hivernal pour le corps humain, mais aussi contre l'extrême nocivité des eaux de la lagune pour la coque des bateaux.
Le Bellatrix partageait son expérience avec franchise et générosité.
Le Zeph recevait les précieuses informations avec une grande gratitude.
Après le riz, le mousse a servi, en guise d'épilogue, des pommes rôties.
Le capitaine du Bellatrix a tout de suite dit que c'était l'un des desserts favoris de sa muse. À ce stade, la coïncidence était déjà spectaculaire. Mais une autre coïncidence l'a coiffée, tout de suite après. En effet, nous apprenions à ce moment-là que la muse du Bellatrix évitait tout aliment qui avait un lien avec la vie animale. Et le mousse avait préparé ce dessert sans recourir à aucune substance en provenance de la vie animale.
Ces deux coïncidences, qui étaient faramineuses, nous ont tous fait éclater de rire.
Y avait-il une explication à cette double coïncidence ?
Et le capitaine du Bellatrix de s'exclamer joyeusement : « La fortuna ! »
Oui, « la fortune ! ». C'est-à-dire la chance.
Comme dans « la fortune nous a souri. »
Le Zeph avait la chance inestimable de bénéficier de la présence de deux messagers de la Providence. Le plus important de ces deux messagers semblait être le personnage féminin, parce que c'était la muse du Bellatrix qui nous avait mis en garde contre les pièges de la Sérénissime.
Et justement, le menu du soir a été préparé en harmonie avec les vœux de la muse du Bellatrix, malgré que ceux-ci soient jusque là inexprimés.
La sublime révélation de la « fortuna » nous a tous émerveillés.
Soulevé par l'enthousiasme, le mousse a voulu rendre conscient ce qui avait été inconscient. Aussi a-t-il proposé aux invités de revenir le lendemain, pour un menu de la diversité.
Enthousiasmés aussi, la muse et le capitaine du Bellatrix ont accepté, sans faire de manières, l'invitation amicale.
Le lendemain était donc un jour d'intense cogitation pour le mousse, avant de mettre la main à la pâte.
Dans l'attente que le balcon posé sur la mer retrouve sa fonction festive, le Capitaine a proposé une balade dans les environs du port. La récréation nous a conduits vers de jolis balcons qui s'ouvraient sur la mer. Voici l'un d'eux, situé au Nord-Est du port municipal :
Nous étions sur une terrasse cycladique. Sur la photo, la terre était à gauche et la mer, à droite. Du côté de la mer, on pouvait contempler un groupe d'îlots, qui paradaient avec leur blancheur :
Le teint éclatant de la roche et la limpidité de l'eau formaient un couple dont le pouvoir de séduction était toujours irrésistible.
Le groupe d'îlots s'appelait Pευματονήσια.
Au moment de la photo, nous avions le regard tourné vers la crique que voici :
La pureté de l'eau donnait l'impression que la pesanteur n'existait plus, ni par rapport à la physique, ni par rapport à la métaphysique.
Après la ballade, fort agréable et divertissante, le mousse s'est occupé de la convivialité du balcon posé sur la mer.
Le mousse était fasciné par le langage de la vérité que tenaient la muse et le capitaine du Bellatrix. Il y avait dans leurs propos de l'objectivité, de l'expérience, du pragmatisme, et jamais de narcissisme, ni de fanfaronnade. C'était des propos d'amis.
Le double menu de la soirée n'était qu'une manière de dire merci au Bellatrix et à la « fortuna ».
Le plat de la muse du Bellatrix comportait une fleur centrale, avec deux couches de pétales. Les pétales inférieurs étaient faits avec des rondelles de pomme de terre tandis ceux du dessus étaient découpés dans l'aubergine.
L'apport en protéines était assuré par les lentilles qui étaient disposées dans deux moitiés de poivron. Pour la palette de couleurs, une moitié était verte et l'autre moitié, jaune.
Ces moitiés de poivron évoquaient les annexes qui permettaient d'aller à terre.
Deux autres moitiés de poivron s'ajoutaient aux précédentes pour encadrer la fleur centrale. Ces deux dernières moitiés avaient une forme allongée, qui pourrait faire penser à la pirogue.
Il y avait la pirogue les fruits rouges :
La pêche et les cerises étaient rôties à feu très, très doux pour qu'en définitive la texture al dente soit préservée.
