À l’heure du départ, la répartition des tâches confiait au mousse la responsabilité de l’ordre intérieur et au Capitaine celle du rangement extérieur.
Le mousse devait coucher l’écran de télévision, rassembler dans l’évier tous les verres disséminés à droite et à gauche, fixer les barres de rétention au-dessus de la cuisinière pour que la petite casserole et le wok n’aient pas la tentation de valser.
Quant au Capitaine, il avait la charge des amarres. C’était lui qui décidait de la chronologie de leur enlèvement. Il arrivait qu’il demandait au mousse de lui donner un coup de main. Mais très, très souvent, il optait pour une autonomie complète.
Voici le Capitaine qui venait d’enlever l’amarre à l’avant et qui était en train de la ramener au cockpit :
Le bras droit soulevait le cordage alourdi par les énormes anneaux métalliques qui avaient assuré la solidité du lien avec la terre ferme. Pour trouver son équilibre dans la dynamique de la marche, le corps produisait spontanément un déhanchement.
La photo ne montre pas la pénibilité de l’effort, mais l’élégance d’un pas de danse.
Libéré de toute attache avec la terre ferme, le Zeph s’est dirigé vers la sortie de la marina :
Le Capitaine levait le regard pour voir par-dessus les bateaux amarrés l’état de la mer.
L’accalmie annoncée semblait se confirmait.
L’espoir d’une route carrossable était fondé.
Le visage du Capitaine, qui reflétait l’optimisme, ne montrait aucun muscle contracté.
Avec la jambe gauche surélevée, un léger déhanchement accompagnait la tenue de la roue du gouvernail.
Avant de quitter définitivement la marina, le Capitaine a dit au revoir à un bateau hollandais qui se trouvait aux avant-postes :
Le sourire de la civilité était de mise pour accompagner la salutation fraternelle.
Mais ce sourire exprimait surtout un autre contentement, celui d’un cœur où dansait la joie de reprendre la mer.
L’on s’intéresse volontiers à autrui quand on se sent bien avec soi-même.
Le Hollandais s’apprêtait à s’affranchir, lui aussi, de son quai.
La salutation exprimait alors un vœu de réussite pour les deux navigations : celle du Zeph et celle du bateau hollandais.
Le bras droit levé en signe d’amitié annonçait un mouvement ascensionnel, qui a fini par se produire. Voici le résultat de cette ascension :
Le Capitaine conduisait le Zeph en restant debout sur la banquette du cockpit !
La position était, pour le moins, singulière. C’était un signe d’aisance, de bien-être, d’épanouissement.
Aisance quant au côté technique de la manœuvre.
Bien-être grâce à l’absence de stress.
Épanouissement en raison de la dilatation euphorique de l’existence.
Qu’est-ce qui était à l’origine de cette euphorie magique ? Les retrouvailles avec la mer !
En plus de la position, quelque chose d’autre méritait d’être remarqué : c’était la joie, sincère et intense, qui illuminait le visage du Capitaine.
Dans cette photo, il existait une troisième chose qui était encore plus remarquable que les deux précédentes. Regardez les pieds du Capitaine. D’aucuns y verraient ce que les professionnels de la danse classique appellent « la quatrième position », codifiée par Pierre Beauchamp, maître de ballet au temps de Louis XIV.
Le Capitaine avait un corps dansant qui l’élevait progressivement en altitude.
À ce stade, il n’est pas inintéressant d’examiner la déclaration faite par un génie de la danse dans le septième art. Voici cette déclaration :
“Jeune, j'aimais courir, sauter, faire des bonds et cabrioles... On ne peut danser sans cet amour de l'espace...”
Cette déclaration était de Gene Kelly.
Le célèbre danseur, connu pour ses performances époustouflantes dans le film musical “Singin' in the Rain” (Chantons sous la pluie), disait que le fondement de la danse était l’amour de l’espace.
En appliquant ce raisonnement à l’actualité du Zeph, nous dirions que les pas de danse esquissés spontanément par le Capitaine étaient la manifestation de son amour pour l’espace marin.
Le cœur dansant, le Capitaine a hissé le génois, un quart d’heure après avoir quitté la marina :
Presque en même temps, le Zeph a commencé à se déhancher fortement :
Par moments, l’inclinaison de son bassin par rapport au plan horizontal avoisinait la vingtaine de degrés.
À l’arrière-plan de la photo, se voyaient encore distinctement les bateaux de la cité portuaire.
Très tôt donc, le Zeph, lui aussi, a commencé à danser.
Aucune contrariété ne venait embrumer la vision mentale du Capitaine, qui cherchait à exploiter au mieux les ressources offertes par Éole :
Très calme et très inspiré, le Capitaine s’improvisait chorégraphe en faisant entrer sur la piste des étoiles la grand’voile :
Techniquement, c’était la toute première entrée en scène de la nouvelle grand’voile.
Artistiquement, le génois venait d’avoir une partenaire. Maintenant, le pas de deux pouvait commencer !
Attentif et heureux, le chorégraphe réglait le déroulement des figures de danse exécutées par les deux voiles.
Par un sourire franc et radieux, le maître du ballet exprimait sa très grande satisfaction :
Se laissant porter par l’ivresse de la joie, le Zeph a accentué ses déhanchements :
La danse du Zeph n’était pas que jubilatoire : elle était aussi probatoire. En effet, grâce à elle, le Capitaine avait enfin la preuve que la quille tenait bon !
Heureux d’avoir la confirmation expérimentale de la solidité de sa constitution, le Zeph n’a pas cessé de danser jusqu’à la destination du jour, qui était Μύκονoς (transcription : Mykonos).
Voici le Capitaine en train d’amarrer le Zeph avec les pendilles du port municipal de Μύκονoς :
Cela signifiait-il que la danse avait cessé ou qu’elle était sur le point de cesser ?
Nullement !
La lumière du soleil couchant a dansé à travers le cristal qui contenait de la ρέτσινα (transcription : retsina) extrêmement fraîche :
Les papilles, quant à elles, ont fait maintes et maintes pirouettes à cause du porc à l’ananas qui était préparé à bord, pendant les cinq derniers miles nautiques :
Tout cela était très sympathique, très beau même. Mais il y avait mille fois plus beau encore, pour accueillir le Zeph dans l’un des endroits les plus mythiques de l’archipel cycladique. Regardez donc :
Un pas de deux ! Avec une grande grâce, qui témoignait d’une émouvante complicité entre les deux partenaires.
Le Capitaine venait de descendre sur le quai avec le tuyau d’eau pour dessaler le Zeph.
Avant que le Capitaine n’ait eu le temps de faire le branchement à la borne d’eau, une exquise créature, qui rappelait Fleur-de-Sel, est venue offrir ses câlins, qui ont fini par se métamorphoser en pas de danse.
Cette présence affectueuse qui nous faisait trop penser à Fleur-de-Sel, nous l’avons appelée Ébène de Μύκονoς.
Le balcon posé sur la mer entre Ερμούπολη et Μύκονoς, lors du Jeudi Saint, était le balcon de la danse.