Pour des raisons de symétrie, une seconde pirogue était disposée de l'autre côté de l'assiette :
Cette seconde pirogue avait pour mission d'arborer la couleur de la chlorophylle. La courgette et le raisin blanc s'y employaient tout en veillant à ce que leur chair reste divinement al dente.
Passons maintenant à l'assiette prévue pour le capitaine du Bellatrix. La veille, le Capitaine du Zeph avait vanté à son collègue les délices de la saucisse de Mύκονoς (transcription : Mykonos). Cohérence oblige, l'élément central de l'assiette de ce soir, pour le capitaine du Bellatrix, était donc une saucisse de Mύκονoς, bien grillée. Celle-ci était aussi accompagnée par la pirogue aux fruits rouges :
Pour encore des raisons de symétrie, de l'autre côté de l'assiette, devait figurer une seconde pirogue, qui était celle de la chlorophylle exhibée.
L'assiette prévue pour le capitaine du Belletrix servait de modèle à celles du mousse et du Capitaine du Zeph.
Nous étions heureux de nous retrouver ensemble tous les quatre.
Et c'était grâce à ce bonheur sans fard et sans simulacre que la route de l'Antolie s'est mise à s'ouvrir pour le Zeph.
Toute l'inquiétude qui s'était acharnée à obstruer, aux yeux du Zeph, cette route maritime et qui avait été générée par les précédents comptes-rendus, entachés de maladresse, d'incomplétude, voire de désinvolture, s'est volatilisée grâce aux précisions et aux encouragements de la muse du Bellatrix.
Le savoir du Bellatrix change véritablement l'avenir du Zeph : ce n'est pas peu dire !
La compagnie du Bellatrix n'était pas celle de la futilité, mais de l'édification.
Voici la photo-souvenir du nouvel espace de liberté que le Bellatrix venait d'offrir au Zeph :
La conscience du mousse lui recommande de souffler à nos chers lecteurs que cette photo n'était nullement une réplique du précédent portrait à quatre.
Entre les deux prises de vue, il existe une différence de taille, malgré la similitude des décors.
Avez-vu où se trouve la différence ?
Regardez la position des personnages.
La muse du Bellatrix, qui s'était installée à une extrémité de la rangée dans le premier portrait de groupe, s'est intercalée entre le mousse du Zeph et le capitaine du Bellatrix pour le second selfie.
C'était la muse du Bellatrix qui avait pris cette initiative du déplacement, juste avant le déclenchement du selfie.
La muse du Bellatrix était la fée de l'oxygène nouveau. Elle amenait de l'oxygène nouveau pour la navigation du Zeph. Et elle amenait aussi de l'oxygène nouveau pour le portrait de l'amitié.
Qui a placé dans le sillage de Nίσηρος l'actuel balcon posé sur la mer à Kίμωλος ?
Dans cette succession d'événements, apparemment fortuits, mais qui, en réalité, ne l'étaient pas du tout, sur quoi avions-nous la main ? Sur rien du tout.
Cela faisait déjà quatre jours que le Bellatrix était là. Il aurait pu s'en aller, comme ses voisins, le jour de notre arrivée. Dans ce cas-là, le Zeph n'aurait pas eu les précieuses informations sur l'extrême rigueur de l'hiver vénitien et sur le grand danger que représentait l'insalubrité des eaux de la lagune par rapport à la santé de la coque.
Le Bellatrix aurait pu partir juste après avoir vu les photos du 10 juin 2022 à Nίσηρος. Dans ce cas-là, la route de l'Anatolie serait restée obstruée pour le Zeph jusqu'à des temps indéfinis !
La navigation n'a pas pour fonction de nous étourdir. Sa véritable raison d'être est de nous faire grandir en sagesse.
L'expérience accumulée par le Bellatrix nous a aidés à prendre de sages décisions.
Le Bellatrix nous a rappelé que la poésie de la vie en mer ne s'obtenait pas en privilégiant le romantisme au détriment du pragmatisme, mais en laissant le καιρός orchestrer le subtil équilibre entre le rêve et la réalité.
La navigation n'a de sens que si elle est nourrie par la mémoire. Et la mémoire, c'est le souvenir, non pas des performances sur les cadrans, digitaux ou pas, mais de la rencontre avec d'autres consciences humaines.
Avec gratitude, nous prenions conscience que la fortuna était notre alliée à Kίμωλος.
La muse du Bellatrix et son capitaine étaient les messagers de cette bellissima fortuna (en français : très belle chance).
Le balcon posé sur la mer à Kίμωλος était le balcon de la fortuna meravigliosa (en français : chance merveilleuse) !